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Le cas du mois

Touche pas à ma vie privée!

[ 4 mars 2014 ] Imprimer

Touche pas à ma vie privée!

Ce matin, Mme Tichaud et Mme Moulade se rendent à leur rendez-vous mensuel chez le coiffeur…

I. Ce matin, Mme Tichaud et Mme Moulade se rendent à leur rendez-vous mensuel chez le coiffeur. C’est un rendez-vous qu’elles ne manqueraient pour rien au monde. C’est pour elle l’occasion de combler leurs lacunes en matière de « culture people » en feuilletant les magazines qui traînent devant le miroir. Quelle n’est pas la surprise de Mme Tichaud lorsqu’elle tombe, en page 12, sur une photo d’Adhémar lorsqu’il avait 14 mois. Sur la photo, l’enfant se trouve dans les bras d’Isabelle Marceau, la célèbre comédienne. En effet, il y a sept ans, le tournage d’un film avait eu lieu dans les environs, et le directeur du casting, à la recherche d’un bébé pour tourner une scène avec l’héroïne, avait craqué sur Adhémar. À l’époque, M. et Mme Tichaud avaient signé un contrat autorisant notamment l’utilisation des images sur lesquelles apparaissait leur fils pour les besoins liés à la promotion du film. Mais dans l’article que Mme Tichaud a sous les yeux, il n’est nullement question du film ; au contraire, la photo vient illustrer un article racoleur sur les difficultés d’Isabelle Marceau à devenir enfin maman.

Choquée de l’usage qui est ainsi fait de l’image d’Adhémar, Mme Tichaud voudrait savoir s’il est possible d’obtenir réparation auprès de l’éditeur du journal.

II. M. Moulade est un homme comblé : directeur marketing d’un grand groupe cosmétique, il fait régulièrement la une de la presse économique qui vante ses succès. Les flatteries des journalistes ne le dérangent guère d’ordinaire, mais cette fois, c’est aller trop loin : l’hebdomadaire Actua éco vient de publier un article révélant le montant de son salaire.

Outré d’une telle indiscrétion, M. Moulade a l’intention de réclamer des dommages-intérêts à l’éditeur de l’hebdomadaire. Quelles sont ses chances de succès ?

III. Désiré et Adhémar ont accepté de se présenter aux élections municipales sur la liste de M. Italie. Ils ont souhaité soutenir cet homme parce qu’ils ont été attirés par son programme tendant à dynamiser la commune et ont été séduits par sa vision de la famille. Il souhaite, en effet, mettre en place de nombreuses activités à destination des jeunes couples avec des enfants habitants la commune. Il a choisi cet axe de campagne pour se démarquer de son principal adversaire qui a la réputation d’avoir des mœurs légères et d’entretenir des relations extraconjugales. Mais c’était sans compter sur son ancienne collaboratrice, qui dans son autobiographie dévoile la liaison qu’elle avait entretenue pendant plusieurs mois avec M. Italie. Elle narre sans tabou leur vie sexuelle. Elle évoque également des confidences qu’il lui avait faites. Il avait expliqué que devenir maire lui permettrait d’éviter la construction d’une nouvelle école sur le terrain voisin de sa propriété, comme cela avait été envisagé par le maire sortant.

Après ces révélations, Adhémar se sent trompé et quitte immédiatement l’équipe. Désiré ne comprend pas cette décision, pour lui, toutes ces révélations relèvent de la vie privée et ne les regardent pas. Il pense d’ailleurs conseiller à M. Italie de réclamer le retrait de l’ouvrage pour atteinte au respect de sa vie privée. Pensez-vous que cette action puisse aboutir ?

■ ■ ■

Rappel de méthode

L’exercice du cas pratique consiste à confronter l’étudiant à une situation susceptible de se présenter à un praticien du droit.

Il n’est pas toujours évident d’apporter une réponse catégorique et définitive aux questions posées dans un cas pratique :

– soit parce que l’énoncé ne précise pas tous les éléments nécessaires à sa résolution ;

– soit parce que les solutions du droit positif sur le thème abordé manquent de netteté, ce qui est le cas en matière de droit à l’image et de droit au respect de la vie privée.

