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[ 17 octobre 2017 ] Imprimer

Droit des obligations

Rupture d’une relation commerciale établie : nature de l’action en responsabilité

Mots-clefs : Action indemnitaire, Relation commerciale, Rupture brutale, Nature de l’action, Compétence juridictionnelle

L’action indemnitaire fondée sur une rupture brutale de relations commerciales établies ne relève pas de la matière délictuelle ou quasi délictuelle au sens du règlement « Bruxelles I » s'il existait, entre les parties, une relation contractuelle tacite.

L'action fondée sur la rupture brutale d'une relation commerciale établie engagée par une société de droit français contre une société de droit belge, l'une et l'autre liées par un « accord » de distribution, est-elle délictuelle ou contractuelle au sens du règlement « Bruxelles I » et partant relève-t-elle de la compétence du juge français ou des juridictions belges ? C'est cette question de compétence juridictionnelle, sous-tendant celle de la nature contractuelle ou délictuelle d’une relation commerciale « établie », que la chambre commerciale devait, en l’espèce, résoudre.

En relation d’affaires depuis sept ans, la société française, victime de la rupture unilatéralement décidée par la société belge, avait assigné celle-ci devant le tribunal de commerce de Paris en réparation de son préjudice sur le fondement de l’article L. 442-6, 5° du Code de commerce. La société belge avait soulevé une exception d’incompétence, que la cour d’appel admit en raison de la relation contractuelle ayant lié les deux sociétés. En effet, selon l’article 5, point 1, sous b) du règlement (CE) n° 44/2001 du Conseil du 22 décembre 2000 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale, tel qu'interprété par la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE 14 juill. 2016, Granolo SpA c/ Ambroisi Emmi France SA, n° C-196/15), des relations commerciales, établies de longue date, doivent être qualifiées de « contrat de vente de marchandises » si l'obligation caractéristique du contrat en cause est la livraison d'un bien, ce qu'il appartient à la juridiction du fond de déterminer et que la cour d’appel a, en l’espèce, caractérisé. La caractérisation de cette relation contractuelle étant décisive de la compétence juridictionnelle car elle conduit à rendre incompétent le juge français au profit du juge belge, le lieu de livraison des marchandises, objets du contrat, en l’occurrence la Belgique, déterminant la loi applicable au litige relatif à la rupture brutale ; la demande devait donc bien être portée, selon la cour d’appel, devant une juridiction belge. 

La société française forma un pourvoi en cassation pour défendre au contraire la compétence du juge français, dès lors que son action était fondée sur la rupture brutale d'une relation commerciale établie et non sur la rupture d'un contrat et dans la mesure où une action indemnitaire pour rupture brutale d'une relation commerciale établie est par principe, à tout le moins lorsque les relations ne sont pas régies par un contrat-cadre, de nature délictuelle, tant en droit français qu'en droit de l'Union européenne. Son pourvoi est rejeté par la Haute cour au motif qu'aux termes de l'article 7, point 2, du règlement (UE) n° 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2012 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale, tel qu'interprété par la Cour de justice de l'Union européenne dans l’arrêt précité, une action indemnitaire fondée sur une rupture brutale de relations commerciales établies de longue date ne relève pas de la matière délictuelle ou quasi délictuelle, au sens de ce règlement, s'il existait, entre les parties, une relation contractuelle tacite reposant sur un faisceau d'éléments concordants, parmi lesquels sont susceptibles de figurer, notamment, l'existence de relations commerciales établies de longue date, la bonne foi entre les parties, la régularité des transactions et leur évolution dans le temps exprimée en quantité et en valeur, les éventuels accords sur les prix facturés et/ou sur les rabais accordés, ainsi que la correspondance échangée, ensemble d’éléments que la cour d’appel a pu caractériser, faisant ressortir l'existence d'une relation contractuelle tacite la conduisant à retenir que l'action relevait donc également de la matière contractuelle et, les marchandises étant livrées en Belgique, déclarer le tribunal de commerce de Paris incompétent. 

