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Le billet

[ 24 juin 2013 ] Imprimer

Le combat de la France en faveur de l’exception culturelle : aux arts citoyens !

Ces dernières semaines, alors que se préparait la réunion du vendredi 14 juin des ministres du commerce extérieur des 27 au Luxembourg, la France a fait figure de « village gaulois » en refusant d’intégrer dans les futures négociations des accords de libre-échange entre l’Union européenne et les États-Unis d’Amérique, les arts relevant de l’audiovisuel. Le combat n’a pas été vain puisqu’après 13 heures de négociation la France a finalement obtenu que l’audiovisuel demeure hors des règles du marché et de la libre concurrence au nom de l’exception culturelle. Pour saisir toute la relativité du résultat ainsi obtenu, il faut revenir aux origines des attaques afin de mieux comprendre la riposte française et de mieux apprécier le coût réel d’une telle victoire.

« L’exception culturelle » repose sur l’idée que la culture doit échapper aux règles du marché. En France, elle justifie l’existence de quotas nationaux sur les films diffusés à la télévision, le financement obligatoire du cinéma national par les chaînes de télévision, les allégements fiscaux octroyés à ceux qui font don de tableaux à un musée, l’édiction de lois et règlements protégeant les monuments historiques…

La configuration de l’Europe aurait probablement justifié qu’elle repose, dès ses origines, sur la protection de la culture des différents États membres. « Si c’était à refaire, je commencerais par la culture » : phrase apocryphe ou réellement dite par Jean Monnet, elle témoigne en tout cas de ce que la politique culturelle aurait pu faire plus tôt partie des politiques européennes.

La politique culturelle est aujourd’hui régie par toute une série de dispositions. Notamment l’article 6 du Traité fondateur de l’UE prévoit que « L’Union dispose d’une compétence pour mener des actions pour appuyer, coordonner ou compléter l’action des États membres », notamment en matière de culture (pt. c). L’article 3 TUE précise que l’Union respecte la richesse de sa diversité culturelle et linguistique et veille à la sauvegarde et au développement du patrimoine culturel. La Charte des droits fondamentaux prévoit également que « l’Union européenne doit respecter la diversité culturelle, religieuse et linguistique » (art. 22). Surtout, la disposition au cœur de la polémique, et autorisant la France à faire jouer son veto, est la règle de l’unanimité posée à l’article 207, 4, a) TFEU : « Le Conseil statue également à l'unanimité pour la négociation et la conclusion d'accords : a) dans le domaine du commerce des services culturels et audiovisuels, lorsque ces accords risquent de porter atteinte à la diversité culturelle et linguistique de l'Union ». Cet arsenal législatif est, en outre, renforcé par la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles de l’Organisation des Nations unies du 20 octobre 2005, signée par l’Union européenne en 2007 mais à laquelle les États-Unis n’ont pas adhéré. Il y est stipulé que « la diversité culturelle constitue un patrimoine commun de l'humanité » et il y est consacré le « droit souverain de formuler et mettre en œuvre leurs politiques culturelles et d'adopter des mesures pour protéger et promouvoir la diversité des expressions culturelles ».

La tenue très prochainement de la négociation des accords de libre-échange entre l’Union européenne et les États-Unis d’Amérique a fait renaître le débat sur la pertinence de l’exception culturelle. Le sujet est d’autant plus sensible qu’il ne faut pas froisser les États-Unis qui restent le deuxième partenaire commercial de l’Union européenne. L’objet de la controverse consiste à savoir s’il ne serait pas temps, a maxima, de réintégrer la culture dans les termes de la négociation, ou a minima, d’inclure dans les accords de libre-échange les biens culturels dits « modernes » que sont l’audiovisuel et, spécialement, les supports numériques.

Pour la France, aucune dérogation n’est envisageable et un plan de bataille a rapidement été mis en place. La stratégie consiste à soutenir que l’exception culturelle est une et indivisible. En abandonnant les biens culturels numériques, on affaiblit pour l’avenir la protection de l’exception culturelle. Certes, la culture et les industries culturelles sont, sous certains aspects, des marchandises ; mais elles ne sont pas que cela. Le dogme du marché ne doit pas absorber un secteur d’activité qui doit rester en dehors des règles de libre concurrence. En prenant pour élément de comparaison la progressive « marchandisation de la nature », au moyen de discours tels que le « développement durable » ou « l’économie verte », il ne faudrait pas se laisser tenter par une « marchandisation de la culture ». À cette fin, les deux chambres du Parlement français ont apporté leur soutien au gouvernement par deux propositions de résolution par lesquelles elles défendent l’exception culturelle en Europe (proposition de résolution européenne de l’AN n° 943 du 17 avril 2013 et proposition de résolution du Sénat en application de l'article 73 quinquies du Règlement, relative au respect de l'exception culturelle dans les accords commerciaux Europe/États-Unis).

