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[ 13 mai 2024 ] Imprimer

Droit de la responsabilité civile

Troubles anormaux de voisinage : l’adoption d’un fondement autonome

D’origine prétorienne, le principe de la responsabilité pour troubles anormaux du voisinage vient d’être consacré dans le Code civil, dont l’article 1253 nouveau restreint le domaine d’application à l’effet de tarir le contentieux, notamment en zone rurale.

Jusqu’à présent, la responsabilité pour troubles anormaux de voisinage était purement prétorienne. C’est la Cour de cassation qui, au milieu des années 1980, a posé le principe général, frappé en maxime, selon lequel « Nul ne doit causer à autrui un trouble anormal de voisinage » (Civ. 2e, 19 nov. 1986, n° 84-16.379). Faisant de l’anormalité du trouble causé à son voisin la source d’une responsabilité objective (sans faute), la jurisprudence a, depuis cet arrêt de principe, construit un régime spécifique et autonome, dont l’unique fondement est le dommage et la réparation, la seule fonction (Civ. 2e, 26 juin 1995, n° 93-12.681 ; Civ. 3e, 11 févr. n° 96-10.257 ; Civ. 3e, 11 mai 2000, n° 98-18.249 ; Civ. 3e, 18 juin 2013, n° 12-10.249). Or à l’effet d’étendre, au profit de la victime, le domaine d’application de ce régime purement objectif, l'on a vu les juges esquisser les contours élargis de la notion de voisinage. Ne se limitant pas à une contiguïté matérielle et permanente, cette notion vise la réalité et l’anormalité d’une nuisance émanant d’une propriété située dans le voisinage, au sens large et courant du terme. Cette conception extensive de la notion de voisin s’est traduite par l’indifférence des juges au titre de la personne chez qui le trouble prend sa source (propriétaire, quand bien même il ne résiderait sur le fonds affecté de nuisances, usufruitier, locataire, occupant). En particulier, cette approche s’est manifestée, dans le cas de troubles issus de travaux immobiliers, par la possibilité d’engager la responsabilité de tous les intervenants, allant du propriétaire du fonds, ce qui se comprend bien, à l'entrepreneur (Civ. 1re, 18 mars 2003, n° 99-18.720 : « L’entrepreneur, auteur de travaux à l’origine des dommages, est responsable de plein droit des troubles excédant les inconvénients normaux du voisinage constatés dans le fonds voisin », qualifié de "voisin occasionnel" (Civ. 3e, 22 juin 2005, n° 03-20.068), ce qui se comprend moins bien, a fortiori lorsque l’entrepreneur qui a sous-traité certaines opérations n’était pas présent sur le chantier et ne peut donc pas, de fait, être à l’origine du trouble. Difficile à justifier autrement que par une volonté d’élargissement de la théorie, cette évolution a été freinée par la Cour de cassation elle-même, celle-ci ayant finalement délaissé le recours à la notion de voisin occasionnel au profit d’une appréciation purement causale, centrée sur la participation effective de l’entrepreneur à la naissance du trouble (Civ. 3e, 9 févr. 2011, n° 09-71.570 et Civ. 3e, 28 avr. 2011, n° 10-14.516). Plus restrictive, cette nouvelle solution a conduit à limiter l’engagement de la responsabilité de l’entrepreneur au cas où son intervention aurait causé, en tout ou partie, la survenance du trouble. À l’inverse, la notion de voisin effectif restant écartée, l’entrepreneur présent sur un chantier peut ne pas être responsable si son intervention est sans cause sur le trouble. 

Une autre limite au domaine d’application de la théorie a également été posée par le législateur : première source légale de la théorie dite de l’antériorité ou de la pré-occupation, l’article L. 113-8 du Code de la construction et de l’habitation disposait que le trouble anormal de voisinage n'entraîne pas de droit à réparation lorsque l’activité générant des nuisances préexiste à l’installation de la victime du trouble, et qu’elle se poursuit dans les mêmes conditions, c’est‑à‑dire sans changement d’activité. Ce fait justificatif tiré de la pré-occupation collective du fonds nuisible repose sur l’idée d’acceptation des inconvénients inhérents à certaines zones (industrielles, agricoles). L’utilité sociale et le bien commun justifient l’existence d’aires de bruit, de pollution, inhabitables, dans lesquelles l’industrie peut s’établir à loisir. Nul ne saurait remettre en cause cet équilibre, et le particulier qui voudrait s’y installer ne pourrait s’en prendre qu’à lui-même. D’abord appréhendé par le droit spécial, ce droit d’antériorité couvrait un domaine large : étaient visées les activités agricoles, industrielles, artisanales, commerciales, touristiques, culturelles et aéronautiques. Son application supposait toutefois le respect des dispositions légales ou réglementaires relatives aux constructions (Civ. 2e, 5 oct. 2006, n° 05-17.602) et se trouvait inefficace en cas d’aggravation des nuisances (Civ. 3e, 23 févr. 2005, n° 03-20.380).

