Actualité > À la une

À la une

[ 13 mai 2022 ] Imprimer

Libertés fondamentales - droits de l'homme

Peut-on manifester nu à vélo ?

Le préfet de police de Paris n’a pas porté une atteinte disproportionnée à la liberté d’expression, à la liberté de manifestation et à la liberté vestimentaire en interdisant le parcours, à Paris, d'une manifestation de cyclistes nus.

CAA 14 avril 2022, n° 20PA02298

La Fédération française de naturisme et l'Association pour la promotion du naturisme en liberté avaient déclaré à la préfecture de police de Paris la manifestation dite World Naked Bike Ride qu'elles souhaitaient organiser le 8 septembre 2019 à Paris sur un parcours de 16,2 kilomètres entre le Bois de Vincennes, le parc de Bercy, la place de la Bastille et la place de la Nation, de 14 heures à 18 heures. Le préfet a, par arrêté, interdit le parcours de la manifestation.

Deux demandes distinctes étaient posées par les associations à la cour administrative d’appel. La première concernait une demande de transmission de QPC au Conseil d’État sur l'article 222-32 du code pénal relatif au délit d’exhibition sexuelle, la seconde, l’annulation du jugement du tribunal administratif et par conséquent de l'arrêté préfectoral litigieux.

■ Notion de délit d’exhibition sexuelle

Prévu par l’article 222-32 du code pénal, l'«exhibition sexuelle imposée à la vue d'autrui dans un lieu accessible aux regards du public est punie d'un an d'emprisonnement et de 15 000 € d'amende ». Le législateur n'apporte pas d'éléments permettant de mieux cerner cette notion. 

Toutefois, la circulaire du 14 mai 1993 relative aux dispositions de la partie législative du nouveau code pénal délimite les possibilités de poursuites à l'encontre des personnes affichant leur nudité : « l'incrimination [visée à l'art. 222-32 C. pén.] a été formulée de manière à écarter toute possibilité de poursuites à l'encontre de personnes se livrant au naturisme dans des lieux spécialement aménagés à cet effet. Le texte précise en effet que pour être répréhensible, l'exhibition sexuelle doit avoir été « imposée à la vue d'autrui ». Cette précision ne signifie toutefois pas que l'infraction ne saurait être constituée que lorsqu'un tiers a effectivement été témoin de l'exhibition. Il suffit en effet que cette exhibition soit réalisée en un lieu accessible aux regards du public et dans lequel une personne non consentante est susceptible de l'apercevoir - ce qui n'est pas le cas dans un lieu où se trouvent des naturistes.» 

Selon la jurisprudence de la Cour de cassation, l'exhibition sexuelle consiste ainsi à montrer tout ou partie de ses organes sexuels à la vue d'autrui dans un lieu accessible aux regards du public (Crim. 1er déc. 1848 ; Crim. 4 janv. 2006, n° 05-80.960 ; Crim. 9 janv. 2019, n° 17-81.618), elle est susceptible d'entraîner des troubles à l'ordre public, alors même que l'intention exprimée par son auteur est dénuée de toute connotation sexuelle. 

En l’espèce, le préfet de police a interdit une manifestation sur un parcours déclaré en application de l'article L. 214-1 du code de la sécurité intérieure, en se fondant sur la circonstance que le fait d'être nu dans l'espace public caractérisait l'infraction prévue par l'article 222-32 du code pénal. Les requérants ont posé une QPC concernant ce dernier article : celui-ci est-il conforme au principe de nécessité des infractions, dès lors qu'il permet de réprimer le seul fait d'être publiquement nu, sans que cette nudité soit accompagnée d'un comportement de nature sexuelle ou obscène ? Faut-il également considérer que la répression pénale du seul fait de se présenter publiquement en état de nudité respecte le principe de nécessité des peines, les libertés d'opinion et de conscience, la liberté d'expression individuelle et collective, la liberté vestimentaire, composante de la liberté personnelle, le principe de proportionnalité des peines ?

La cour administrative d’appel refuse de transmettre la QPC au Conseil d’État. En effet, ces dispositions n'ont pas pour effet de porter atteinte à la liberté de conscience ou d'opinion, elles ne peuvent être regardées comme portant atteinte aux principes constitutionnels de nécessité des délits et des peines et de proportionnalité des peines ni comme portant à la liberté d'expression une atteinte qui ne serait pas nécessaire, adaptée et proportionnée. Le principe de la liberté vestimentaire, laquelle est une composante de la liberté personnelle, doit se concilier avec les exigences inhérentes à la sauvegarde de l'ordre public, lesquelles peuvent légalement fonder une interdiction de circuler en état de nudité sur la voie publique.

■ Exhibition sexuelle et libertés publiques : quid de l’arrêté litigieux ?