Face à ces difficultés, et lorsque vous n’êtes pas sûr à 100 % de la solution qu’il convient de retenir, n’hésitez pas à le manifester en adoptant certaines précautions rédactionnelles, en nuançant vos réponses, et en envisageant les différentes hypothèses entre lesquelles l’hésitation est permise.

 

Indications de correction

I. Cas d’Adhémar

▪ Qualification juridique des faits : Des parents ont autorisé, en tant que représentants légaux de leur fils mineur, l’utilisation de l’image de celle-ci en vue de la promotion de l’œuvre cinématographique à laquelle il avait participé. Sept ans plus tard, l’image de l’enfant est publiée dans un magazine pour illustrer un article dépourvu de tout lien avec le film. Mme Tichaud entend demander réparation à l’éditeur de la publication.

▪ Problème de droit : Le consentement donné par les parents d’Adhémar à l’utilisation de son image pour la promotion du film auquel il avait participé permettait-il à un tiers d’utiliser cette image pour illustrer un article dépourvu de tout lien avec le film ?

▪ Recherche de la règle de droit applicable : Chacun dispose d’un droit à l’image lui permettant d’interdire aux tiers la reproduction et la diffusion de son image (droit rattaché à l’art. 9 C. civ.).

Il est possible de consentir ponctuellement à la reproduction et à la diffusion de son image : s’agissant de l’image d’un enfant mineur, le consentement est donné par ses parents en tant que représentants légaux. Le consentement ainsi donné ne vaut que pour l’utilisation envisagée, et nul ne saurait en faire une utilisation détournée, sauf à être tenu de réparer le préjudice en découlant pour la personne dont l’image a été diffusée : v. Civ. 2e, 19 févr. 2004  : caractérise une utilisation détournée de l'image la cour d'appel qui retient que la publication, pour illustrer un article évoquant la maternité proche d'une actrice, d'un cliché la représentant avec un bébé dans les bras, tiré du dossier de presse constitué lors du tournage de l'épisode d'un téléfilm diffusé plus de deux années auparavant, avait un objet autre que celui pour lequel l'autorisation de publication avait été donnée.

▪ Application aux faits : En l’espèce, l’autorisation d’utiliser l’image de l’enfant donnée par ses parents avait un objet précis : la promotion de l’œuvre dans les médias.

L’utilisation de cette image par l’éditeur du journal pour illustrer un article dont le contenu est dépourvu de tout lien avec le film excède manifestement l’objet de l’autorisation donnée par les parents. Cette publication caractérise en réalité une utilisation détournée de l’image, et donc une diffusion illicite de celle-ci. Les actions en réparation peuvent, une fois qu’il a atteint la majorité être intentée par l’enfant dont l’image a été utilisée.

▪ Solution : Par conséquent, c’est à Adhémar de demander réparation pour l’utilisation faite de son image. Il devrait très probablement pouvoir obtenir réparation au titre de la diffusion non autorisée de son image.

II. Cas de M. Moulade

▪ Qualification juridique des faits : Un hebdomadaire a publié le montant du salaire d’une personnalité du monde des affaires. Cette personne entend demander réparation au directeur de la publication sur le fondement d’une atteinte au respect de sa vie privée.

▪ Problème de droit : Une personnalité du monde des affaires peut-elle se plaindre de la révélation par voie de presse du montant de son salaire ?

▪ Recherche de la règle de droit applicable : En vertu de l’article 9 du Code civil, toute personne a le droit de s’opposer à la divulgation d’éléments relevant de sa vie privée sans son autorisation. L’atteinte portée au respect de la vie privée ouvre au profit de la victime une action en réparation à l’encontre de l’auteur de cette atteinte.

