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[ 22 juin 2022 ] Imprimer

Droit pénal général

Décrochage des portraits du Président : quelle immunité pour les militants ?

Confirmant l’impératif du contrôle de proportionnalité aux fins de vérifier que l’infraction ne porte pas une atteinte disproportionnée à la liberté d’expression, la Cour de cassation précise néanmoins que la démarche de protestation politique ne suffit pas, per se, à caractériser l’immunité, sans paramètres circonstanciés et propres à l’infraction concernée.

Cass. crim., 18 mai 2022, n° 21-86.685 B

La Cour de cassation poursuit sa jurisprudence autour du contrôle de proportionnalité vis-à-vis d’actions militantes dont les poursuites sont à mettre en perspective avec la liberté d’expression. Ayant considéré dans de précédentes affaires aux faits similaires qu’aucune cause d’irresponsabilité pénale n’était applicable, elle avait néanmoins exhorté les juges du fond à vérifier si l’incrimination des comportements ne constituait pas une atteinte disproportionnée à la liberté d’expression. À cette occasion, elle avait ouvert la porte à un « fait justificatif » d’origine prétorienne, proche d’une cause subjective d’irresponsabilité pénale (V. Crim. 10 janvier 2018, n° 17-80.816 ; 9 janv. 2019, n° 17-81.618 ; 26 février 2020 ; 22 sept. 2021, nos 20-80.489, 20-85.434 et 20-80.895 ; comp. récemment, CAA 14 avr. 2022).

Saluée par certains auteurs pour son caractère audacieux, provoquant l’inquiétude des autres pour son caractère approximatif, cette jurisprudence poursuit son chemin et affine les conditions « d’application » de ce contrôle de proportionnalité. Si ce contrôle a pu justifier notamment l’exhibition sexuelle d’une Femen dont la démarche de protestation politique relevait de la liberté d’expression, la Cour de cassation apporte ici certaines précisions non négligeables quant aux éléments devant être pris en compte au titre du raisonnement à mener pour apprécier la proportionnalité entre la nature et la gravité de l’infraction et la liberté d’expression.

Les faits ont été commis par des militants de l’organisation « Action non-violente COP21 » qui se sont emparés du portrait du Président de la République exposé dans une mairie du Bas-Rhin. Ils y ont affiché, en lieu et place du portrait, un tract expliquant que l’action consistait à une réquisition temporaire du portrait du Président jusqu’à ce que soit amorcée, par le Gouvernement, une politique environnementale respectueuse des engagements pris par la France à l’occasion de la COP21. Poursuivis pour vol aggravé, les prévenus ont été relaxés par le tribunal correctionnel de Strasbourg. Le ministère public ayant relevé appel de cette décision, la cour d’appel de Colmar infirme le jugement et les condamne à une amende de 400 euros avec sursis.

De nombreux arguments sont invoqués par les demandeurs au soutien du pourvoi. Ils reprochent à la cour d’appel d’avoir considéré que l’infraction de vol ne constituait pas une ingérence disproportionnée au regard de la liberté d’expression si bien que l’article 10 de la Convention EDH n’était pas violé. Au contraire, les prévenus soulèvent cette ingérence, précisant que l’appréciation du caractère proportionné de l’incrimination doit reposer sur des critères pertinents. Ils évoquent en ce sens plusieurs critères et éléments d’appréciation à prendre en considération au titre du contrôle de proportionnalité tels que le lien entre le comportement constitutif de l’infraction et le message qu’il vise à exprimer mais également le contexte de l’infraction, ses modalités de réalisation et le faible résultat de cette dernière. Selon les auteurs du pourvoi, la cour d’appel a par ailleurs fait preuve d’une insuffisance dans l’appréciation de la proportionnalité en se fondant uniquement sur le motif de ce que les prévenus disposaient de moyens légaux pour s’exprimer, sans même se référer aux critères précités. Ainsi, la seule circonstance que cette dénonciation puisse emprunter d’autres canaux ne saurait justifier qu’elle soit pénalement réprimée.

Par ailleurs, il est reproché à la cour d’appel d’avoir pris en considération, au titre de l’appréciation du caractère proportionné de l’incrimination, le risque que d’autres actions pourraient s’en prendre à des biens publics de plus grande valeurs, critère inopérant qui, selon le pourvoi, est hypothétique. Toujours au titre des motifs inopérants, les auteurs du pourvoi reprochent à la cour d’appel d’avoir fondé une partie de son raisonnement sur le refus de restituer le portrait alors même que ce refus de restitution participe de l’action menée et de l’opinion politique émise par les prévenus.

Les prévenus estiment également que la proportionnalité de l’ingérence doit s’opérer non seulement au regard de la sanction prononcée et des poursuites mais également de l’ingérence résultant des mesures d’enquêtes imposées et subies par les prévenus.

Il est enfin reproché à la cour d’appel de ne s’être pas prononcée quant au fait de savoir si l’ampleur de la répression, notamment le suivi des affaires similaires par le bureau de lutte anti-terroriste, ne manifestait pas la volonté des pouvoirs publics de réprimer ou de dissuader l’expression d’une opinion critique à l’égard du Gouvernement et non pas seulement d’assurer la répression d’infractions pénales et de prévenir ou mettre fin à un trouble à l’ordre public.

