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Photo : ©LikaBanshoya

[ 23 juin 2022 ] Imprimer

Réseaux sociaux et construction du droit

Réseaux sociaux, ma joie et ma souffrance, diffuseur de comportements humains, amplificateurs d’émotions... Quels rapports avec le droit ? Christiane Féral-Schuhl, avocate aux barreaux de Paris et du Québec, ancienne bâtonnière du barreau de Paris, ex-présidente du Conseil national des barreaux, et Pierre-Yves Gautier, professeur à l’Université Paris Panthéon-Assas, directeur de l’École de droit, nous exposent ce thème développé dans le dossier de Dalloz IP/IT d’avril 2022.

Quelle est l’influence positive des réseaux sur la société, le droit, la justice ?

Ch. F-S : Les réseaux permettent une prise de conscience collective sur certains sujets qui affectent la société : la dénonciation des féminicides, des incestes, de la misogynie, du harcèlement sexuel et moral ou de la violence sur les mineurs... Cela met en évidence également certaines situations de détresse consécutives à la délocalisation d’usines qui provoque le chômage dans certaines régions ou, plus globalement, des comportements non éthiques de groupes internationaux, par exemple en matière d’écologie, de vente d’armes ou d’exploitation d’humains comme dans le cas des Ouïgours. En résumé, cela permet de faire émerger des sujets qui auraient pu passer sous silence.

Sur le droit, l’influence des réseaux sociaux conduit les politiques à changer la loi pour l’adapter : la loi infox (pour lutter contre la manipulation de l’information) ou la loi Avia (pour lutter contre les contenus haineux sur internet) en sont des exemples. La loi évolue sous la pression et c’est une évolution positive bien sûr. C’est également le cas au niveau européen, par exemple avec le Digital Services Act et le Digital Markets Act qui visent à mieux encadrer les plateformes géantes du numérique pour mieux protéger les internautes. 

Sur la justice, l’influence des réseaux est encore plus marquante. Les réseaux sociaux permettent de dénoncer les délits et les crimes et d’appréhender plus vite les auteurs d’infractions. Les victimes peuvent se sentir davantage écoutées, épaulées et encouragées par la communauté des internautes. Lorsqu’elles portent plainte, elles sont accompagnées dans leurs démarches jusqu’à ce que justice leur soit rendue. La fameuse histoire du chaton Oscar en est une illustration intéressante. C’est la forte mobilisation des réseaux sociaux qui a permis aux forces de l’ordre d’identifier un voyou qui martyrisait ce chaton. Les internautes l’ont dénoncé et ont exigé une peine exemplaire. L’auteur a pu être jugé et a été sévèrement sanctionné – un an de prison. Plus généralement, ce sont bien les réseaux sociaux qui ont permis de lancer à l’échelle planétaire des mouvements collectifs incitant à dénoncer les auteurs de viols et d’agressions sexuelles, à l’exemple de #Balancetonporc, #MeToo … 

P-Y. G. : J’ai le même sentiment que le bâtonnier Féral-Schuhl, simplement j’aurai deux points supplémentaires. Tout d’abord d’un point de vue sociologique, c’est une révolution technologique qui débouche sur une révolution sociologique, c’est-à-dire une communication instantanée, universelle, qu’on peut partager non seulement avec les membres de sa famille, ou avec ses collègues de bureaux, ou avec ses amis, mais aussi avec une communauté illimitée, ce qui à ce jour, jusqu’à l’Internet et aux Réseaux sociaux, n’était pas possible – donc c’est tout à fait exceptionnel dans l’histoire de l’Humanité. Ensuite, d’un point de vue politique et constitutionnel, c’est un exercice de démocratie directe. Depuis plusieurs siècles, on considère que Rousseau avec la démocratie directe telle qu’il l’avait envisagée était une pure utopie, à part en Suisse et encore…, mais aujourd’hui avec les réseaux sociaux, il y a une véritable démocratie directe, c’est-à-dire un pouvoir du peuple, de la communauté des Internautes qui peut conduire à faire et défaire les lois, des carrières politiques. Dans toutes sortes de secteurs, il y a un véritable pouvoir au sens constitutionnel, exercé par les citoyens tout à fait indépendamment du vote que nous exerçons régulièrement comme cette année pour la présidence de la République ou les élections législatives. Le pouvoir des citoyens ne s’exerce plus seulement par le vote, mais aussi et surtout par son action quotidienne, telle que vient de le montrer le bâtonnier Féral-Schuhl.

