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[ 22 novembre 2016 ] Imprimer

Droit pénal général

Journaliste infiltrée au Front national : des poursuites pour escroquerie constitueraient une atteinte disproportionnée à la liberté d’informer

Mots-clefs : Liberté d’expression, Journaliste, Front national, Escroquerie, Infraction, Élément moral, Élément matériel, Droit pénal, Droit européen

Eu égard au rôle des journalistes dans une société démocratique, l’incrimination des agissements en cause, consistant à avoir infiltré un parti politique, constituerait une ingérence disproportionnée dans l’exercice de la liberté d’expression.

En 2011, une journaliste indépendante fit usage d’un faux nom et d’une fausse qualité, confortés par la création de faux profils sur Facebook et sur le site « Copains d’avant », avant d’adhérer à la fédération des Hauts-de-Seine du « Front national ». Cette adhésion lui permit d’obtenir des documents internes et des informations qu’elle utilisa pour écrire un ouvrage intitulé « Bienvenue au Front, journal d’une infiltrée ». L’association Front national porta plainte avec constitution de partie civile à son encontre pour escroquerie, mais le juge d’instruction rendit une ordonnance de non-lieu. Sur l’appel de la partie civile, la chambre de l’instruction confirma le non-lieu aux motifs propres et adoptés que la journaliste, dont il n’apparaît pas qu’elle ait cherché à nuire au Front national, avait eu pour seul objectif d’informer et avertir ses futurs lecteurs en rapportant des propos tenus au cours de débats ou d’échanges informels, dans le but de mieux faire connaître l’idéologie de ce parti.

Par un arrêt FS-P+B+I du 26 octobre 2016, la chambre criminelle rejette le pourvoi formé par le Front national. La Haute Cour énonce que « si c’est à tort que la chambre de l’instruction [a] ret[enu] que l’élément moral de l’escroquerie s’appréci[ait] au regard du but poursuivi par l’auteur présumé des faits », son arrêt, néanmoins, n’encourt pas la censure « dès lors qu’il se déduit de ses énonciations que les agissements dénoncés se sont inscrits dans le cadre d’une enquête sérieuse, destinée à nourrir un débat d’intérêt général sur le fonctionnement d’un mouvement politique, de sorte que, eu égard au rôle des journalistes dans une société démocratique et compte tenu de la nature des agissements en cause, leur incrimination constituerait, en l’espèce, une ingérence disproportionnée dans l’exercice de la liberté d’expression ». 

L’escroquerie est une appropriation astucieuse qui correspond au « fait, soit par l’usage d’un faux nom ou d’une fausse qualité, soit par l’abus d’une qualité vraie, soit par l’emploi de manœuvres frauduleuses, de tromper une personne physique ou morale et de la déterminer ainsi, à son préjudice ou au préjudice d’un tiers, à remettre des fonds, des valeurs ou un bien quelconque, à fournir un service ou à consentir un acte opérant obligation ou décharge » (C. pén., art. 313-1). L’infraction, punie de cinq ans d’emprisonnement et de 375000 euros d’amende, suppose donc que l’agent recoure à une tromperie en vue d’atteindre un résultat déterminé. En outre, l’élément moral est constitué d’un dol général (la conscience de tromper autrui) et d’un dol spécial (la volonté d’induire la victime en erreur pour déterminer la remise).

La tromperie était ici caractérisée par l’usage d’un faux nom et de fausses qualités (la journaliste ayant utilisé les nom et prénom de sa grand-mère et fait état d’une fausse profession). Elle a bien créé une fausse croyance dans l’esprit de la victime et entraîné la « remise » de « matériaux » sous une forme intellectuelle, en particulier de propos et confidences. Sur l’élément moral, la chambre de l’instruction avait estimé les charges insuffisantes, au motif que les circonstances de l’espèce étaient révélatrices de la « bonne foi » de la journaliste, animée du seul souci d’informer.

Dans son arrêt, la chambre criminelle rappelle que le but poursuivi par l’auteur présumé (autrement dit, son mobile) est indifférent au regard de la caractérisation de l’élément moral de l’infraction. Cependant elle juge, comme le ferait la Cour européenne des droits de l’homme sur le fondement de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, que l’incrimination des faits, dans les circonstances particulières de l’espèce, porterait une atteinte disproportionnée à la liberté d’informer.

A cet égard, on rappellera que la liberté d’expression est, dans le système de la Convention, une liberté essentielle qui oblige doublement l’État : négativement, celui-ci ne doit pas l’entraver, et positivement, il doit en assurer l’exercice effectif et concret (V. not. J.-F. Renucci, Droit européen des droits de l’homme, n° 174). Quant à la liberté d’information en particulier, la Cour européenne reconnaît l’importance considérable de la liberté de la presse et son rôle de « chien de garde de la démocratie » (V. not. CEDH, gr. ch., 26 nov. 1991, Observer et Guardian c/ Royaume-Uni, no 13585/88, § 59). Les médias sont tenus de communiquer des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt général dans le respect de leurs devoirs et de leurs responsabilités. Quand les droits d’autrui sont en jeu et qu’existe alors un conflit de droits, la Cour n’empêche pas la condamnation de journalistes, mais elle veille à ce que les sanctions encourues et/ou prononcées ne soient pas trop sévères pour ne pas dissuader la presse de jouer pleinement son rôle. D’une façon générale, elle estime que la sanction des abus commis en matière de liberté d’expression ne doit pas prendre la forme d’une condamnation « propre à décourager la libre discussion de sujets d’intérêt général » (CEDH, 25 juin 1992, Thorgeir Thorgeirson c/ Islande, no 13778/88, § 68). C’est dans un esprit comparable que la Cour de cassation, en l’espèce, a préféré privilégier la liberté d’expression dès lors que la journaliste avait fourni des informations fiables et précises pour alimenter un débat d’intérêt général.

Crim. 26 oct. 2016, n° 15-83.774

Références

■ Rép. pén. Dalloz, vo Escroquerie, par C. Mascala, spéc. nos 176 s.

■ J.-F. Renucci, Droit européen des droits de l’homme, LGDJ/Lextenso, 6e éd., 2015, nos 173 s.

■ CEDH, gr. ch., 26 nov. 1991, Observer et Guardian c/ Royaume-Uni, no 13585/88, § 59, AJDA 1992. 15, chron. J.-F. Flauss ; RFDA 1992. 510, chron. V. Berger, C. Giakoumopoulos, H. Labayle et F. Sudre ; RSC 1992. 370, obs. L.-E. Pettiti.

■ CEDH, 25 juin 1992, Thorgeir Thorgeirson c/ Islande, no 13778/88, A-239, § 68, AJDA 1993. 105, chron. J.-F. Flauss ; RFDA 1993. 963, chron. V. Berger, C. Giakoumopoulos, H. Labayle et F. Sudre.

 

Auteur :S. L.


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