La Cour de cassation rappelle en premier lieu que la liberté d’expression peut se trouver, dans son exercice, soumise à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions légalement prévues lorsqu’ils constituent des mesures nécessaires à la défense de l’ordre public et à la prévention du crime. Elle souligne dans le même temps que l’incrimination peut, dans certaines circonstances, constituer une ingérence disproportionnée dans l’exercice d’un droit, notamment la liberté d’expression. La Cour de cassation souligne néanmoins les critères et paramètres à prendre en considération au titre du contrôle de proportionnalité. Au titre de ces éléments, doivent notamment être pris en compte outre le lien direct entre le comportement incriminé et la liberté d’expression, les circonstances des faits, la gravité du dommage ou du trouble causé.

Dans le cas particulier de la poursuite de vol, elle précise que doivent ainsi être considérés la valeur matérielle du bien, le cas échéant, sa valeur symbolique ainsi que la réversibilité ou l’irréversibilité du dommage causé. Elle souligne que le défaut de restitution invoqué par la cour d’appel aurait effectivement évité une perquisition voire les poursuites pénales elles-mêmes. Par l’énoncé de ces motifs, la Cour de cassation considère être en mesure de s’assurer que « bien que l’action menée par les prévenus se soit inscrite dans le cadre d’une démarche militante et puisse être considérée comme une expression au sens de l’article 10 précité, la condamnation prononcée n’est pas disproportionnée au regard de la valeur symbolique du portrait du Président de la République et du refus de le restituer tant que leurs revendications ne seraient pas satisfaites ».

La décision pourra soulever plusieurs remarques. Si elle ne revient pas sur l’arrêt adopté par la cour d’appel, confirmant ainsi la condamnation, elle n’en apporte pas moins la confirmation de ce qu’une action militante non violente peut justifier, au nom de la liberté d’expression, une infraction dès lors que cette dernière porte une atteinte disproportionnée à la liberté d’expression. Elle s’en remet néanmoins à l’appréciation de la cour d’appel dont l’argumentaire développé semble justifié et suffisant pour mettre la Cour de cassation en mesure de s’assurer de l’absence de disproportion. Les critères à prendre en considération sont particulièrement circonstanciés si bien que les contours et les modalités du contrôle de proportionnalité ne peuvent être réellement généralisés et doivent faire l’objet d’une appréciation in concreto.

Références :

https://www.dalloz.fr/documentation/Document?id=CASS_LIEUVIDE_2018-01-10_1780816

Crim. 10 janvier 2018, n°17-80.816 : D. 2018. 1061, note L. François, D. 2018, p. 1061 ; ibid. 919, obs. RÉGINE ; RSC 2018. 417, obs. Y. Mayaud.

Crim. 9 janv. 2019, n° 17-81.618 P : DAE 13 févr. 2019, note C. Liévaux ; D. actu. 21 janv. 2019, obs. Goetz ; D. 2019. 738, note L. Saenko ; ibid. 2320, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, C. Ginestet, M.-H. Gozzi, S. Mirabail et E. Tricoire ; AJ pénal 2019. 152, obs. C. Ménabé ; Légipresse 2019. 78 et les obs. ; RSC 2019. 91, obs. Y. Mayaud.

Crim. 26 février 2020, n° 19-81.827 PDAE 18 mars 2020, obs. C. Liévaux D. actu., 6 mars 2020, obs. Blocman, D. 2020. 438 ; ibid. 2367, obs. G. Roujou de Boubée, C. Ginestet, M.-H. Gozzi, S. Mirabail et E. Tricoire ; ibid. 2021. 863, obs. RÉGINE ; AJ pénal 2020. 247, étude J.-B. Thierry ; Légipresse 2020. 148 et les obs. ; ibid. 233, étude L. François ; ibid. 2021. 112, étude E. Tordjman et O. Lévy ; RSC 2020. 307, obs. Y. Mayaud ; ibid. 909, obs. X. Pin.

Crim. 22 sept. 2021, n° 20-80.489 B D. actu. 8 oct. 2021, obs. M. Recotillet ; D. 2021. 1720, et les obs. ; AJ pénal 2021. 533, obs. G. Chetard ; RSC 2021. 823, obs. X. Pin.

Crim. 22 sept. 2021, n° 20-85.434 B D. actu. 8 oct. 2021, obs. M. Recotillet ; AJ pénal 2021. 533 ; Légipresse 2021. 462 et les obs. ; ibid. 600, étude C. Bigot ; ibid. 2022. 121, étude E. Tordjman, O. Lévy et J. Sennelier ; RSC 2021. 823, obs. X. Pin.

Crim. 22 sept. 2021, n° 20-85.434 B D. actu. 8 oct. 2021, obs. M. Recotillet ; RSC 2021. 823, obs. X. Pin.

CAA 14 avr. 2022, n° 20PA02298 : DAE 13 mai 2022, note C. de Gaudemont.

 

Auteur :Chloé Liévaux


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