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[ 2 décembre 2022 ] Imprimer

Libertés fondamentales - droits de l'homme

Condamnation de la Suisse pour atteinte à la vie privée d’un enfant né d’une GPA à l’étranger

La CEDH a jugé le 22 novembre 2022 que l’absence en droit suisse, jusqu’en 2018, de modes alternatifs à la reconnaissance, pour un couple de même sexe, du lien de filiation entre leur enfant, né à l’étranger d’une GPA, et son parent d’intention non génétique, constitue une violation du droit à la vie privée de l’enfant.

CEDH 22 nov. 2022, D.B. et autres c/ Suisse, nos 58817/15 et 58252/15

Lié par un pacte civil, un couple d’hommes avait conclu un contrat de gestation pour autrui (GPA) aux États-Unis à l’issue duquel était né leur enfant, conçu à partir d’un don d’ovule et d’une mère porteuse. Une fois la grossesse confirmée, un tribunal californien avait déclaré les deux membres du couple comme les parents légaux de l’enfant à naître et à la suite de la naissance, un certificat de naissance, conforme à ce jugement, avait été établi sur le sol américain. De retour en Suisse, le couple avait demandé aux autorités locales de reconnaître la décision américaine et de retranscrire dans les registres d’état civil suisse le certificat de naissance de leur enfant. Cette demande ayant été rejetée par l’office de l’état civil du canton de leur résidence, le couple avait, à la suite d’un recours formé contre cette décision, obtenu l’inscription à l’état civil dudit acte de naissance. L’Office fédéral de la justice (OFJ) avait contesté cette décision devant le Tribunal administratif cantonal. Après avoir mis en balance les intérêts en présence, en l’occurrence l’interdiction de la GPA en Suisse et « le bien » de l’enfant, le tribunal cantonal considéra que l’enfant ne devait pas subir les conséquences négatives du choix de ses parents et qu’il en allait de son intérêt de voir sa filiation légalement établie à l’égard de ses deux pères d’intention.

L’OFJ avait alors saisi le Tribunal fédéral, qui annula l’arrêt de la juridiction cantonale au motif que le recours à une convention GPA afin de contourner l’interdiction en Suisse de la maternité pour autrui constituait une fraude à la loi. S’il reconnut le lien de filiation entre l’enfant et son père d’intention génétique, il refusa en revanche de reconnaître le lien constaté par la justice américaine entre l’enfant et son parent d’intention non génétique. Le Tribunal fédéral estima en effet que malgré ce refus, la situation de l’enfant serait suffisamment protégée par le système juridique suisse et conforme au principe de son intérêt supérieur. À cet égard, le Tribunal rappela que l’enfant vivait depuis sa naissance avec les deux membres du couple, de sorte qu’ils formaient une communauté familiale protégée par l’article 8 de la Conv. EDH. En outre, l’enfant avait acquis la nationalité suisse par l’effet de son lien de filiation avec son parent d’intention génétique et, dès lors, n’était pas menacé d’apatridie. Par ailleurs, toujours en qualité d’enfant de son père légal, il avait été enregistré à l’état civil et portait le nom de celui‑ci. Enfin, en cas d’empêchement de son second parent d’intention, l’enfant n’aurait pas été privé de toute relation juridique avec lui, la loi fédérale sur le partenariat enregistré entre personnes de même sexe accordant au parent d’intention non génétique de l’enfant certains droits et devoirs d’assistance.

À la suite de cette décision, le couple a formé une requête devant la CEDH à l’effet de voir reconnu le lien de filiation du second parent d’intention, étant précisé que trois ans après leur requête, une modification du Code civil suisse autorisant l’adoption de l’enfant du partenaire enregistré entra en vigueur, ce dont le couple a demandé à bénéficier. Les requérants dénonçaient le refus des autorités suisses de reconnaître le lien de filiation entre le parent d’intention non génétique (premier requérant) et l’enfant (troisième requérant) en ce qu’il constituerait, principalement, une violation du droit au respect de la vie privée de l’enfant. Ils estimaient en outre qu’une procédure d’adoption, en lieu et place de la retranscription de l’acte de naissance, ne permettrait pas de remédier à cette atteinte.