Une loi adoptée le 15 avril dernier (L. n° 2024-346 visant à adapter le droit de la responsabilité civile aux enjeux actuels) consacre dans le Code civil le principe de responsabilité pour troubles anormaux de voisinage tel qu’il a été posé par la jurisprudence. Elle vient également renforcer les restrictions précitées à son champ d’application. Face à l’abondance du contentieux qu’il convient de tarir, notamment en zone rurale (v. déjà, la loi n° 2021-85 du 29 janvier 2021 visant à protéger le patrimoine sensoriel des campagnes françaises), l'article 1253 nouveau du Code civil, dans la rédaction adoptée, est rédigé comme suit : "Le propriétaire, le locataire, l’occupant sans titre, le bénéficiaire d’un titre ayant pour objet principal de l’autoriser à occuper ou à exploiter un fonds, le maître d’ouvrage ou celui qui en exerce les pouvoirs qui est à l’origine d’un trouble excédant les inconvénients normaux de voisinage est responsable de plein droit du dommage qui en résulte". On remarquera que l'entrepreneur n’est tout bonnement plus soumis à la théorie des troubles anormaux de voisinage, puisque la responsabilité incombera au seul maître de l'ouvrage, pour le compte duquel est réalisée l’opération. Evinçant l’approche causaliste dernièrement adoptée par la Cour de cassation, la loi en revient à l’approche personnaliste traditionnelle du trouble, qui veut que la responsabilité pèse sur la personne du voisin, soit le maître de l’ouvrage. 

Le texte consacre également la théorie de l'antériorité ou de la « pré-occupation », figurant à l’article 113-8 précité, mais l’étend à tout type d'activités (C. civ. art. 1253, al. 2). Telle est la nouveauté de la transposition de la théorie en droit commun. Le texte de l’article 113-8 est en conséquence abrogé. La mise en œuvre du texte nouveau conduit à refuser la condamnation au titre des troubles anormaux de voisinage " lorsque le trouble anormal provient d’activités, quelle qu’en soit la nature, existant antérieurement à l’acte transférant la propriété ou octroyant la jouissance du bien ou, à défaut d’acte, à la date d’entrée en possession du bien par la personne lésée", pour peu que ces activités aient été exercées conformément aux lois et aux règlements. Dans ces conditions, la responsabilité de l’auteur du trouble ne pourra pas être engagée si une activité de toute nature est antérieure à l'installation de la personne se plaignant d’un trouble anormal, qu'elle respecte la législation et qu’elle se poursuit dans les mêmes conditions ou dans des conditions nouvelles qui ne sont pas à l’origine de l’aggravation du trouble anormal de voisinage.

Références :

■ Civ. 2e, 19 nov. 1986, n° 84-16.379

■ Civ. 2e, 26 juin 1995, n° 93-12.681 : D. 1996. 59, obs. A. Robert ; AJDI 1995. 971 ; ibid. 972, obs. C. Giraudel ; RDI 1996. 175, obs. J.-L. Bergel ; RTD civ. 1996. 179, obs. P. Jourdain

■ Civ. 3e, 11 févr. 1998, n° 96-10.257 D. 1999. 529, note S. Beaugendre ; AJDI 1998. 632, obs. H. Fabre-Luce ; RDI 1998. 608, obs. J.-L. Bergel

■ Civ. 3e, 11 mai 2000, n° 98-18.249 : D. 2001. 2231, obs. P. Jourdain ; ibid. 3581, obs. C. Atias ; AJDI 2001. 345 ; ibid. 346, obs. P. Guitard ; RDI 2000. 313, obs. M. Bruschi

■ Civ. 3e, 18 juin 2013, n° 12-10.249 : AJDI 2013. 780

■ Civ. 1re, 18 mars 2003, n° 99-18.720 : RDI 2003. 284, obs. P. Malinvaud ; ibid. 314, obs. L. Grynbaum ; RTD civ. 2003. 513, obs. P. Jourdain

■ Civ. 3e, 22 juin 2005, n° 03-20.068 : D. 2006. 40, note J.-P. Karila ; AJDI 2005. 858 ; RDI 2005. 330, obs. E. Gavin-Millan-Oosterlynck ; ibid. 339 et les obs. ; ibid. 2006. 251, étude P. Malinvaud ; RTD civ. 2005. 788, obs. P. Jourdain

■ Civ. 3e, 9 févr. 2011, n° 09-71.570 : D. 2011. 2298, obs. B. Mallet-Bricout et N. Reboul-Maupin ; RDI 2011. 227, obs. P. Malinvaud ; RTD civ. 2011. 361, obs. P. Jourdain

■ Civ. 3e, 28 avr. 2011, n° 10-14.516 : D. 2011. 1282 ; ibid. 2607, point de vue N. Reboul-Maupin ; RDI 2011. 402, obs. P. Malinvaud

■ Civ. 2e, 5 oct. 2006, n° 05-17.602 : RDI 2007. 124, obs. F. G. Trébulle

■ Civ. 3e, 23 févr. 2005, n° 03-20.380 RDI 2005. 196, obs. F. G. Trébulle

 

Auteur :Merryl Hervieu


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