Mais quelle est son influence négative ?

Ch. F-S : On l’a vu avec le procès Amber Heard Johnny Depp. Sa médiatisation a conduit des millions d’Internautes à prendre fait et cause pour l’un ou pour l’autre, à commenter publiquement les arguments de part et d’autre… On a assisté à un déballage à grande échelle sur leur vie privée absolument impressionnant ! Est-ce que les réseaux sociaux influencent les juges, les jurés ? On peut le penser et un constat s’impose : la présomption d’innocence tend à disparaître et l’on bascule dans la présomption de culpabilité. Pourtant, la présomption d’innocence est un pilier de notre système judiciaire, garantie par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et par la Convention européenne des droits de l’homme ! Toute personne suspectée d’avoir commis une infraction devrait être considérée comme une personne innocente des faits qui lui sont reprochés, tant qu’elle n’a pas été déclarée coupable par une juridiction. On voit bien que sur les réseaux sociaux, la règle est inversée et les condamnations se font sans que le ou la mis(e) en cause ne bénéficie de cette présomption d’innocence. Sur les réseaux sociaux, des appels à démission, des menaces sont proférées avant même d’avoir confirmation des faits pour lesquels tel(le) ou tel(le) mis(e) en cause n’a pas eu le temps de s’exprimer, de s’expliquer. La principale conséquence est que le préjudice subi par une victime injustement accusée n’est pas réparable. Un exemple intéressant à rappeler est celui de Benjamin Griveaux dont la vie a basculé le 14 février 2020. Alors qu’il était en course pour la mairie de Paris, il a été contraint de se retirer après la publication de vidéos intimes qui le concernaient. Chacun peut avoir son avis sur son comportement bien entendu, mais en droit pur c’est lui la victime et rien ne pourra jamais réparer les dégâts provoqués dans sa vie privée et dans sa vie professionnelle. Plus globalement, on observe que le ou la mis(e) en cause confronté(e) à un déferlement de haine sur les réseaux ne bénéficie ni de la présomption d’innocence déjà évoquée ni du respect du débat contradictoire. Voilà un aspect particulièrement négatif des réseaux sociaux !

P-Y. G. : Effectivement, c’est extrêmement inquiétant ! On peut détruire la vie d’une personne, sa réputation, sa famille, en quelques jours, en quelques heures. Avec l’Internet et les Réseaux sociaux, chaque Internaute est comme un journaliste et un des rôles de ceux-ci – c’est d’ailleurs la définition donnée par la Cour européenne des droits de l’homme – est de constituer les « chiens de garde » de la démocratie. Le problème est que la communauté des Internautes, leur nombre, leur absence de formation, leur élan, leur enthousiasme, leur volonté d’en découdre font qu’ils ne maîtrisent pas cette déontologie, cette distance qui est celle des journalistes. Une de leurs règles de base, c’est que le journaliste ne peut publier les résultats d’une enquête qui peut dénoncer un certain nombre de comportements qu’après une enquête sérieuse : c’est la fameuse « base factuelle ». Or les Internautes n’ont peu ou pas de base factuelle, la plupart du temps, c’est juste la communication, l’emballement réciproque qui se fait à partir d’une rumeur ou d’une nouvelle quelconque, ou d’un fait relaté avec des erreurs. La Cour de cassation continue de viser à leur sujet dans ses arrêts la base factuelle, tout en concédant, ce qui l’affaiblit, ce qu’un auteur a excellemment qualifié, un « droit à l’approximation » (Chr. Bigot, D. 2022. 1074 s.) Cela peut avoir une influence, d’abord sur les journalistes qui eux-mêmes vont être enclins à relayer les nouvelles pour ne pas être dépassés par cette méga communauté de Presse qui est celle des internautes ; cela peut ensuite faire pression sur les Politiques qui ne veulent pas non plus être à l’arrière du train et entendent réagir au plus vite à ce qui est soulevé par les Internautes sur telle ou telle plateforme très connue ; enfin cela peut aussi avoir des résultats sur les juges, même si évidemment cela ne sera pas dans la motivation de la décision de justice, de l’ordonnance de référé ou de l’arrêt de la cour d’appel ou de l’arrêt de la Cour de cassation. On a eu quelques exemples récemment, même si ce n’est pas avoué dans la motivation, il peut y avoir un message implicite pour montrer qu’on donne satisfaction aux Internautes rassemblés. Ce sont les aspects vraiment négatifs.