L'article 5, point 3, du règlement (CE) n° 44/2001 du Conseil du 22 décembre 2000 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale, doit être interprété, depuis l’arrêt préjudiciel en interprétation rendu en 2016 par la Cour de justice, en ce sens qu'une action indemnitaire fondée sur une rupture brutale de relations commerciales établies de longue date ne relève pas de la matière délictuelle ou quasi délictuelle s'il existait, entre les parties, une relation contractuelle tacite, ce qu'il revient aux juridictions nationales du fond de vérifier. La démonstration visant à établir l'existence d'une telle relation contractuelle tacite doit reposer sur un faisceau d'éléments concordants, parmi lesquels sont susceptibles de figurer notamment l'existence de relations commerciales établies de longue date, la bonne foi entre les parties, la régularité des transactions et leur évolution dans le temps exprimée en quantité et en valeur, les éventuels accords sur les prix facturés et/ou sur les rabais accordés, ainsi que la correspondance échangée. Ainsi la qualification délictuelle de l’action traditionnellement consacrée en droit français se trouve-t-elle contestée, dépassée. Si en droit français, la rupture brutale d’une relation commerciale établie, sans préavis écrit, engage par principe la responsabilité délictuelle de son auteur, il n’en demeure pas moins que selon la jurisprudence constante de la CJUE, la notion de « matière contractuelle » doit être interprétée de manière autonome en se référant aux systèmes et aux objectifs de la convention, en vue d’assurer l’application uniforme de celle-ci dans tous les États contractants. Cette notion ne saurait, dès lors, être comprise comme renvoyant à la qualification que la loi nationale applicable donne au rapport juridique en cause devant la juridiction nationale. Or selon la CJUE, la matière délictuelle a nécessairement un caractère résiduel. Dit autrement, le maniement de la « notion autonome » de droit européen peut mettre à mal les certitudes nationales, ce qui avait déjà été le cas en matière de concurrence déloyale (en ce sens CJUE 13 mars 2014, Brogsittern° C-548/12). En décidant, conformément à la position de la Cour de justice, qu’une action indemnitaire fondée sur une rupture brutale de relations commerciales établies de longue date, telle que celle en cause dans l'affaire rapportée, ne relève pas de la matière délictuelle ou quasi délictuelle au sens du règlement « Bruxelles I » s'il existait, entre les parties, une relation contractuelle tacite, le juge national écarte donc la nature nécessairement délictuelle de l’action en relayant cette formule tout aussi spécifique qu’énigmatique de « relation contractuelle tacite » (sur ce point, v. Procédures n° 12, déc. 2016, comm. 361C. Nourissat), que la motivation de l'arrêt permet toutefois d’éclaircir : une telle relation tacite ne se présume pas ; elle doit pouvoir être démontrée, ce qui suppose de réunir « un faisceau d'éléments concordants, parmi lesquels sont susceptibles de figurer notamment l'existence de relations commerciales établies de longue date, la bonne foi entre les parties, la régularité des transactions et leur évolution dans le temps exprimée en quantité et en valeur, les éventuels accords sur les prix facturés et/ou sur les rabais accordés, ainsi que la correspondance échangée ». Ainsi doit-on comprendre que c'est au regard d'une telle appréciation globale qu'il appartient au juge de vérifier l'existence d'un tel faisceau d'éléments concordants pour décider si, même en l'absence d'un contrat écrit, il existe, entre ces parties, une « relation contractuelle tacite ». Or en l’espèce, la cour d’appel avait très justement déduit des factures échangées, des transactions et des clauses des conditions générales stipulées entre les parties dont l'arrêt fait mention une relation d’une telle nature, impliquant de retenir la compétence des juridictions belges, un litige relevant de la matière contractuelle devant être tranché, selon l’article 5. 1, b) du règlement européen, pour la vente de marchandises, dans le lieu de l’État membre où, en vertu du contrat, les marchandises ont été ou auraient dû être livrées. 

Com. 20 sept.2017, n° 16-14.812

Références

■ CJUE 14 juill. 2016, Granolo SpA c/ Ambroisi Emmi France SA, n° C-196/15 : D. 2016. 1575 ; ibid. 2025, obs. L. d'Avout et S. Bollée ; ibid. 2017. 881, obs. D. Ferrier ; ibid. 1011, obs. H. Gaudemet-Tallon et F. Jault-Seseke ; AJ Contrat 2016. 442, obs. I. Luc ; Rev. crit. DIP 2016. 703, note F.-X. Licari ; RTD civ. 2016. 814, obs. L. Usunier ; ibid. 837, obs. H. Barbier ; RTD com. 2017. 231, obs. A. Marmisse-d'Abbadie d'Arrast.

■ CJUE 13 mars 2014, Brogsitter, n° C-548/12 : D. 2014. 1059, obs. H. Gaudemet-Tallon et F. Jault-Seseke ; ibid. 1967, obs. L. d'Avout et S. Bollée ; Rev. crit. DIP 2014. 863, note B. Haftel ; RTD com. 2014. 446, obs. A. Marmisse-d'Abbadie d'Arrast.

 

Auteur :M. H.


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