■ Notion de vie privée de l’enfant né d’une GPA – Dans l’arrêt Mennesson (CEDH 26 juin 2014, Mennesson c/ France, n° 65192/11), la Cour européenne avait examiné sous l’angle de l’article 8 de la Convention l’impossibilité pour deux filles nées en Californie d’une gestation pour autrui d’obtenir en France la reconnaissance de la filiation légalement établie aux États-Unis entre elles et leur père biologique (§ 100). Elle en avait conclu à la violation du droit au respect de la vie privée des enfants. Pour parvenir à cette conclusion, elle avait tout d’abord souligné que « le respect de la vie privée exige que chacun puisse établir les détails de son identité d’être humain, ce qui inclut sa filiation », et qu’« un aspect essentiel de l’identité des individus est en jeu dès lors que l’on touche à la filiation » (§ 96). Elle avait ajouté que « le droit au respect de la vie privée [des enfants nés à l’étranger d’une gestation pour autrui], implique que chacun puisse établir la substance de son identité, y compris sa filiation ».

■ Ingérence, base légale et but légitime – Malgré l’interdiction de la GPA qui prévaut dans la majorité des États membres, l’impossibilité d’établir la filiation d’un enfant né d’une telle convention est donc susceptible de constituer une atteinte à sa vie privée. Pareille ingérence méconnaît en effet l’article 8 de la Convention à moins que, « prévue par la loi », elle poursuive l’un ou plusieurs des buts légitimes énoncés au second paragraphe de cette disposition et se révèle « nécessaire dans une société démocratique ». La notion de « nécessité » implique une ingérence fondée sur un besoin social impérieux et, notamment, proportionnée aux buts légitimes poursuivis.

■ Contrôle de proportionnalité et jurisprudence antérieure – Dans la décision rapportée, à l’effet de statuer sur ce cas nouveau que constitue la requête formée par un couple de même sexe uni par un pacte civil, la Cour recense les principes généraux dégagés de sa jurisprudence antérieure, élaborée à la suite de plusieurs requêtes formées par des couples hétérosexuels mariés.

À l’issue d’un contrôle de proportionnalité invariablement exercé entre le droit au respect de la vie privée de l’enfant et la prohibition d’ordre public de la gestation pour autrui, la Cour a progressivement énoncé plusieurs principes désormais acquis.

– Dans l’arrêt Mennesson (préc., v. aussi Labassee c/ France, 26 juin 2014, n° 65941/11), la Cour s’était prononcée sur la proportionnalité du refus de retranscription des actes de naissance des enfants à l’état civil que demandait le père d’intention, qui était leur père biologique. Conciliant l’interdiction de la GPA et le droit au respect de la vie privée des enfants nés à l’étranger d’une telle pratique, elle avait jugé ce qui suit (§ 100) :

« Or non seulement le lien entre les [enfants] requérantes et leur père biologique n’a pas été admis à l’occasion de la demande de transcription des actes de naissance, mais encore sa consécration par la voie d’une reconnaissance de paternité ou de l’adoption ou par l’effet de la possession d’état se heurterait à la jurisprudence prohibitive établie également sur ces points par la Cour de cassation (...). La Cour estime, compte tenu des conséquences de cette grave restriction sur l’identité et le droit au respect de la vie privée des [enfants] requérantes, qu’en faisant ainsi obstacle tant à la reconnaissance qu’à l’établissement en droit interne de leur lien de filiation à l’égard de leur père biologique, l’État défendeur est allé au-delà de ce que lui permettait sa marge d’appréciation. »

Ainsi, au-delà du seul refus de retranscription des actes de naissance, c’était l’impossibilité globale d’établir (par des voies alternatives) le lien de filiation entre ces enfants et leur père biologique d’intention qui portait une atteinte au droit au respect de la vie privée de ces enfants, qui en ressortait « significativement affecté ».