Comment encadrer juridiquement les comportements sur les réseaux ?

P-Y. G. : Ce n’est pas si compliqué, si toutefois on en a la volonté (politique et juridictionnelle). Il suffit de lire le remarquable ouvrage de Christiane Féral-Schuhl, Cyberdroit (Dalloz Action 2020) ! Il y a deux principaux responsables. D’abord, le premier volet, c’est l’Internaute lui-même qui peut avoir colporté des informations susceptibles de s’avérer fausses, divulgué toutes sortes d’éléments portant atteinte à la vie privée, à l’honneur, etc. Nous touchons un autre aspect très négatif des réseaux sociaux, qui est frappant : c’est la « déresponsabilisation ». On ne se sent pas responsable, parce qu’on a l’impression de bien faire, qu’il y a cette ivresse de la communication universelle avec les autres ; aussi parce qu’il y a ces intermédiaires que sont les grandes plateformes, que des Internautes lorsqu’ils sont dans ce cadre de communiquer des fausses nouvelles, des atteintes aux droits de la personnalité d’autrui, se dissimulent derrière un pseudonyme ou l’anonymat. Cela n’encourage pas à la responsabilité. La responsabilité, c’est l’un des piliers du droit, depuis les Lois des Douze Tables et Aquilia du droit romain. C’est le sentiment de chacun d’entre nous, du « moi » au sens philosophique, de ce que j’ai des droits, mais aussi des devoirs moraux envers autrui et que je ne peux pas faire n’importe quoi, car autrement, je serai sanctionné. Il y a deux problèmes au sujet de l’Internet toujours non réglés en 2022 : ce sentiment de la responsabilité de l’Internaute qui est très diminué par l’anonymat et le recours aux pseudonymes et puis l’absence de sanctions. Je lisais ce matin un commentaire dans l’excellente revue Légipresse sur un arrêt récent de la Cour européenne des droits de l’homme sur le droit à l’anonymat. La Cour considère pratiquement que c’est un droit fondamental de l’Internaute de pouvoir s’abriter derrière l’anonymat. Je ne suis pas complètement d’accord avec cette position parce que précisément, celui-ci encourage le fait d’avoir un certain sentiment d’impunité. Est-ce que vous connaissez des cas, hormis des hypothèses extrêmement clairsemées, où des Internautes ont pu être poursuivis avec ce parcours considérable du combattant mis en place par le droit européen avec la directive Commerce électronique, d’autres directives, aussi le RGPD (Règlement Général de Protection des Données) et, en France, La CNIL (Commission Nationale Informatique et Libertés), qui font qu’il est extrêmement difficile de poursuivre un Internaute qui aurait dépassé la ligne rouge ? S’il n’y a pas de sanctions, on peut se comporter plus légèrement qu’on ne le ferait en temps normal. Le deuxième problème, c’est la responsabilité des hébergeurs, quel que soit le nom qu’on leur donne dans la terminologie juridique contemporaine. Si on ne peut pas toucher l’Internaute, au moins on peut se retourner contre l’hébergeur. Et au fond, quand on regarde les différentes jurisprudences de la Cour de cassation, de la Cour européenne des droits de l’homme ou de la Cour de justice de l’Union européenne, qui est en charge de l’interprétation des directives, on voit qu’il y a assez peu de condamnations de principe et assez peu de sanctions, hormis dans les cas les plus spectaculaires. Mais dans le tout Internet, le quotidien des réseaux sociaux, il n’y a pas que le spectaculaire, il y a toutes sortes de comportements préjudiciables et non sanctionnés, que les plateformes laissent passer en se retranchant derrière le grand principe de la neutralité de l’Internet, sur lequel j’ai aussi des réserves ; ou l’impossibilité technologique, ce qui n’est pas très sérieux au regard de l’intelligence artificielle et du large usage des algorithmes ; ou encore bien sûr les textes, notamment la directive Commerce électronique. Tout cela donne une situation très contrastée. 