L’atteinte au droit au respect de la vie privée suppose la révélation d’un élément relevant de la vie privée. En l’absence de définition légale de la notion, c’est la jurisprudence qui en délimite le domaine. Depuis les années 1990, la Cour de cassation rechigne à considérer que les informations purement patrimoniales relèvent de la sphère protégée par l’article 9 du Code civil (Civ. 1re, 28 mai 1991). Récemment, elle semble se rallier à une position plus nuancée qui distinguerait selon la notoriété de la personne : en effet, elle approuve la formule d’une cour d’appel selon laquelle : « le salaire de celui qui n'est pas une personne publique et ne jouit d'aucune notoriété particulière ressortit à sa vie privée » (Civ. 1re, 15 mai 2007). L’interprétation a contrario est tentante et permet de considérer que le salaire de celui qui est une personne publique ou jouit d’une notoriété particulière ne relève pas de sa vie privée.

▪ Application aux faits : M. Moulade jouissant vraisemblablement d’une notoriété particulière, comme en témoigne l’intérêt régulier que lui porte la presse économique, on peut estimer que son statut de personne publique exclut son salaire de sa vie privée. Par conséquent, la révélation par voie de presse du montant de sa rémunération ne caractérise pas une atteinte à sa vie privée.

▪ Solution : Il paraît assez douteux que M. Moulade puisse obtenir réparation au titre de la révélation litigieuse.

II. Cas de M. Italie

▪ Qualification juridique des faits : La femme avec qui un homme politique a eu une relation extraconjugale relate dans son autobiographie les moments intimes de leur liaison. Des conversations privées sont également révélées dans le livre. L’homme politique souhaite obtenir réparation du préjudice subi et que l’ouvrage soit retiré des ventes en raison de l’atteinte qu’il porte au respect de sa vie privée.

▪ Problème de droit : Une personnalité politique peut-elle s’opposer à la diffusion d’un ouvrage relatant sa vie sexuelle et les conversations privées entretenues avec son auteur ?

▪ Recherche de la règle de droit applicable : La liberté d’expression protégée à l’article 10 de la Conv. EDH et le droit au respect de la vie priée reconnue à l’article 8 du même texte semblent ici en conflit. Depuis 2006, la Cour de cassation admet que les abus de la liberté d’expression peuvent faire l’objet d’une action en réparation sur le fondement de l’article 9 du Code civil en vertu duquel toute personne a le droit de s’opposer à la divulgation d’éléments relevant de sa vie privée diffusés sans son autorisation.

Dans un arrêt du 24 juin 2004, la Cour européenne des droits de l’homme a soumis la résolution d’un tel conflit à la contribution des informations révélées à un débat d’intérêt général. Cet élément a ensuite été repris par la Cour de cassation (Civ. 1re, 24 oct. 2006). D’autres critères peuvent être pris en compte dans une telle situation, notamment : la notoriété de la personne visée et l’objet du reportage, le comportement antérieur de la personne visée, le mode d’obtention et la véracité ou encore le contenu, la forme et les répercussions de la publication.

▪ Application aux faits : M. Italie est un homme politique en campagne pour les élections municipales. Les révélations portant sur sa liaison et les éléments de sa vie sexuelle dévoilés dans l’ouvrage semblent porter atteinte au respect de sa vie privée. Pour déterminer si, en publiant de telles informations, son ex-collaboratrice n’a pas abusé de sa liberté d’expression, il faut rechercher si ces divulgations peuvent contribuer à un débat d’intérêt général.

M. Italie promeut lors de sa campagne sa vision traditionnelle de la famille et sa volonté d’attirer de jeunes couples en diversifiant les infrastructures proposées dans la commune. Or, les confidences relatées dans le livre, bien que faîtes en privé, révèlent des intentions opposées aux convictions énoncées dans son programme. De plus, le fait qu’il entretienne une liaison peut le discréditer auprès de ces futurs électeurs. En effet, il condamnait le comportement volage de son adversaire et faisait de son engagement marital et familial un argument central de sa campagne.