– Dans le prolongement de cette décision, la Cour a rendu un avis consultatif (10 avr. 2019, n° P16‑2018‑001) précisant, à la demande du juge français, l’objet du contrôle de proportionnalité entre le droit au respect de la vie privée de l’enfant né d’une GPA à l’étranger et les modes d’établissement de sa filiation à l’égard de ses parents d’intention :

« Dans la situation où, comme dans l’hypothèse formulée dans les questions de la Cour de cassation, un enfant est né à l’étranger par gestation pour autrui et est issu des gamètes du père d’intention et d’une tierce donneuse, et où le lien de filiation entre l’enfant et le père d’intention a été reconnu en droit interne :

1. le droit au respect de la vie privée de l’enfant, au sens de l’article 8 de la Convention, requiert que le droit interne offre une possibilité de reconnaissance d’un lien de filiation entre cet enfant et la mère d’intention, désignée dans l’acte de naissance légalement établi à l’étranger comme étant la « mère légale » ;

 2.  ce droit au respect de la vie privée de l’enfant, (…), ne requiert pas que cette reconnaissance se fasse par la transcription sur les registres de l’état civil de l’acte de naissance légalement établi à l’étranger ; elle peut se faire par une autre voie, telle que l’adoption de l’enfant par la mère d’intention, à la condition que les modalités prévues par le droit interne garantissent l’effectivité et la célérité de sa mise en œuvre, conformément à l’intérêt supérieur de l’enfant. »

Plus généralement, la Cour a souligné dans l’avis consultatif que l’identité de l’individu est moins directement en jeu lorsqu’il s’agit, non du principe même de l’établissement ou de la reconnaissance de sa filiation, mais des moyens à mettre en œuvre à cette fin (§ 51).

– Enfin, dans l’affaire D. c/ France (16 juill. 2020, n° 11288/18, § 41), qui concernait le refus d’établissement d’un lien de filiation entre un enfant né d’une GPA à l’étranger et sa mère d’intention, la Cour a appliqué les principes élaborés dans l’avis consultatif précité, et déduit des affaires précédentes que lorsqu’un enfant est né d’une GPA conclue à l’étranger et issu des gamètes du père d’intention, le droit au respect de la vie privée de l’enfant requiert que le droit interne offre une possibilité de reconnaissance d’un lien de filiation entre l’enfant et le père d’intention et entre l’enfant et la mère d’intention, qu’elle soit ou non sa mère génétique (§ 54). Il en ressort de plus que cette reconnaissance du lien de filiation entre l’enfant et le père d’intention, père biologique, et entre l’enfant et la mère d’intention, qui n’est pas la mère génétique, peut dûment se faire par d’autres moyens que la transcription de l’acte de naissance étranger de l’enfant (ibid.), comme l’adoption. Ainsi la Cour a-t-elle conclu, dans cette affaire, que l’adoption de l’enfant du conjoint constituait en l’espèce un mécanisme effectif et suffisamment rapide ayant permis la reconnaissance du lien de filiation entre les première et troisième requérantes (§ 70). En conséquence, en refusant de procéder à la transcription de l’acte de naissance ukrainien de la troisième requérante sur les registres de l’état civil français, l’État français n’avait pas, pour autant qu’il désignât la première requérante comme étant sa mère, excédé sa marge d’appréciation (§ 71). Partant, il n’y avait pas eu violation de l’article 8 de la Convention (§ 72).

■ Application au cas d’espèce – À la différence de ces précédents jurisprudentiels, rendus à la suite de requêtes formées par des couples hétérosexuels mariés, les deux premiers requérants formaient un couple de même sexe uni par un partenariat enregistré. Cet élément d’appréciation « constitue le critère distinctif principal » de cette affaire. La Cour estime néanmoins que les principes élaborés dans les affaires précitées s’appliquent également au cas d’espèce et, plus précisément, au lien de filiation entre le premier et le troisième requérant. La Cour rappelle ainsi que l’intérêt supérieur de l’enfant comprend inter alia l’identification en droit des personnes qui ont la responsabilité de l’élever, de satisfaire à ses besoins et d’assurer son bien‑être, ainsi que la possibilité de vivre et d’évoluer dans un milieu stable (avis consultatif du 10 avr. 2019, préc., § 42). Pour cette raison, le droit au respect de la vie privée de l’enfant requiert que le droit interne des États parties à la Convention offre une possibilité de reconnaissance d’un lien de filiation entre l’enfant et son parent d’intention (ibid., dispositif, § 1), même non génétique, le caractère d’ordre public de l’interdiction de la GPA en droit suisse ne pouvant justifier à lui seul une atteinte à ce droit. Enfin, pour ce qui est des moyens à mettre en œuvre pour établir ou reconnaître la filiation, la marge d’appréciation des États est plus large que sur le principe même de l’établissement, ou de la reconnaissance (ibid., § 51).