Ch. F-S : Pierre-Yves Gautier disait tout à l’heure qu’on donnait à l’Internaute la possibilité d’être un journaliste. J’ajouterai qu’il s’agit d’un journaliste qui se promène avec un mégaphone compte tenu de l’influence qu’il peut avoir sur les réseaux sociaux ! La liberté d’expression est évidemment un droit fondamental, mais elle n’autorise pas tous les comportements et trouve sa limite dans le respect d’autres droits, notamment le droit au respect de la vie privée. C’est ce point d’équilibre qui est toujours délicat à trouver, et de manière générale il faut bien constater que l’internaute, s’il a tout à fait conscience de ses droits, oublie trop souvent ses devoirs. 

À une certaine époque, on parlait de « nétiquette ». On n’en parle plus. Pourtant elle participe de l’autorégulation et constituait un « code » que chaque internaute était invité à respecter. 

Aujourd’hui, que peut faire un internaute victime de cyberharcèlement ou qui constate la diffusion d’un contenu illicite ? Il peut activer le dispositif de signalement que chaque plateforme a l’obligation de mettre à sa disposition. Il peut signaler un déferlement de haine sur les réseaux sociaux (par exemple, celui dont Mila a été la cible). Ces dispositifs sont indispensables, bien sûr, mais on peut constater qu’il n’y a aucune hiérarchie dans la gravité des faits à signaler. 

Est-ce suffisant ? C’est utile mais c’est insuffisant et le dispositif pourrait être amélioré. 

Il manque ce que j’appelle « le bouton rouge du wagon ». Comme dans un train, il doit permettre à un voyageur – donc l’internaute – de signaler un comportement inapproprié ou menaçant pour lui comme pour un autre voyageur. Lorsqu’un voyageur utilise ce bouton rouge, le train doit s’arrêter et le responsable du train doit intervenir immédiatement pour assurer la protection de la victime et rétablir la sécurité au sein du wagon. Il faut bien sûr une utilisation « responsable » de ce bouton rouge, ce qui veut dire que celui qui prend l’initiative d’activer le bouton rouge peut voir sa responsabilité engagée si le signalement est abusif.

Par ailleurs, je considère que l’internaute qui véhicule des propos violents, haineux ou des contenus illicites n’a pas la même responsabilité selon qu’il a 10, 10 000 ou 1 million de « suiveurs ». Son influence n’est évidemment pas la même. La preuve en est d’ailleurs que, aujourd’hui, l’activité d’un influenceur peut être rémunérée. Dans ce contexte, la proposition formulée par l’association RespectZone – exiger des titulaires de comptes les plus influents qu’ils suivent une formation spécifique au respect numérique et à la modération respectueuse – me parait intéressante et pertinente. 

Enfin, pourquoi ne pas exiger le respect d’un code sur les réseaux ? Voire un permis de conduire sur les réseaux pour les comptes les plus influents ? Ce permis peut être différent selon le nombre de suiveurs. Après tout, quand on conduit, il faut bien un permis de conduire et celui-ci varie selon le type de véhicule (une moto, une voiture, un camion, etc.) … 

P-Y. G. : Ce dont tu parles me fait penser au projet du Digital Markets Act avec des contrôleurs d’accès, c’est-à-dire introduire des seuils quantitatifs de responsabilité. C’est très stimulant. En revanche, selon moi, il faudra passer par une norme, par une loi, un texte contraignant, sinon tu n’auras pas de sanctions.

Ch. F-S : Des réglages sont bien sûr nécessaires mais dans l’ensemble, les textes existent. Je pense que nous disposons vraiment de tout un arsenal qui n’est pas toujours mis en œuvre. Les principales difficultés sont liées à l’identification de l’auteur de l’infraction ou encore à l’exécution des sanctions, aux délais de traitement… qui ne sont pas compatibles avec l’urgence des problèmes rencontrés (par exemple, le retrait d’un contenu illicite).

La plupart des problèmes pourraient être traités en lien direct avec les plateformes et hébergeurs concernés. J’ai été personnellement confrontée à l’usurpation de mon identité sur les réseaux sociaux. J’ai eu recours au dispositif de signalement mis en place par le réseau social. J’ai eu une réponse laconique m’indiquant que le compte de l’usurpateur était conforme aux « standards » de la plateforme alors qu’il était évident que l’usurpateur avait utilisé ma photo, mon nom, etc….  Le problème a pu être réglé par la voie de la notification Lcen. Mais il y a eu une réplication à l’identique du problème peu de temps après. Et j’ai dû repasser par toutes les étapes du même processus pour obtenir gain de cause. Je pense que le rôle et l’aide de la plateforme sont indispensables pour résoudre une grande partie des problèmes et qu’il faudrait un traitement humain dans certaines situations, par exemple lorsqu’une plainte est réitérée – l’algorithme ne peut pas tout traiter. 