La résistance française peut également s’appuyer, de l’extérieur, sur le soutien d’un grand nombre d’artistes ayant signé la pétition rendue publique le 22 avril 2013, à l’initiative des réalisateurs belges, Luc et Jean-Pierre Dardenne. Il faut ajouter plus de quinze centres nationaux du cinéma européen (Allemagne, Autriche, Belgique, Bulgarie, Danemark, Espagne, France, Italie, Lettonie, Pays-Bas, Pologne, Royaume-Uni, Slovénie et Suède) qui s’associent au mouvement de protestation.

Finalement, dans ce contexte de forte résistance, le vendredi 14 juin 2013, la France est parvenue à convaincre que le secteur de l’audiovisuel ne devait pas faire partie du mandat de négociation confié à la Commission. Peut-on alors crier « Victoire » ? En restant prudents, on peut se demander s’il ne s’agit pas plutôt d’une victoire à la Pyrrhus.

Que cache cette exception culturelle obtenue au détriment d’un État américain qui entendait en faire son cheval de bataille lors des prochaines négociations ? Cette exception n’a-t-elle pas un coût non dévoilé ? C’est en ce sens que le journal Libération titrait son quotidien du 19 juin dernier : « Exception culturelle, l’art qui cache la forêt ». À vrai dire, deux problèmes méritent d’être mis en lumière.

Le premier est l’interprétation du compromis ainsi obtenu. Alors que la France qualifie cet accord de définitif et considère qu’il n’est plus possible d’intégrer dans la balance des négociations le secteur de l’audiovisuel, à moins d’un nouvel accord unanime, le président de la Commission José Manuel Barroso et le commissaire Karel de Gucht pensent, au contraire, que cette exclusion est purement temporaire car la Commission peut élargir le mandat de négociation à tous les sujets, y compris audiovisuels si les États-Unis insistent. On ne peut qu’être surpris de la conception juridique que peuvent avoir ces Messieurs de la notion de mandat ! Est-il vraiment difficile de comprendre qu’un mandataire ne peut pas étendre unilatéralement, en fonction des agissements et réclamations des tiers contractants, l’étendue des pouvoirs qui lui ont été conférés par le mandant ?

Au-delà des controverses d’interprétation et du jeu politique qui se joue avec le président de la Commission, il existe une réalité économique qui constitue un second problème et qui devrait réapparaître lors des négociations avec les États-Unis. Ce que la France et l’Union européenne ont pu obtenir sur le terrain de la culture, ne devront-elles pas le compenser, au profit de leur principal partenaire commercial, sur d’autres terrains tels que l’environnement, la santé ou le social ? En perdant le bénéfice du secteur audiovisuel, les États-Unis exigeront très certainement certaines concessions. Il est ainsi très probable que le débat sur l’éviction de l’art audiovisuel de la table des négociations ait détourné l’attention d’autres enjeux économiques et sociaux tout aussi fondamentaux. Cela confirme ce proverbe africain remanié pour l’occasion et qui pourrait rassurer les Américains : l’art qui tombe fait plus de bruit que la forêt qui pousse.

Références

■Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne

Article 6

« L'Union dispose d'une compétence pour mener des actions pour appuyer, coordonner ou compléter l'action des États membres. Les domaines de ces actions sont, dans leur finalité européenne :

a) la protection et l'amélioration de la santé humaine ; 

b) l'industrie ; 

c) la culture ; 

d) le tourisme ; 

e) l'éducation, la formation professionnelle, la jeunesse et le sport ;

f) la protection civile ; 

g) la coopération administrative. »

Article 207 (ex-article 133 TCE) 

1. La politique commerciale commune est fondée sur des principes uniformes, notamment en ce qui concerne les modifications tarifaires, la conclusion d'accords tarifaires et commerciaux relatifs aux échanges de marchandises et de services, et les aspects commerciaux de la propriété intellectuelle, les investissements étrangers directs, l'uniformisation des mesures de libéralisation, la politique d'exportation, ainsi que les mesures de défense commerciale, dont celles à prendre en cas de dumping et de subventions. La politique commerciale commune est menée dans le cadre des principes et objectifs de l'action extérieure de l'Union. 

