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Le cas du mois

Laissez-moi deux secondes

[ 21 juin 2022 ] Imprimer

Droit de la responsabilité civile

Laissez-moi deux secondes

Au sein de leur association « Maison des jeunes en difficulté », Désiré et Adhémar ont fait une étonnante rencontre avec Laure, jeune espoir du demi-fond français qui, depuis l’annonce de sa candidature aux prochains Jeux Olympiques, fait l’objet d’une forte médiatisation. 

Tous les membres de l’association ont alors été autant vivement surpris de sa venue dans ces lieux accueillant généralement de jeunes étudiants précaires. C’est ainsi qu’ils ont alors appris le terrible coup du sort dont elle avait été victime, quelques semaines avant l’ouverture officielle des JO. Alors que Laure quittait le stade où elle a coutume de s’entraîner, elle fut renversée à un passage piéton par une motocyclette dont le conducteur n’a toujours pas été identifié. L’ampleur des séquelles consécutives à cet accident a obligé Laure à arrêter sa carrière de sportive professionnelle. Inévitable conséquence de cet abandon forcé, son impossibilité de postuler aux JO a eu un retentissement psychologique tel qu’elle ressentit le besoin d’intégrer le groupe de paroles réservé, au sein de l’association, aux jeunes en voie de reconversion professionnelle. Depuis qu’elle y participe, les membres du groupe tentent par tous les moyens de l’aider à tourner la page dans l’espoir de lui redonner confiance en l’avenir. Ainsi lui ont-ils déjà fait remarquer que tout en ayant évidemment le niveau pour être sélectionnée, sa participation à cette compétition d’excellence n’était pas non plus assurée. Il est vrai que Laure n'était qu'au début de sa carrière, n’ayant participé qu’à des championnats junior et à des courses de sélection dans la catégorie espoirs. Pour les convaincre que sans son accident, elle aurait à coup sûr été sélectionnée, elle évoque souvent, non sans une certaine jalousie, un autre jeune espoir de sa génération qui avait été sélectionné alors qu’elle le savait d’un niveau équivalent voire même légèrement en-deça du sien. Les participants les plus réservés se contentent de lui répondre que comparaison n’est pas raison, les plus courageux ajoutant que, malgré la qualité de ses performances, elle-même avait reconnu, dès leur première réunion, que le temps qu’elle avait réalisé durant la phase de pré-sélection n’atteignait pas celui requis pour être retenu. En effet, alors qu’il fallait réaliser un temps de 3,38 mn pour une course de 1 500 mètres, Laure avait d’elle-même reconnu que son meilleur temps n’avait été que de 3,40 mn. Or, à ce niveau de compétition, chaque seconde compte. « Et tu penses vraiment que tu aurais battu ton record si tu avais poursuivi ta carrière ?», osa même un jour lui demander le responsable du groupe. « Qui sait ? », lui répondit Laure d’un air songeur. « On verra bien ce que me dira la commission que je viens de saisir pour dédommagement. Je garde confiance. La preuve, j’ai inventé une nouvelle maxime, qui m’amuse. Il faut bien... Une chance de perdue, dix de retrouvées ! ».

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■ Sélection des faits : Espoir de l’athlétisme français, une jeune femme a été renversée par une motocyclette à un passage piéton. Le conducteur n’ayant pu être identifié, elle saisit une commission d’indemnisation pour voir réparer son dommage tenant à l’impossibilité, consécutive à son accident, de présenter sa candidature aux JO. Selon la jeune athlète, celle-ci était en effet susceptible d’être retenue bien qu’elle n’était qu’au début de sa carrière et que son meilleur temps dans la catégorie pour laquelle elle concourait se situait à deux secondes de celui qui lui aurait permis de participer à cette compétition.

■ Qualification des faits : Une jeune athlète professionnelle a été victime d’un accident de la circulation. Le conducteur n'a pas été identifié. Contrainte de mettre un terme à sa carrière qu’elle venait de débuter, cette postulante aux Jeux Olympiques estime avoir été privée de la possibilité de participer à cette compétition bien qu’elle n’ait jamais atteint les temps requis pour être sélectionnée. Elle saisit alors une Commission d'indemnisation pour obtenir réparation du préjudice de perte de chance.

■ Problème de droit : Incertaine sans être improbable, la possibilité pour une victime candidate à une compétition d’excellence d’atteindre le temps requis pour y participer répond-elle aux conditions de réparation de la perte d’une chance ?