P-Y. G. : Est-ce qu’il n’y a pas une mauvaise foi même de la part de ces humains qui se retranchent derrière leur statut, l’effet de masse, la difficulté procédurale d’obtenir gain de cause devant un juge en référé ? Il y a ce sentiment d’impunité qui fait que l’on traîne des pieds. Car l’algorithme pourrait parfaitement déceler le deuxième incident, à partir des données déjà traitées lors du premier et le bloquer. En réalité cela m’apparaît plus comme une absence de volonté humaine.

Ch. F-S : Ce qui me parait important, c’est de hiérarchiser les problèmes et de prévoir des mesures en fonction de la gravité des faits. On ne peut pas traiter de la même manière la situation lorsque la victime est insultée et lorsqu’elle est menacée de mort. Il y a une urgence dans le deuxième cas, or il est noyé dans la masse des signalements. 

P-Y. G. : Oui, c’est le « stay down », il y a une première infraction, elle est retirée par une initiative auprès du professionnel de l’Internet et puis l’infraction recommence. L’algorithme peut la traiter, mais simplement il y a une sorte d’inertie du fait du considérable effet de masse, de quantité de données, derrière lequel s’abritent parfois avec une certaine complaisance les professionnels de l’Internet.

Quel peut-être le rôle de l’éthique pour les principaux acteurs de la société ?

P-Y. G. : Je suis extrêmement réservé au sujet de ce qu’on appelle la « soft law », c’est-à-dire non pas des lois avec des sanctions, mais l’hypothèse des intéressés eux-mêmes qui se donnent des chartes, des conditions générales auprès des internautes, etc., on voit leur peu d’effectivité. Je voudrais citer un auteur que j’aime beaucoup, Carbonnier, pour lequel une norme ne se justifie que par son effectivité. L’effectivité des chartes est à peu près nulle. Donc on revient aux textes de loi avec sanctions et appliqués par les juges dans des cas qui peuvent être des arrêts pilotes et permettraient d’avoir un minimum de pression institutionnelle. L’autorégulation — sauf dans certaines professions comme les avocats, où la déontologie est respectée spontanément ou pas, par l’intermédiaire du Conseil de l’Ordre — est ici peu effective et relèverait plutôt de la bonne conscience.

Ch. F-S : Pour ma part, je pense qu’une charte du citoyen Internaute peut avoir du sens. Pourquoi ne pas prévoir un rappel des 10 obligations de base de l’internaute ? Après tout, on nous demande bien de signer des conditions générales souvent très denses pour pouvoir utiliser tel ou tel service sur internet. Les obligations de l’internaute pourraient être visibles et constitueraient une charte éthique contraignante. La commission parlementaire de réflexion et de propositions sur le droit et les libertés à l’âge du numérique –que j’ai coprésidée avec Christian Paul (notre rapport a été déposé en 2015) – avait travaillé sur une charte des droits et devoirs numériques du citoyen qui a conduit à une déclaration commune de l’Assemblée nationale et de la Chambre des députés italienne. 

Le questionnaire de Désiré Dalloz

Quel est votre meilleur souvenir d’étudiant ?

P-Y. G. : J’ai été major de promotion deux années consécutives, c’est un fort souvenir. Ce sont peut-être les raisons qui ont fait notamment que j’ai pris la direction de l’École de droit de l’Université Paris-Panthéon-Assas, dont je suis très fier, car cette communauté à l’intérieur de la faculté est composée d’élèves de très haut niveau, auxquels on donne une formation complémentaire de pointe.

Ch. F-S : Je conserve un excellent souvenir de mes cours de droit civil avec le professeur Malaurie. Je me souviens en particulier d’un cours, en deuxième année, sur la responsabilité civile délictuelle et contractuelle que j’avais trouvé très ludique. C’est certainement à ce moment-là que j’ai compris que le droit était une matière vivante, qui bouge, qui se transforme et, comme il n’existe jamais de fait absolument objectif, il faut le regard, la parole et l’analyse d’un homme ou d’une femme pour modeler et moduler les faits. Tout cela pour dire que le moment le plus important a été celui où j’ai su que le droit devait impérativement faire partie de ma vie. Alors, évidemment le souvenir le plus marquant est celui où j’ai eu les résultats du CAPA, le sésame qui m’a ouvert tout grand les portes d’une profession magique. 