2. Le Parlement européen et le Conseil, statuant par voie de règlements conformément à la procédure législative ordinaire, adoptent les mesures définissant le cadre dans lequel est mise en œuvre la politique commerciale commune. 

3. Si des accords avec un ou plusieurs pays tiers ou organisations internationales doivent être négociés et conclus, l'article 218 est applicable, sous réserve des dispositions particulières du présent article. 

La Commission présente des recommandations au Conseil, qui l'autorise à ouvrir les négociations nécessaires. Il appartient au Conseil et à la Commission de veiller à ce que les accords négociés soient compatibles avec les politiques et règles internes de l'Union. Ces négociations sont conduites par la Commission en consultation avec un comité spécial désigné par le Conseil pour l'assister dans cette tâche et dans le cadre des directives que le Conseil peut lui adresser. La Commission fait régulièrement rapport au comité spécial, ainsi qu'au Parlement européen, sur l'état d'avancement des négociations. 

4. Pour la négociation et la conclusion des accords visés au paragraphe 3, le Conseil statue à la majorité qualifiée.

Pour la négociation et la conclusion d'un accord dans les domaines du commerce de services et des aspects commerciaux de la propriété intellectuelle, ainsi que des investissements étrangers directs, le Conseil statue à l'unanimité lorsque cet accord comprend des dispositions pour lesquelles l'unanimité est requise pour l'adoption de règles internes. 

Le Conseil statue également à l'unanimité pour la négociation et la conclusion d'accords : 

a) dans le domaine du commerce des services culturels et audiovisuels, lorsque ces accords risquent de porter atteinte à la diversité culturelle et linguistique de l'Union; 

b) dans le domaine du commerce des services sociaux, d'éducation et de santé, lorsque ces accords risquent de perturber gravement l'organisation de ces services au niveau national et de porter atteinte à la responsabilité des États membres pour la fourniture de ces services. 

5. La négociation et la conclusion d'accords internationaux dans le domaine des transports relèvent du titre VI de la troisième partie, et de l'article 218. 

6. L'exercice des compétences attribuées par le présent article dans le domaine de la politique commerciale commune n'affecte pas la délimitation des compétences entre l'Union et les États membres et n'entraîne pas une harmonisation des dispositions législatives ou réglementaires des États membres dans la mesure où les traités excluent une telle harmonisation. »

 Article 3 (ex-article 2 TUE) du Traité sur l'union européenne

« 1. L'Union a pour but de promouvoir la paix, ses valeurs et le bien-être de ses peuples. 

2. L'Union offre à ses citoyens un espace de liberté, de sécurité et de justice sans frontières intérieures, au sein duquel est assurée la libre circulation des personnes, en liaison avec des mesures appropriées en matière de contrôle des frontières extérieures, d'asile, d'immigration ainsi que de prévention de la criminalité et de lutte contre ce phénomène. 

3. L'Union établit un marché intérieur. Elle œuvre pour le développement durable de l'Europe fondé sur une croissance économique équilibrée et sur la stabilité des prix, une économie sociale de marché hautement compétitive, qui tend au plein emploi et au progrès social, et un niveau élevé de protection et d'amélioration de la qualité de l'environnement. Elle promeut le progrès scientifique et technique.

Elle combat l'exclusion sociale et les discriminations, et promeut la justice et la protection sociales, l'égalité entre les femmes et les hommes, la solidarité entre les générations et la protection des droits de l'enfant. 

Elle promeut la cohésion économique, sociale et territoriale, et la solidarité entre les États membres. 

Elle respecte la richesse de sa diversité culturelle et linguistique, et veille à la sauvegarde et au développement du patrimoine culturel européen. 

4. L'Union établit une union économique et monétaire dont la monnaie est l'euro. 

5. Dans ses relations avec le reste du monde, l'Union affirme et promeut ses valeurs et ses intérêts et contribue à la protection de ses citoyens. Elle contribue à la paix, à la sécurité, au développement durable de la planète, à la solidarité et au respect mutuel entre les peuples, au commerce libre et équitable, à l'élimination de la pauvreté et à la protection des droits de l'homme, en particulier ceux de l'enfant, ainsi qu'au strict respect et au développement du droit international, notamment au respect des principes de la charte des Nations unies. 

6. L'Union poursuit ses objectifs par des moyens appropriés, en fonction des compétences qui lui sont attribuées dans les traités. »

■ Article 22 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne - Diversité culturelle, religieuse et linguistique

« L'Union respecte la diversité culturelle, religieuse et linguistique. »

 

Auteur :Mustapha Mekki


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