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[ 18 novembre 2016 ] Imprimer

Droit de la responsabilité civile

L'intransmissibilité de la perte d'espérance de vie de la victime

Mots-clefs : Responsabilité civile, Préjudice, Perte de chance de vivre, Réparabilité (non), Transmissibilité (non)

Aucun préjudice résultant de son propre décès n'a pu naître, du vivant de la victime, dans son patrimoine et être ainsi transmis à ses héritiers.

Après que son épouse eut été tuée de plusieurs coups de couteau sur son lieu de travail, son époux et son fils, agissant tant en leur nom personnel qu'en leur qualité d'ayants droit de la victime, avaient demandé la réparation de différents préjudices, notamment ceux tirés du pretium doloris et de la perte de chance de survie de la victime. Pour minorer le montant de l’indemnisation demandée, la cour d’appel refusa de réparer le préjudice prétendument né d'une perte de chance de vie en affirmant que le droit de vivre jusqu'à un âge déterminé n'est pas suffisamment certain au regard des aléas innombrables de la vie quotidienne et des fluctuations de l'état de santé de toute personne pour être tenu pour un droit acquis entré dans le patrimoine de la victime de son vivant, et comme tel transmissible à ses héritiers, lorsque survient l'événement qui emporte le décès. 

Le pourvoi défendait au contraire la « perte de chance de vie » ; selon l'espérance de vie moyenne, la victime aurait eu encore devant elle de longues années à vivre lorsque le drame est venu mettre fin à son existence. La Cour de cassation, plutôt que de se placer du point de vue de la légitimité de la demande, un terrain par nature subjectif, en reste à une analyse purement objective. L’époux et le fils agissant en tant qu'ayant droit ne peuvent demander réparation que d'un préjudice effectivement subi par la victime. Ce droit doit être né dans son patrimoine pour se transmettre à ses héritiers. Or, reprenant le raisonnement de la cour d'appel, la Cour de cassation juge que la perte de chance de vie, dès lors que celle-ci est par nature incertaine dans sa durée, ne fait, en elle-même, naître aucun droit à réparation dans le patrimoine de la victime et qu’en conséquence, seul est indemnisable le préjudice résultant de la souffrance morale liée à la conscience de sa mort prochaine. Autrement dit, si la vie est incontestablement une chance, elle a néanmoins un terme qui demeure incertain. 

De manière très classique, la réalisation de l'événement heureux (vivre jusqu'au terme de son existence d'un point de vue statistique), dont a été privée la victime, n'est pas suffisamment certain pour emporter une réparation. Dans une hypothèse proche de celle rapportée, la Cour de cassation avait également approuvé une cour d’appel d’avoir indemnisé le seul préjudice subi par la victime entre l'accident et son décès du fait de ses blessures et de l'angoisse d'une mort imminente mais écarté la demande au titre de son décès prématuré, ses héritiers ne pouvant prétendre, au titre de leur action successorale, à la réparation du préjudice consistant dans la perte de chance de vie de la victime (Crim. 26 mars 2013, n° 12-82.600). 

Une nouvelle fois, l’intransmissibilité de la perte de chance de vie est justifiée par l’éventualité de la chance perdue. On sait que l'élément de préjudice constitué par la perte d'une chance, juridiquement distinct du préjudice final, est réparable « dès lors qu'est constatée la disparition par l'effet d'un délit de la probabilité d'un événement favorable » (Crim. 6 juin 1990, n° 89-83.703. Crim. 4 déc. 1996, n° 93-81.163), même lorsque la chance perdue n'est que faible (Civ. 1re, 16 janv. 2013, n° 12-14.439). Mais encore faut-il que le fait imputé au défendeur qui, par hypothèse, n’a fait disparaître qu'une probabilité, l'ait anéantie de façon certaine. Or, si l'on peut concevoir qu'en matière médicale, la jurisprudence indemnise, à la suite d'une faute imputée au médecin, la perte de chance de survie ou de guérison du patient dès lors que le demandeur apporte bien la preuve que le fait imputé au défendeur anéantit une chance réelle en cours d’obtention, il en va différemment lorsque, comme en l'espèce, où il était d'ailleurs question de perte de chance de vie et non pas de survie, la victime n'avait pas déjà, à proprement parler, tenté sa chance au moment où survient l'événement qui l'empêcha définitivement de la saisir. 

Dès lors que la victime n’était pas « dès ce moment, en mesure de profiter de l'espoir perdu ou sur le point de pouvoir le faire » (G. Viney et P. Jourdain, Les conditions de la responsabilité, LGDJ, coll. Traité de droit civil, n° 283, p. 102), la réparation « des espérances purement éventuelles qui ne sont pas fondées sur des faits d'ores et déjà acquis au moment de la survenance de l'événement » (ibid.), doit être exclue. C'est bien ce que décide l'arrêt qui relève que « le droit de vivre jusqu'à un âge statistiquement déterminé n'est pas suffisamment certain au regard des aléas innombrables de la vie quotidienne et des fluctuations de l'état de santé de toute personne ». En outre, la perte de chance de vie ne semble pas pouvoir constituer, de façon autonome, un préjudice réparable : le préjudice n'existe en réalité qu'à travers les souffrances morales provoquées par la conscience de la réduction de l'espérance de vie (Crim. 23 oct. 2012, n° 11-83.770). Enfin, à supposer le préjudice certain, encore aurait-il fallu que la créance de réparation puisse naître dans le patrimoine de la victime pour être transmissible à ses héritiers, le principe de la transmission de la créance, quels que soient les chefs de préjudice en cause, étant, lui, parfaitement acquis (Cass. ch. mixte, 30 avr. 1976, n° 73-93.014). Or précisément, en l'espèce, la transmissibilité de la créance du chef de la perte de chance de vie était rendue impossible par la date de naissance de celle-ci, fixée à la mort de la victime et non du vivant de celle-ci.

Civ. 2e, 20 oct. 2016, n° 14-28.866

Références

■ Crim. 26 mars 2013, n° 12-82.600 P, D. 2013. 1064 ; ibid. 1993, obs. J. Pradel ; ibid. 2658, obs. M. Bacache, A. Guégan-Lécuyer et S. Porchy-Simon ; ibid. 2014. 47, obs. P. Brun et O. Gout ; RTD civ. 2013. 614, obs. P. Jourdain.

■ Crim. 6 juin 1990, n° 89-83.703 P, RTD civ. 1991. 121, obs. P. Jourdain ; ibid. 1992. 109, obs. P. Jourdain.

■ Crim. 4 déc. 1996, n° 93-81.163.

■ Civ. 1re, 16 janv. 2013, n° 12-14.439 P, D. 2013. 619, obs. I. Gallmeister, note M. Bacache ; ibid. 2014. 47, obs. P. Brun et O. Gout ; ibid. 169, obs. T. Wickers ; D. avocats 2013. 196, note M. Mahy-Ma-Somga et J. Jeannin ; RTD civ. 2013. 380, obs. P. Jourdain.

■ Crim. 23 oct. 2012, n° 11-83.770 P, D. 2012. 2659 ; ibid. 2013. 1993, obs. J. Pradel ; ibid. 2658, obs. M. Bacache, A. Guégan-Lécuyer et S. Porchy-Simon ; ibid. 2014. 47, obs. P. Brun et O. Gout ; AJ pénal 2012. 657, obs. P. de Combles de Nayves ; RTD civ. 2013. 125, obs. P. Jourdain.

■ Cass. ch. mixte, 30 avr. 1976, n° 73-93.014 P, D. 1977. 185, note Contamine-Raynaud.

 

Auteur :M. H.


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