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[ 13 mai 2020 ] Imprimer

Droit des obligations

Réparation de la perte de chance : une question d’attitude

Le demandeur à une action en responsabilité civile ne peut obtenir réparation d’un préjudice qu’il a volontairement provoqué.

Le notaire qui s’est abstenu d’informer et de conseiller son client en vue de la régularisation d’une promesse unilatérale de vente immobilière n’engage cependant pas sa responsabilité lorsque l’échec de la vente est en fait imputable à l’attitude de son client, le promettant qui, ayant lui-même provoqué le dommage qu’il subit, ne peut en conséquence en demander réparation. Tel est le rappel de ce principe jurisprudentiel duquel procède la décision rapportée.

A l’effet de créer une zone d'aménagement concerté (ci-après ZAC), deux sociétés avaient, par actes notariés, conclu la vente d’un fonds moyennant un prix convenu, ainsi qu’ une promesse unilatérale de vente portant sur divers terrains, sans indemnité d’immobilisation mais à un prix déterminé, assorti d’un terme de régularisation de la vente, et sous la condition suspensive de l’obtention d’un arrêté de lotir ou d’un arrêté de ZAC et de la désignation de la société bénéficiaire en qualité d’aménageur de la zone. Quatre ans plus tard, ayant depuis acquis cette qualité, la bénéficiaire de la promesse avait à ce titre, et compte tenu des divers recours qu’elle avait engagés contre plusieurs décisions administratives, demandé à la promettante le report de l’échéance de la promesse à la date de résolution des contentieux en cours. Cette dernière s’y était opposée, la promesse devant expirer cinq mois après que la bénéficiaire en eut demandé le report.

La vente n’ayant donc finalement pas abouti, l’auteure de la promesse assigna en responsabilité le notaire qui avait été chargé de l’instrumenter. Celui-ci fut condamné en appel à réparer le préjudice causé à sa cliente consistant en la perte de chance de vendre les terrains promis à des conditions plus avantageuses en raison de son défaut d'information sur les risques de la non-réalisation de la promesse et de son absence de conseil concernant les « options favorables » à la réalisation de la vente.

Le notaire forma un pourvoi en cassation au moyen que l’échec de la vente projetée était imputable à sa cliente qui, en s’étant prévalu de la nullité de la promesse et en ayant refusé à sa bénéficiaire toute prorogation du délai de levée d’option, avait elle-même provoqué l’insuccès de l’opération immobilière envisagée, cette attitude étant de nature à exclure son droit à réparation.

Acquise à la thèse du pourvoi, la Cour de cassation casse l’arrêt d’appel : sans se prononcer sur un éventuel manquement du notaire à son obligation d’information et de conseil, ni même nier l’existence du préjudice effectivement subi par l’auteure de la promesse résultant du défaut d’aboutissement de l’opération, la Haute juridiction exclut néanmoins son droit à réparation au motif, calqué sur le moyen du pourvoi, qu’en ayant opposé la nullité de la promesse de vente à sa bénéficiaire à laquelle elle avait en outre refusé toute prorogation de délai pour lever l'option, celui-ci avait ainsi provoqué volontairement son préjudice, ce qui devait conduire à le priver de son droit à indemnisation.

Le principe de la réparation d’une perte de chance étant acquis, seules les conditions de son obtention, déterminées par les juges et dont certaines sont en l’espèce rappelées, méritent quelques observations. D’une part, la perte de chance ne constitue un préjudice réparable que si la chance perdue était sérieuse et non simplement hypothétique : pour être indemnisable, la perte de chance doit s’analyser comme la disparition certaine de la probabilité de survenance d’un événement favorable quoique, « par définition, la réalisation d’une chance ne soit jamais certaine » (Crim. 18 mars 1975, n° 74-92.118). Ainsi, selon la formule jurisprudentielle désormais consacrée, « seule constitue une perte de chance réparable la disparition actuelle et certaine d’une éventualité favorable » (v. notam. Civ 1re, 21 nov. 2006, n° 05-15.674). C’est sur cette règle pourtant restrictive que la cour d’appel, sur ce point approuvée par la Haute cour, s’était appuyée pour condamner le notaire à indemniser sa cliente pour la chance jugée certaine qu’il lui avait fait perdre de ne pas avoir pu contracter à des conditions plus avantageuses. Sous cet angle, le préjudice né de la perte de chance aurait donc dû être réparé. La première chambre civile s’y est pourtant refusée, en considération d’une autre condition à la réparation d’un tel dommage, plus rarement illustrée : « la perte de chance ne peut dépendre que d’un événement futur et incertain dont la réalisation ne peut résulter de l’attitude de la victime » (Civ 1re, 2 oct. 1984, n° 83-14.595). En effet, dans cette hypothèse, le pouvoir d’action conservé par la victime sur la réalisation de l’événement fait disparaître l’idée d’éventualité inhérente à la notion de perte de chance. Plus simplement, si la chance n’a pas été saisie, cela revient à dire qu’elle n’a pas été vraiment perdue. 

Ainsi, pour qu’une perte de chance puisse être indemnisable, encore faut-il que la victime n’ait pu remédier adéquatement à l’impossibilité de survenance de l’événement favorable escompté. Si comme en l’espèce, elle conservait un pouvoir d’agir en faveur de sa réalisation, il n’est pas possible de constater « l'interruption du processus de chance » (C. Ruellan, La perte de chance en droit privé : RRJ 1999, p. 740, n° 26) caractéristique de ce type de préjudice. Par exemple, il n’y a pas de perte de chance réparable de passer un concours d’entrée dans un établissement d’enseignement dès lors que les prétendues victimes n’ont pas usé de la faculté qui leur était offerte de s’y présenter trois fois (Civ. 2e, 24 juin 1999, n° 97-13.408) ; dans le même sens, un plaideur n’a pas perdu une chance d’obtenir la cassation d’un arrêt, quoique son avocat n’ait pas effectué les formalités dans les délais, dès lors qu’à la date où le client s’est rendu compte de cette inertie, il disposait encore de la possibilité de se pourvoir contre la décision litigieuse en raison de la signification, également tardive, de celle-ci (Civ 1re, 21 nov. 2006, n° 05-15.674). Aussi bien, en matière précontractuelle, le promettant qui a agi en sorte de faire échouer la vente ne peut ensuite raisonnablement soutenir la chance perdue par la faute de son notaire que celle-ci n’ait pas abouti.

Civ. 1re, 11 mars 2020, n° 18-25.994

 

Auteur :Merryl Hervieu


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