Or la Cour constate qu’à la date de naissance du troisième requérant, le droit suisse n’offrait aux deux premiers aucune possibilité de reconnaître le lien de filiation entre le parent d’intention non génétique (le premier requérant) et l’enfant. En effet, l’interdiction de la GPA en droit suisse s’opposait à la transcription de l’acte de naissance et de surcroît, l’adoption n’était ouverte qu’aux couples mariés, excluant les couples unis par un partenariat enregistré. La Cour observe que durant presque 7 ans et 8 mois, le couple n’avait donc aucune possibilité de faire reconnaître le lien de filiation du second parent d’intention, l’enfant s’étant ainsi trouvé dans une incertitude juridique quant à son identité dans la société et privé de la possibilité de vivre et d’évoluer dans un milieu stable. La Cour juge donc que le refus des autorités suisses de reconnaître l’acte de naissance établi légalement à l’étranger concernant le lien de filiation entre les premier et troisième requérants, conjugué à l’absence de modes alternatifs de reconnaissance de ce lien, contrevenait à l’intérêt supérieur de l’enfant. Autrement dit, l’impossibilité générale et absolue d’obtenir la reconnaissance du lien de filiation entre l’enfant et le premier requérant pendant un laps de temps significatif constitue une ingérence disproportionnée dans le droit de l’enfant au respect de sa vie privée protégée par l’article 8. La Suisse a donc excédé sa marge d’appréciation en n’ayant pas prévu à temps, dans sa législation, une telle possibilité.

Références :

■ CEDH 26 juin 2014, Mennesson c/ France, n° 65192/11 AJDA 2014. 1763, chron. L. Burgorgue-Larsen ; D. 2014. 1797, et les obs., note F. Chénedé ; ibid. 1773, chron. H. Fulchiron et C. Bidaud-Garon ; ibid. 1787, obs. P. Bonfils et A. Gouttenoire ; ibid. 1806, note L. d'Avout ; ibid. 2015. 702, obs. F. Granet-Lambrechts ; ibid. 755, obs. J.-C. Galloux et H. Gaumont-Prat ; ibid. 1007, obs. REGINE ; ibid. 1056, obs. H. Gaudemet-Tallon et F. Jault-Seseke ; AJ fam. 2014. 499, obs. B. Haftel ; ibid. 396, obs. A. Dionisi-Peyrusse ; RDSS 2014. 887, note C. Bergoignan-Esper ; Rev. crit. DIP 2015. 1, note H. Fulchiron et C. Bidaud-Garon ; ibid. 144, note S. Bollée ; RTD civ. 2014. 616, obs. J. Hauser ; ibid. 835, obs. J.-P. Marguénaud.

■ CEDH 26 juin 2014, Labassee c/ France, n° 65941/11 : AJDA 2014. 1763, chron. L. Burgorgue-Larsen ; D. 2014. 1797, et les obs., note F. Chénedé ; ibid. 1787, obs. P. Bonfils et A. Gouttenoire ; ibid. 1806, note L. d'Avout ; ibid. 2015. 702, obs. F. Granet-Lambrechts ; ibid. 755, obs. J.-C. Galloux et H. Gaumont-Prat ; ibid. 1007, obs. REGINE ; ibid. 1056, obs. H. Gaudemet-Tallon et F. Jault-Seseke ; AJ fam. 2014. 499 ; ibid. 396, obs. A. Dionisi-Peyrusse ; Rev. crit. DIP 2015. 1, note H. Fulchiron et C. Bidaud-Garon ; RTD civ. 2014. 616, obs. J. Hauser ; ibid. 835, obs. J.-P. Marguénaud.

■ CEDH 16 juill. 2020, D. c/ France, n° 11288/18 DAE, 14 oct. 2020, note E. Arnould ; D. 2020. 1572, et les obs. ; ibid. 2021. 657, obs. P. Hilt ; ibid. 923, obs. S. Clavel et F. Jault-Seseke ; ibid. 1602, obs. P. Bonfils et A. Gouttenoire ; AJ fam. 2020. 588, obs. M. Saulier ; ibid. 373, obs. A. Dionisi-Peyrusse ; RTD civ. 2020. 865, obs. A.-M. Leroyer.

 

Auteur :Merryl Hervieu


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