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Le billet

[ 12 janvier 2015 ] Imprimer

« Nous étions, nous sommes, nous serons... »

Bien évidemment, j’avais décidé de consacrer ce Billet à la liberté d’expression, qui permet, notamment, de rire de tout dans le respect des lois de la République, et de rendre hommage à ceux qui avaient pour profession de faire rire de n’importe qui et de n’importe quoi, et qui sont tombés les crayons à la main, lorsque j’ai reçu ce courrier, mercredi dernier, d’une lectrice de ce site. Il exprime avec tant de talent et d’émotion les idées de ceux qui, par millions, ont brandi ces derniers jours l’étendard de la liberté contre le fanatisme et l’intégrisme que j’ai choisi de le publier.

« Cher Félix,

Il est tôt ce soir, et le moment est mal choisi pour vous souhaiter une année 2015 douce, heureuse un peu car trop de bonheur en fait perdre le goût, doucement poétique et belle comme un matin froid de décembre, quand le soleil illumine le ciel encore mauve du petit matin, que tout est endormi et qu’il est rassurant de réveiller Paris. Alors ces vœux attendront un peu.

J’étais à République ce soir, poussée comme les autres par le sentiment d’avoir perdu quelque chose de beau sans n’avoir jamais acheté Charlie Hebdo pourtant ; avec le sentiment d’avoir perdu ces humoristes au dessin gras et rond, qui ne faisaient pas toujours rire, ou alors du jaune pissenlit qui crispe les mâchoires, et qui pourtant faisaient partie du quotidien, chez le marchand de journaux puis plus tard, aux informations.

Curieux, mais plein d’espoir, ces jeunes et moins jeunes qui se rassemblent un court instant pour crier leur incompréhension, leur besoin de faire bloc pour ne pas ressentir la peur, le dégoût primaire face à cette violence aveugle qui pourtant sait si bien trouver sa cible.

Ils étaient là, sur la statue, les jeunes lycéens aux cheveux longs qui savent l’escalade urbaine, prompts à se rassembler et à porter les foules et les slogans. Mais ils étaient là aussi, et nombreux, leurs parents, les trentenaires cossus sortant du bureau, les gauchos plus âgés de toutes les rédactions, les étudiants en tout, barbe hirsute ou costume, les visages marqués d’années de manifs, ceux qui sont venus à vélo (le bobo est présent, mais parfois pas pratique)… 

“ Je suis Charlie ”

“ Liberté, des crayons ” 

“ Charlie, Charlie, Char-li-berté ”

“ On n’a pas peur ”

“ Charlie n’est pas mort ” 

“ Je m’appelle Charlie ” 

Et une Marseillaise. Pas sûre qu’elle aurait été du goût de ceux-là même que nous étions venus honorer. Mais, passé cet instant de scepticisme, nous l’avons tous repris en cœur. Un appel aux armes contre les armes dans un rassemblement contre la violence et pour la liberté. Un “ ensemble ” comme la France oublie qu’elle sait les faire. Un “ ensemble ” pour lequel nous avons cessé de nous battre parfois, souvent, mais qui nous est tellement utile quand, chacun, nous sommes perdus et atteints dans notre chair par un crime anonyme, contre ces idées que nous croyons réalité pour les avoir écrites au fronton des mairies, des écoles et des palais de justice.

Hier soir, en rentrant, le drapeau du Panthéon éclairé dans la nuit flottait étendu dans le vent, et l’image était belle, irréelle presque, si fière et rassurante. Demain, après-demain, et encore après-demain, il sera mis en berne. Pour douze personnes seulement. Pour douze Hommes si libres qu’ils en sont morts.

La liberté tuera toujours. Mais c’est, je crois, la vraie seule “ belle ” mort – si tant peu qu’il y en ait – qui soit. La liberté est au-delà du courage, de l’honneur, de la beauté. Elle est aussi multiple que nous sommes différents.

C’est celle des joueurs de Bouzkachi de Kessel, celle de Saint-Exupéry dans Vol de Nuit, de Rimbaud dans ses couleurs, celle d’Antigone tragique, moderne ou contemporaine.

Et il y a Brassens, qui résonnait doucement dans mes oreilles ce soir. « Mourir pour des idées… ». Il était libre aussi, avec sa moustache, sa guitare et ses chats – ne parlons pas des femmes.

Et le petit cœur d’enfant (celui qui est juste contre l’autre, celui de la grande plume) qui pleure, parce que c’est si injuste cela, et que l’enfant ne supporte pas l’injustice immonde et crasse qui est tellement et simplement si indifférente, aux effets comme aux regrets.

Il y aura les mêmes couleurs demain qu’aujourd’hui, et peut-être même seront-elles plus éclatantes (une potentielle baisse des particules fines ?), et vite tout reprendra son cours, et c’est heureux finalement. Il faut avancer toujours. Marcher, devant, jusqu’à ce que l’on marche assez vite pour être totalement hermétique aux autres et à ses propres pensées, marcher simplement pour avaler le sol encore plus loin, marcher pour battre et pour se battre.

J’aurais aimé trouver une belle conclusion, mais je n’en ai pas.

Alors je vous embrasse,

Hannah »

 

Auteur :Félix Rome


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