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[ 10 février 2020 ] Imprimer

Droit de la responsabilité civile

Trouble anormal du voisinage : confirmation de la nature personnelle de l’action

L’action engagée sur le fondement des troubles anormaux du voisinage constitue une action en responsabilité extracontractuelle et non une action immobilière réelle, soumise en conséquence à la prescription applicable aux actions personnelles.

Une société civile immobilière avait fait édifier des logements après la démolition d’anciens bâtiments. Lors de l’exécution de cette opération de construction, des désordres avaient été occasionnés aux propriétés voisines du fait d’une décompression de terrain. Les propriétaires de l’un des fonds voisins avaient alors sollicité du maître d’œuvre et des différents professionnels ayant participé à la réalisation de cette opération de construction une indemnisation fondée sur la théorie des troubles anormaux du voisinage. La cour d’appel déclara leur action irrecevable comme prescrite en application du délai décennal prévu par l’ancien article 2270-1 du Code civil relatif à la prescription des actions en responsabilité civile extracontractuelle, en conséquence du refus des juges du fond de retenir la nature réelle de l’action fondée sur le trouble anormal du voisinage et d’appliquer son délai trentenaire de prescription, refus conjugué à celui d’accueillir le droit d’agir des propriétaires sur le fondement de la responsabilité décennale des constructeurs, dont le délai particulier prévu en matière de construction n’est pas applicable aux tiers à l’opération de construction. À l’appui de leur pourvoi en cassation, les propriétaires victimes soutenaient, d’une part, le caractère réel de l’action en réparation des troubles anormaux du voisinage lorsqu’il peut être déduit, comme en l’espèce, de la nature réelle du trouble invoqué, et que cette action tend à la réparation de désordres immobiliers ; ils invoquaient, d’autre part, le bénéfice de la garantie décennale dont sont tenus les constructeurs et dont le point de départ, fixé à la date de réception des travaux, empêchait de considérer que sur ce fondement, le délai de recours était expiré et leur action  prescrite. La Cour de cassation rejette le pourvoi.

Dans le cadre de travaux de construction, l’action en garantie décennale prévu par l’article 1792-4-3 du Code civil, dont l’engagement est réservée au maître de l’ouvrage, prive en effet les tiers à l’opération de construction de la possibilité de solliciter cette garantie sur le fondement d’un trouble anormal du voisinage. Aussi la cour d’appel a-t-elle retenu à bon droit que l’action en responsabilité engagée sur ce fondement ne constitue pas une action réelle immobilière mais bien une action en responsabilité extracontractuelle, dont le délai de prescription réduit à 5 ans par la loi du 17 juin 2008 était de 10 ans, de sorte que l’action engagée sur ce fondement antérieurement à l’entrée en vigueur de cette loi mais dont le délai restant à courir, postérieur à cette date, était inférieur à cinq ans, et portant sur des désordres stabilisés le 31 juillet 2001 sans aggravation ultérieure démontrée, était prescrite depuis le 31 juillet 2011.

Au cœur de la décision rapportée, la théorie des troubles anormaux de voisinage, retenue comme fondement de l’action indemnitaire engagée par les propriétaires, n’allait pourtant pas de soi. En effet, ils auraient non seulement pu mais stratégiquement dû fonder leur action sur la protection du droit de propriété offerte par l’article 544 du Code civil pour bénéficier du délai trentenaire de prescription prévu pour les actions réelles immobilières, au lieu du plus bref délai, jadis décennal et désormais quinquennal, applicable aux actions personnelles. Cependant, l’action ainsi fondée n’étant pas une action en responsabilité, l’indemnisation par eux recherchée n’aurait pu être obtenue. De surcroît, et plus généralement, le fondement de l’article 544 du Code civil ne peut en cette matière être généralisé dans la mesure où l’application de la théorie des troubles anormaux du voisinage ne dépend pas de la qualité de propriétaire, celle-ci trouvant à s’appliquer peu important le titre de la personne chez qui le trouble trouve sa source ou de celui qui le subit (propriétaire mais aussi locataire, usufruitier, simple occupant).

La solution peut également sembler surprenante dans la mesure où l’action en responsabilité engagée sur le fondement des troubles anormaux de voisinage ne devrait pas, logiquement, toujours pouvoir être qualifiée de personnelle ; en pratique, il conviendrait de distinguer selon que le trouble lui-même est réel ou personnel et la prescription, en l’espèce décennale, n’être donc appliquée que dans ce dernier cas. Ainsi, comme le soutenaient les demandeurs au pourvoi, le trouble généré par les travaux du fonds voisin avait causé des désordres affectant la structure même de leur bien immobilier. Le trouble portait donc directement atteinte à leur droit propriété, en même temps qu’il affectait, par leur situation de voisinage, leurs prérogatives de propriétaire. En raison de la nature du trouble comme de ses manifestations, le caractère réel de l’action engagée aurait dû être retenu (v. pour un trouble relatif à la seule jouissance du fonds, Civ. 2e, 13 sept. 2018, n° 17-22.474). La jurisprudence a néanmoins fait le choix, principalement pour unifier les règles relatives à la prescription de l’action, d’une conception unitaire des troubles du voisinage, indépendante de leur origine, de leur nature comme du degré de leurs effets sur le droit des propriétaires voisins. Ainsi la Cour de cassation rappelle-t-elle dans cette décision que l’action engagée sur le fondement des troubles anormaux de voisinage, qu’elle ait pour but de  les faire cesser ou d’être indemnisé du préjudice qu’ils ont causé, constitue toujours une action en responsabilité extracontractuelle et non une action immobilière réelle (v. déjà Civ. 2e, 8 mars 2006, n° 04-17.517), ce qui l’a conduit, en l’espèce, à appliquer la prescription décennale en vigueur au moment des faits, son point de départ demeurant la manifestation du trouble ou son aggravation, cette dernière circonstance ayant été écartée.

La généralité de cette règle prétorienne doit être approuvée. Certes, la prise en compte de la nature et des effets du trouble invoqué est, en théorie comme en pratique, satisfaisante : en fait, les troubles se distinguent et les confondre prive la qualification personnelle de l’action, systématique, d’exactitude et de pertinence. Cela étant, cette uniformité a le mérite de rendre la règle conforme à la tendance au raccourcissement des délais de prescription des actions civiles, et dans une matière génératrice d’un contentieux abondant, d’éviter en écartant par principe la qualification d’action réelle un allongement malvenu du temps offert à la victime du trouble pour agir, qui reste trentenaire. En ce sens, comme le rappelle également cette décision, si une telle action était soumise à la prescription décennale aux termes de l’ancien article 2270-1 du code civil, elle est désormais soumise à la prescription réduite de cinq ans prévue par le nouvel article 2224 relatif aux actions personnelles ou mobilières.

Civ. 3e, 16 janv. 2020, n° 16-24.352

Références

■ Civ. 2e, 13 sept. 2018, n° 17-22.474 P : D. 2018. 1806 ; AJDI 2019. 470, obs. N. Le Rudulier ; RTD civ. 2018. 948, obs. W. Dross

■ Civ. 2e, 8 mars 2006, n° 04-17.517: RDI 2007. 250, obs. F. G. Trébulle

 

Auteur :Merryl Hervieu


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