Ces révélations amènent à nuancer le discours du candidat aux élections municipales ; on pourrait donc considérer qu’elles sont de nature à contribuer à un débat d’intérêt général. Dans cette hypothèse, c’est le droit à l’information du public qui prime sur les atteintes portées au respect de la vie privée. Ainsi, dans le cadre d’une affaire touchant un premier ministre finlandais qui avait eu une relation avec une femme qui, par la suite, a publié un ouvrage divulguant certaines informations relevant de leur vie privée, la Cour européenne a jugé que, hormis les révélations relatives à la vie sexuelle du couple, les déclarations contenues dans l’ouvrage avaient un intérêt pour le débat public car elles posaient la question de « l’honnêteté » et du « manque de jugement » du ministre (CEDH 14 janv. 2014, Ruusunen c. Finlande ; CEDH 14 janv. 2014, Ojala et Etukeno Oy c. Finlande).

Toutefois, cette solution semble devoir être nuancée par une décision de la cour d’appel de Paris du 19 décembre 2013. En effet, à la suite de la révélation de la relation entretenue par le secrétaire d’un parti politique et un conseiller général, la Cour a jugé que cette évocation était de nature à contribuer à un débat d’intérêt général en raison des orientations du parti auquel le premier appartenait. Toutefois, elle a estimé que le fait que la notoriété du conseiller ne dépasse pas le cadre régional de telles révélations ne pouvaient s’avérer utiles au débat d’intérêt général

 Par conséquent, si la notion de débat d’intérêt général est entendue par les juges comme ayant uniquement une portée nationale et ne correspond pas à un intérêt général local, il semble que la publication des déclarations faîtes en privé à l’auteur de l’ouvrage soit de nature à porter atteinte au respect de la vie privée.

Les annonces relatives à la vie sexuelle de M. Italie, si l’on suit le raisonnement précédant ne contribuent en rien à un débat d’intérêt général. L’atteinte au respect de la vie privée sera donc reconnue.

▪ Solution : M. Italie pourra donc obtenir la réparation du préjudice subi à la suite de la publication de l’ouvrage et demander que l’ouvrage soit retiré de la vente.

 

Références

■ Article 9 du Code civil

« Chacun a droit au respect de sa vie privée. 

Les juges peuvent, sans préjudice de la réparation du dommage subi, prescrire toutes mesures, telles que séquestre, saisie et autres, propres à empêcher ou faire cesser une atteinte à l'intimité de la vie privée : ces mesures peuvent, s'il y a urgence, être ordonnées en référé. »

■ Convention européenne des droits de l’homme

Article 8 - Droit au respect de la vie privée et familiale

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance. 

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

Article 10 – Liberté d'expression 

« Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n'empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d'autorisations. 

L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire. »

■ Civ. 2e, 19 févr. 2004, n°02-12.742, D. 2004. 2596, note Ch. Bigot.

 Civ. 1re, 28 mai 1991, n°89-19.818, GAJC, 12e éd., no 21; D. 1992. 213, note Kayser JCP 1992. II. 21845, note Ringel.

 Civ. 1re, 15 mai 2007, n°06-18.448, Bull. civ. I, no 191; D. 2007. AJ 1603, obs. Delaporte-Carré ; ibid. Pan. 2773, obs. Bigot ; JCP 2007. II. 10155, note Lasserre Capdeville ; Gaz. Pal. 2007. Somm. 3515, obs. Guerder ; RJPF 2007-9/14, obs. Putman ; CCE 2007, no 127, note A. Lepage; LPA 22 août 2007, note Brusorio-Aillaud ; RTD civ. 2007. 546, obs. Hauser.

 CEDH 24 juin 2004, Von Hannover c. Allemagne, n° 59320/00, D. 2005. Jur. 340, note J.-L. Halpérin, et 2004. Somm. 2538, obs J.-F. Renucci.

■ Civ. 1re, 24 oct. 2006, n° 04-16.706, Bull. civ. I, n° 437.

■ Mutapaha Mekki, « Les dangers de la “ pipolisation ” : “ Leave Hollande alone ” ! », Dalloz Actu Etudiant, Le billet, 28 janv. 2014.

 CEDH 14 janv. 2014, Ruusunen c. Finlande, n° 73579/10 (anglais).

■ CEDH 14 janv. 2014, Ojala et Etukeno Oy c. Finlande, n° 69939/10 (anglais).

 Paris, 19 déc. 2013, n°13/23969Dalloz actualité, 7 janvier 2014.

 

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