Quels sont votre héros et votre héroïne de fiction préférés ?

P-Y. G. : J’aime beaucoup Solal, dans Belle du seigneur d’Albert Cohen, à la fois parce qu’il a fait des études de droit, c’est un diplomate, œuvrant pour le droit international (notre sombre actualité…) et que c’est un personnage très romantique, par son amour fou et esthétique pour Ariane. Je suis sous le charme, comme femme, d’Albertine, dans la Recherche de temps perdu de Marcel Proust, qui est une héroïne formidable que le narrateur s’est employé à séduire, alors qu’elle n’était pas spécialement bouleversée par lui, puis qu’il tourmente aussitôt qu’il a obtenu ce qu’il voulait ; il ne la mérite absolument pas et elle finit tragiquement sa jeune existence.

Ch. F-S : Je n’ai pas de héros ni d’héroïne préféré. J’ai des coups de cœur bien sûr ici et là. Comme héroïne, j’aime bien le personnage de Pocahontas. Elle est tout à la fois espiègle, déterminée et bienveillante. Elle rassemble et véhicule l'espoir d’un monde meilleur et plus juste. Je l’avais d’ailleurs choisie, en forme de clin d’œil à la profession, pour accompagner mon message de fin de mandat : voir mon post de fin de mandat au Conseil national des barreaux . Comme héros, comme j’ai entrepris de relire les grands classiques, je trouve le personnage de Jean Valjean dans Les Misérables particulièrement attachant et inspirant. Il démontre que l’humain est capable de changer de visage. Il fait preuve d’un courage, d’une volonté et d’une générosité hors du commun alors que la vie a été particulièrement cruelle pour lui. 

Quel est votre droit de l’homme préféré ?

P-Y. G. : La dignité de l’être humain : humiliée des temps barbares reculés aux atrocités du xxe siècle et dans une moindre, mais réelle mesure, par la façon dont les peuples – au nombre desquels les étudiants, qui ont beaucoup souffert, comme leurs chargés de travaux dirigés et professeurs – ont été malmenés « pour leur bien », par les Politiques pendant la détestable et interminable période du virus en provenance de Chine . Être enfermés chez soi comme des animaux, sous étroit contrôle policier, alors qu’on n’a rien fait de mal, subir les couvre-feux, les fermetures de toutes sortes, voir tant d’employés de tant d’entreprises plongés dans la pire détresse morale, tout cela doit être remémoré (v. P.-Y. Gautier, Ch. Perchet, « De l’abdication de la loi » in Les métamorphoses de la loi. En hommage à Jean Foyer, Éditions Panthéon-Assas, 2022). La dignité – celle d’autrui, tout autant que la sienne propre -– est une constante qu’il faut défendre et chérir avec courage, sans résignation ni fatalisme. Si la civilisation technologique est foudroyante de progrès, l’humaine aurait plutôt régressé, de manière paradoxale. La dignité n’est pas un mot, mais un sentiment viscéral et individuel.

Ch. F-S : Le droit à la défense, le droit à l’avocat. Cela paraît évident dans un État démocratique. Chacun doit être libre de choisir un avocat pour le défendre. Si la parole de l’avocat est libre pour porter la défense dans notre pays, ce n’est pas le cas dans de nombreux pays où les avocats sont inquiétés, poursuivis, emprisonnés pour avoir accepté de défendre certaines positions ou certaines personnes. Je garde le souvenir ému de cette rencontre avec les familles d’avocats prisonniers en Chine qui m’ont expliqué que, non seulement leur conjoint, père ou frère était en prison mais qu’elles étaient elles-mêmes stigmatisées par les pouvoirs en place. Leurs enfants, en particulier, ne pouvaient pas accéder à l’enseignement public. Un autre exemple, emblématique, est celui de Nasrin Sotoudeh, avocate iranienne, défenseure des droits de l’homme, qui a été condamnée à une peine de 33 ans de prison et 148 coups de fouet. Le Conseil National des Barreaux et tous les barreaux de France se sont mobilisés pour demander sa libération. Nous avions même lancé une pétition qui a été signée par des centaines de milliers de personnes. En vain ! Elle est toujours prisonnière. 

 

Auteur :Marina Brillié-Champaux


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