L'exhibition sexuelle n’est pas pénalement répréhensible lorsque le comportement relève de la manifestation d'une opinion politique. Ainsi, si l'exhibition de la poitrine d'une femme entre bien dans les prévisions du délit prévu à l'article 222-32 du code pénal, l'incrimination d'un tel comportement, lorsqu'il s'inscrit dans une démarche de protestation politique (Femen), compte tenu de la nature et du contexte de l'agissement en cause, constitue une ingérence disproportionnée dans l'exercice de la liberté d'expression (Crim. 26 févr. 2020, n° 19-81.827).

En l’espèce, le fait de souhaiter manifester nu à vélo afin de « faire vivre la liberté d'être nu comme expression de la fragilité humaine, de la nécessité de se reconnecter avec la nature et avec sa propre nature et sans honte du corps. Faire vivre la nudité comme symbole de l'abandon du superflu, du pacifisme, des valeurs républicaines de liberté, d'égalité, de fraternité et de laïcité » ne relève-t-il pas également de la manifestation d’une opinion politique ? Certes, une Femen ne montre pas toute sa nudité contrairement aux cyclistes nus…

En vertu du premier alinéa de l'article L. 211-1 du code de la sécurité intérieure : « Sont soumis à l'obligation d'une déclaration préalable tous cortèges, défilés et rassemblements de personnes, et, d'une façon générale, toutes manifestations sur la voie publique » et du premier alinéa de l'article L. 211-4 du même code : « Si l'autorité investie des pouvoirs de police estime que la manifestation projetée est de nature à troubler l'ordre public, elle l'interdit par un arrêté qu'elle notifie immédiatement aux signataires de la déclaration au domicile élu. »

En l’espèce, manifester nu à vélo troublerait-il l’ordre public ? La Cour administrative d’appel répond par l’affirmative :

-        « le principe de la liberté vestimentaire, composante de la liberté personnelle garantie par les articles 4 et 5 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen, doit se concilier avec les exigences constitutionnelles inhérentes à la sauvegarde de l'ordre public, lesquelles peuvent légalement fonder une interdiction de circuler en état de nudité sur la voie publique » ;

-        « la liberté d'expression, la liberté de réunion pacifique et la liberté d'association, garanties par les stipulations des articles 10 et 11 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales, dont il ne s'infère pas qu'elles auraient pour objet ou pour effet de garantir la liberté de circuler en état de nudité sur la voie publique, ne s'exercent pas de manière absolue et peuvent, comme lesdites stipulations le prévoient elles-mêmes, faire l'objet des restrictions notamment nécessaires à " la défense de l'ordre ", à " la prévention du crime " et à " la protection de la morale ", qui se rattachent ainsi aux exigences inhérentes à la sauvegarde de l'ordre public ».

Ainsi ne porte pas une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté de manifester, le préfet qui interdit, au nom de l'ordre public, le parcours d’une manifestation à vélo nu dans Paris (V. également TA Bordeaux, 4 sept. 2022, n° 2104539).

Références

■ Crim. 4 janv. 2006, n° 05-80.960 P: D. 2006. IR 392 ; ibid. Pan. 1655, obs. Garé ; Dr. pénal 2006. Comm. 33, obs. Véron; RSC 2006. 320, obs. Mayaud   

■ Crim. 1er déc. 1848: S. 1849. 1. 543

■ Crim. 9 janv. 2019, n° 17-81.618 P: DAE 13 févr. 2019, note C. Liévaux ; D. actu. 21 janv. 2019, obs. Goetz; D. 2019. 738, note Saenko ; ibid. Pan. 2320, obs. Mirabail ; AJ pénal 2019. 152, obs. Ménabé ; RSC 2019. 91, obs. Mayaud

■ Crim. 26 févr. 2020, n° 19-81.827 P: DAE 18 mars 2020, note C. Liévaux ; D. actu. 6 mars 2020, obs. Blocman; AJ pénal 2020. 247, obs. Thierry ; ibid. 2020. 339, obs. Cappello ; RSC 2020. 659, obs. Dreyer ; ibid. 909, obs. Pin ; ibid. 2020. 307, obs. Mayaud ; Dr. pénal 2020, n° 69, obs. Conte.

■ TA Bordeaux, 4 sept. 2022, n° 2104539 AJDA 2022. 196

 

Auteur :Christelle de Gaudemont


  • Rédaction

    Directeur de la publication-Président : Ketty de Falco

    Directrice des éditions : 
    Caroline Sordet
    N° CPPAP : 0122 W 91226

    Rédacteur en chef :
    Maëlle Harscouët de Keravel

    Rédacteur en chef adjoint :
    Elisabeth Autier

    Chefs de rubriques :

    Le Billet : 
    Elisabeth Autier

    Droit privé : 
    Sabrina Lavric, Maëlle Harscouët de Keravel, Merryl Hervieu, Caroline Lacroix, Chantal Mathieu

    Droit public :
    Christelle de Gaudemont

    Focus sur ... : 
    Marina Brillié-Champaux

    Le Saviez-vous  :
    Sylvia Fernandes

    Illustrations : utilisation de la banque d'images Getty images.

    Nous écrire :
    actu-etudiant@dalloz.fr