■ Majeure : « L’élément de préjudice constitué par la perte d’une chance présente un caractère direct et certain chaque fois qu’est constatée la disparition, par l’effet du délit, de la probabilité d’un événement favorable, encore que, par définition, la réalisation d’une chance ne soit jamais certaine » (Crim. 6 juin 1990, n° 89-83.703). Pour tenir compte de cet inévitable aléa, seule peut constituer une perte de chance réparable « la disparition actuelle et certaine d’une éventualité favorable » (Civ. 1re, 21 nov. 2006, n° 05-15.674). Selon une logique probabiliste, pour être réparable, la chance perdue doit reposer sur l’espoir légitime et sérieux que l’événement favorable se soit produit si les circonstances n’en avaient pas empêché la survenance : la jurisprudence n’accepte donc en principe d’indemniser la chance perdue par la victime qu’un événement favorable ait pu lui profiter qu’à la condition que la réalisation de cet événement n'était pas simplement hypothétique, mais réelle et sérieuse. C’est à la condition de réunir ces deux caractères que la perte de chance, qui n’échappe pas à l’exigence de certitude du préjudice, peut être réparée.

En pratique cependant, l’incertitude inhérente à la notion de perte de chance explique sans doute que la Cour de cassation ait varié dans son appréciation du taux de probabilité de survenance de la chance attendue, mais manquée. Initialement sévère, elle fait preuve depuis quelques années d’une grande souplesse. En effet, après avoir fermement rappelé la nécessité que la perte de chance fût réelle et sérieuse (Civ. 1re, 4 avr. 2001, n° 98-23.157), elle admit d’indemniser la perte, jugée certaine, d'une faible (Civ. 1re, 16 janv. 2013, n° 12-14.439), voire d’une « minime » chance (Civ. 1re, 12 oct. 2016, n° 15-23.230). Elle confirma ensuite sa volonté d’assouplissement, augurée en 2013 et poursuivie en 2016, par un nouvel arrêt rendu cette même année (Civ. 1re, 14 déc. 2016, n° 16-12.686), prononçant la cassation de l’arrêt ayant retenu qu’une cliente avait échoué à démontrer que la faute commise par son avocat lui avait fait perdre une chance d’obtenir en justice le remboursement de sa créance. Au motif depuis devenu suffisant que toute perte de chance ouvre droit à réparation, elle en vient désormais à délaisser la nécessité pour le demandeur en réparation de la perte d’une chance de démontrer l’existence d’une probabilité minimale de survenance d’une éventualité plus favorable (Civ. 2e, 20 mai 2020, n° 18-25.440 ; Civ. 1re, 14 déc. 2016, préc.) en sorte que pour débouter la victime de sa demande en réparation, le juge doit constater l’improbabilité certaine que la victime ait pu profiter de la chance prétendument perdue.

■ Mineure : En application de la règle maintenant acquise selon laquelle toute perte de chance ouvre droit à réparation, Laure devrait pouvoir obtenir facilement l’indemnisation de sa perte de chance d’être sélectionnée et de participer aux JO dès lors que l’espoir qu’elle nourrissait d’atteindre le temps requis et d’être ainsi sélectionnée était légitime. Dit autrement, sans être certaine, cette éventualité n’était pas totalement exclue. En effet, son jeune âge, son début de carrière prometteur ainsi que le temps qu’elle avait réalisé en pré-sélection, proche d’atteindre celui exigé, auguraient une marge de progression rendant crédible la chance perdue d’avoir pu atteindre le temps requis pour être sélectionnée. Cet élément tiré de sa possible participation aux JO devrait suffire, dès lors que la victime est désormais exonérée de rapporter la preuve de l'existence de la perte d'une chance sérieuse. Un arrêt récent rendu par la deuxième chambre civile, dont les faits font écho à ceux en l’espèce exposés, conforte cette hypothèse (Civ. 2e, 25 mai 2022, n° 20-16.351). Dans cette affaire, la cour d’appel refusait l’indemnisation au motif que si elle avait participé à des championnats juniors et à des courses de sélection catégorie espoirs, la victime n’était qu’au début de sa carrière et ne fournissait aucune explication permettant de penser qu’elle aurait pu atteindre le temps nécessaire pour être sélectionné aux Jeux Olympiques (3,42 minutes contra 3,38 minutes). La victime ne rapportait donc pas la preuve de l’existence d’une chance sérieuse. Or, objecte la Cour de cassation, la victime n’a pas à apporter la preuve de l'existence de la perte d'une chance sérieuse, toute perte de chance, même faible, ouvrant droit à réparation : la cour d’appel qui a exigé une telle preuve a violé l'article 706-3 du code de procédure pénale et le principe de la réparation intégrale sans perte ni profit pour la victime. Il était en effet difficile d’approuver l’argumentation des juges d’appel dès lors que ces derniers n’avaient pas constaté l'absence de probabilité pour la victime d'atteindre le temps requis et d’être ainsi sélectionnée pour les JO.

■ Conclusion : Une chance de perdue, dix de retrouvées …

Sur la méthodologie du cas pratique : V. vidéo Dalloz

 

 

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