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[ 17 octobre 2014 ] Imprimer

Le vocabulaire juridique

La garde des Sceaux, Christiane Taubira, a présenté, le 10 septembre 2014, en Conseil des ministres, une série de mesures intitulées « J.21 – La justice du 21e siècle ». L’objectif de ces 15 actions est d’améliorer la justice du quotidien. Ainsi, il est prévu que « Pour rendre plus compréhensible le déroulement des procès et les décisions de justice, les termes juridiques désuets seront abandonnés. » Boris Bernabé, professeur à l’Université Paris-Sud (Paris XI), spécialisé en histoire du droit, éclaire ce mouvement pour nous.

Quelles sont les différentes origines des mots du droit français ?

En droit français, les mots sont essentiellement d’origine latine (nous en avons quelques-uns d’origine grecque, comme emphytéose ou l’adjectif synallagmatique). Mais dire que les mots du droit français ont une étymologie latine ne suffit pas.

Il faut se rendre compte que les mots latins qui sont passés dans le vocabulaire juridique français sont déjà des mots juridiques, qui ont une histoire propre. Par exemple, le mot « personne ». Dire qu’il vient de « persona » ne suffit pas ; il faut voir qu’à Rome, la persona est le masque de théâtre à travers lequel, par une ouverture à la bouche, la voix « sonne » (per sona). Les romains ont donc très tôt imaginé une enveloppe juridique à l’être humain en reprenant le vocabulaire dramatique.

Établir l’étymologie des mots juridiques ne suffit donc pas. Il faut en faire l’histoire. Comme pour comprendre, par exemple, le mot « droit » lui-même, qui se dit jus en latin, mais dont l’étymologie vient de directus. L’écart de langage latin qui sépare jus de directus fonde une vision particulière du droit dont nous avons hérité en remployant le mot « droit » (établi sur directus) d’un côté, et le mot « justice » (construit sur jus) d’autre part.

Quels sont les termes juridiques déjà disparus ?

Les mots qui désignaient des institutions aujourd’hui disparues ont disparu avec elles. C’est le cas, par exemple, de nombreuses institutions fiscales : la gabelle, la capitation, la corvée (bien que ce mot soit entré dans le langage courant)…

Même mouvement avec le droit pénal et certaines infractions qui ont disparu : l’abigeat, qui était un vol particulier de bestiaux, ou l’encis, qui était le fait de tuer un enfant dans le ventre de sa mère.

Tandis que les mots de la procédure, étrangement, ont traversé l’histoire : décider (decidere), agir (agere), ou les mots action (actio), exception (exceptio), récusation (recusatio), appel (appellatio), contradiction (contradictio)…

Connaissez-vous ceux dont il est envisagé la suppression ? Et éventuellement par quoi ils seraient remplacés ?

Je ne connais pas les mots dont la suppression est envisagée. Par ailleurs, les mots désuets sont par définition déjà abandonnés. Il faut bien concevoir que la richesse du droit ne vient pas de la loi – qui change perpétuellement. Le droit est au contraire riche de ce qui en permet la stabilité : son vocabulaire.

Lorsque j’entends dire qu’il est question de « simplifier » le vocabulaire juridique considéré comme abscons, je ne peux m’empêcher de faire l’analogie avec d’autres langages difficiles, comme la musique par exemple : les conséquences seraient terribles pour la stabilité musicale – donc pour son maintien, sa diffusion et sa compréhension – si les portées n’étaient plus des portées, si le do valait le sol et si on supprimait les bémols et les dièses sous prétexte que c’est trop compliqué.

Ce qui caractérise un droit efficace, c’est la précision de son vocabulaire. Cela passe par la maîtrise d’un lexique parfois ardu.

Est-il nécessaire, selon vous, d’utiliser un vocabulaire spécifique pour la justice ? Et plus particulièrement la procédure ?

Le vocabulaire de la justice est, il est vrai, très spécifique – les mots comme, d’ailleurs, les expressions, par exemple « interjeter appel » ou « former un pourvoi en cassation » ou encore « l’appréciation souveraine des juges du fond ».

On peut toujours railler, comme le faisait Molière du latin médical, les mots et formules incompréhensibles de la justice, car on voudrait faire croire que la supériorité des spécialistes de ce langage ne peut pas trouver sa justification dans l’ignorance de ceux envers qui la procédure s’exerce et le droit s’applique. Qu’il y aurait là une inégalité de principe devant le langage qui serait odieuse sous prétexte que la justice appartient à tous.

Il faudrait alors légiférer sur le langage informatique, qui est désormais un outil pleinement démocratique. Mais il faudrait légiférer sur le vocabulaire sportif, ou biologique, ou mathématique… Les civilisations, aussi diverses qu’elles soient, ont toujours eu recours à la traduction et à des traducteurs. L’un des enjeux majeurs, je crois, de l’instruction publique, depuis longtemps, n’est pas d’éliminer la traduction, mais de faire que chacun puisse devenir traducteur.

Le questionnaire de Désiré Dalloz

Quel est votre meilleur souvenir d’étudiant ? Ou le pire ?

À l’occasion d’un colloque qui s’était donné pour objectif de savoir si la doctrine universitaire influençait encore le législateur, je devais être en fin de thèse, j’ai pu entendre Gérard Cornu, grand civiliste, immense processualiste et colossal connaisseur du langage juridique. Tous ses mots étaient choisis, son verbe ciselé. Ce qui m’évoque ses mots, en préface de sa Linguistique juridique : « Cet autre regard du droit à travers son langage m’a persuadé que la justice du droit pouvait gagner quelque chose à la justesse des mots, et que la langue est vivante dans la création du droit, jusqu’à le faire aimer, l’avouerais-je ? Ces rudiments linguistiques ne sont qu’une ébauche. Si j’avais osé, je les aurais nommés poétique juridique. »

Quel est votre héros de fiction préféré ?

James Bond. Parce qu’il est déterminé, dans les deux sens paradoxaux que recouvre ce mot : il est plein de détermination – il sait ce qu’il veut et s’en donne les moyens – et en même temps il est le jouet d’un destin qui le détermine comme vivant, ce qui le pousse à l’hédonisme.

Quel est votre droit de l’homme préféré ?

J’aurai du mal à répondre autre chose que « la liberté d’expression » qui est, me semble-t-il, pour un universitaire, le droit absolu, qui comprend tous les autres. Car l’expression universitaire est le fruit d’un travail libre qui implique une liberté de mouvement et d’action autant qu’une liberté de conscience. En outre, cette liberté d’expression a pour corollaire la manifestation d’une propriété – ne serait-ce que celle des supports de l’expression elle-même – et a pour visée honneur, dignité mais aussi maintien autant que critique des moyens mis en œuvre pour garantir la sûreté.

 

Auteur :M. B.


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