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[ 20 février 2017 ] Imprimer

Droit du travail - relations individuelles

Faute inexcusable de l’employeur : l’absence de réparation intégrale du préjudice n’est pas contraire à la Convention européenne des droits de l’homme

Mots-clefs : Accidents du travail et maladies professionnelles, Réparation intégrale du préjudice, Convention européenne des droits de l’homme

Les salariés victimes d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle causée par la faute de leur employeur et les individus victimes de dommages corporels ou d’atteintes à la santé causés par la faute d’une personne qui n’est pas leur employeur ne se trouvent pas dans des situations analogues ou comparables.

Par son arrêt Saumier contre France, la Cour européenne des droits de l’homme valide le régime français d’indemnisation des accidents du travail et maladies professionnelles, au regard l’article 14 de la Convention (interdiction de la discrimination) en combinaison avec l’article 1er du premier protocole additionnel (protection de la propriété). La réparation non intégrale du préjudice qui peut résulter de ce régime spécifique d’indemnisation n’est pas jugée inégalitaire par la Cour, dans la mesure où la situation d’une victime prise en charge par ce régime n’est pas comparable avec celle d’une victime d’un dommage corporel relevant du droit commun de la responsabilité. En somme, conclut la Cour, il s’agit de l’application de régimes juridiques distincts à des personnes qui se trouvent dans des situations distinctes.

En l’espèce, la différence entre l’indemnisation obtenue par une victime de maladie professionnelle et son préjudice intégral était importante. Cette victime, atteinte d’une maladie de Parkison gravement handicapante depuis son exposition à un agent chimique dangereux, demandait 1, 2 millions d’euros en plus de la majoration de sa rente d’incapacité permanente. La faute inexcusable de l’employeur étant reconnue, la rente est fixée à 13 000 euros annuel. Mais l’indemnisation au titre des préjudices complémentaires est limitée à 745 000 € par le tribunal des affaires de sécurité sociale puis à 90 000 € environ par la cour d’appel. Certes, l’article L. 452-3 du Code de la sécurité sociale permet à la victime d’obtenir, en plus de la majoration de sa rente, la réparation « du préjudice causé par les souffrances physiques et morales par elle endurées, de ses préjudices esthétiques et d’agrément ainsi que celle du préjudice résultant de la perte ou de la diminution de ses possibilités de promotion professionnelle », et l’on sait depuis la décision du Conseil constitutionnel du 18 juin 2010 (n° 2010-8 QPC), que cette liste n’est pas limitative. Cependant, de jurisprudence constante, seuls les dommages n’ayant donné lieu à aucune indemnisation, même forfaitaire ou plafonnée, peuvent faire l’objet d’une réparation en cas de faute inexcusable de l’employeur. En l’espèce, la Cour exclut ainsi l’indemnisation à titre complémentaire de l’incidence professionnelle et des frais relatifs à l’assistance d’une tierce personne permanente – tous deux étant couverts par les prestations de sécurité sociale dont la rente d’incapacité permanente. Le pourvoi de la victime est rejeté par la Cour de cassation, la Cour d’appel n’ayant fait que suivre sa jurisprudence constante sur ce point (Civ. 2e, 28 mai 2014, n° 13-18.509). 

Faute d’avoir pu obtenir une réparation intégrale de son préjudice devant les juridictions françaises, malgré la démonstration de la faute inexcusable de son employeur, la requérante se plaint d’avoir été victime d’une inégalité de traitement en comparaison avec la situation des victimes de dommages corporels relevant du droit commun de la responsabilité civile. Compte tenu de son droit à réparation, la victime peut se prévaloir, selon la Cour, d’une « valeur patrimoniale » constitutive d’un bien, au sens de l’article 1er du Protocole n° 1. Son action, fondée sur ce texte en combinaison avec l’article 14 de la Convention est donc jugée recevable. La Cour constate ensuite que le régime de responsabilité pour faute de droit commun permet à la victime de la faute d’obtenir la réparation intégrale de son préjudice alors que la requérante, dont la maladie a été causée par une faute de son employeur, n’a pu obtenir réparation intégrale du préjudice lié à cette maladie. Elle estime toutefois que les salariés victimes d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle causée par la faute de leur employeur et les individus victimes de dommages corporels ou d’atteintes à la santé causés par la faute d’une personne qui n’est pas leur employeur ne se trouvent pas dans des situations analogues ou comparables. 

Les grandes différences qui séparent le régime de droit commun et le régime spécifique prévu par le Code de la sécurité sociale ont été essentielles aux yeux de la Cour européenne des droits de l’homme. Dans le point 61 de son arrêt, elle relève ainsi que, pour beaucoup de victimes d’accidents du travail ou de maladie professionnelle, l’indemnisation ne suppose pas la preuve d’une faute ni d’un lien de causalité entre la faute et le dommage. La victime n’a pas non plus à agir devant un juge, et au final, le régime spécifique repose sur « la solidarité et l’automaticité ». La victime, dans son argumentation, relève cependant que la comparaison doit s’établir non pas entre les deux régimes – droit commun et droit de la sécurité sociale, mais bien plutôt entre régime de la responsabilité pour faute et régime de responsabilité de l’employeur en cas de faute inexcusable. Mais en réponse, la Cour estime que «  pour ce qui est spécifiquement de la réparation du préjudice du salarié à raison de la faute inexcusable de l’employeur, il faut relever qu’elle vient en complément de dédommagements automatiquement perçus par le premier, ce qui singularise là aussi sa situation par rapport à la situation de droit commun ». 

« Si l'on commence de tout comparer, on est perdu ! » : la Cour européenne des droits de l’homme a peut être suivi cet avertissement formulé par Jean-Jacques Dupeyroux. Mais l’on ne peut s’empêcher de penser qu’en réalité la Cour a bien procédé à la comparaison des régimes de responsabilité en question. Plutôt que de constater objectivement la différence de situation entre victimes d’un préjudice lié au travail et victimes d’un préjudice non professionnel, elle paraît plutôt estimer que, globalement, le régime spécifique prévu pour les premières n’est pas plus défavorable que celui dont relèvent les secondes. Reste que, en l’espèce, la victime subit une limitation drastique de son indemnisation dont on peut penser qu’elle la plonge, elle et son entourage, dans une situation difficile. 

CEDH 12 janvier 2017, Saumier c/ France, n° 74734/14

Références

■ Convention européenne des droits de l’homme

Article 14

« Interdiction de discrimination. La jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l'origine nationale ou sociale, l'appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

■ Premier protocole additionnel

Article 1er

« Protection de la propriété. Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international. 

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes. »

■ Civ. 2e, 28 mai 2014, n° 13-18.509, D. 2014. 2362, obs. M. Bacache, A. Guégan-Lécuyer et S. Porchy-Simon.

■ Cons. const. 18 juin 2010, Épx. L., n° 2010-8 QPC, AJDA 2010. 1232 ; D. 2010. 1634 ; ibid. 2011. 35, obs. P. Brun et O. Gout; Dr. soc. 2011. 1208, note X. Prétot ; RDT 2011. 186, obs. G. Pignarre ; RDSS 2011. 76, note S. Brimo ; Constitutions 2010. 413, obs. C. Radé.

■ J.-J. Dupeyroux, Centenaire de la loi du 9 avril 1898 sur les accidents du travail et les maladies professionnelles, Un deal en béton ?, Dr. soc. 1998. 631.

 

Auteur :B. G.


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