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[ 6 février 2019 ] Imprimer

Droit de la concurrence

Dénigrement du concurrent par la révélation d’une action judiciaire engagée contre lui

La dénonciation faite à la clientèle d’une action en justice engagée contre un concurrent, même indirect, constitue, en l’absence de décision de justice, un dénigrement fautif relevant d’une concurrence déloyale.

Une société ayant pour activité la fabrication et la vente de produits en matière plastique, dont des meubles de jardin vendus par l’intermédiaire d’une société d’agence commerciale, avait assigné en contrefaçon une société de droit italien, spécialisée dans la conception, la fabrication et la distribution de meubles de jardin ; reprochant à la société intermédiaire française d’avoir organisé à son encontre une campagne de dénigrement en divulguant l’existence de cette action en justice, ce qui avait conduit plusieurs de ses clients à renoncer à des commandes, la société italienne avait assigné celle-ci en indemnisation pour concurrence déloyale. 

La cour d’appel rejeta ses demandes. Après avoir rappelé que l’action en contrefaçon avait été rejetée par un premier jugement, rejet ensuite confirmé en appel, et avoir reproduit les termes des courriels que ses distributeurs lui avaient adressés, dont il ressortait que ceux-ci avaient été informés de cette action une vingtaine de jours après que celle-ci fut engagée, retint que le caractère non objectif, excessif ou dénigrant, voire mensonger, des informations communiquées visant la société italienne ou celui menaçant des propos tenus à l’égard des distributeurs, seul susceptible de caractériser un procédé déloyal, n’était pas démontré. 

Au visa des articles 1382, devenu 1240, du Code civil et 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, la chambre commerciale censure cette décision en vertu du principe selon lequel même en l’absence d’une situation de concurrence directe et effective entre les personnes concernées, la divulgation, par l’une, d’une information de nature à jeter le discrédit sur un produit commercialisé par l’autre constitue un acte de dénigrement, à moins que l’information en cause ne se rapporte à un sujet d’intérêt général, repose sur une base factuelle suffisante, et sous réserve qu’elle soit exprimée avec une certaine mesure. Ainsi la cassation de la décision des juges du fond est-elle prononcée au motif que la divulgation à la clientèle, par la société intermédiaire, d’une action en contrefaçon n’ayant pas donné lieu à une décision de justice, était en conséquence dépourvue de base factuelle suffisante en ce qu’elle ne reposait que sur le seul acte de poursuite engagé par le titulaire des droits et constituait bien, ainsi, un dénigrement fautif. 

Un certain nombre de règles issues du droit de la concurrence ne font pas dépendre la caractérisation de la faute d’une atteinte effective au bon fonctionnement d’un marché. Ainsi le droit de la concurrence déloyale, en dehors de l’hypothèse d’une désorganisation générale du marché, n’exige-t-elle pas la constatation d’une telle atteinte. A l’instar de l’interdiction per se des pratiques restrictives de concurrence, ses règles ont pour objectif de déterminer la sphère d’exclusivité dont dispose chaque concurrent ou, pour paraphraser Hayek, « de délimiter pour chaque individu une zone d’activité licite » (F.-A. Hayek, Droit, Législation et Liberté, tome I, Règles et ordres, PUF, 1992, p.128). Le faute de concurrence déloyale consiste à « s’immiscer » de manière illégitime, dans le domaine réservé du concurrent, en imitant ses produits, en s’identifiant par « confusion » à l’entreprise concurrente, en usurpant son travail, ou encore en le dénigrant (V. M.-A. Frison-Roche, « Les principes originels du droit de la concurrence déloyale et du parasitisme », RJDA 1994, n° 6). L’évolution de la jurisprudence en matière de concurrence déloyale traduit ainsi, concrètement, ce processus nécessaire de délimitation de la sphère d’exclusivité de chacun décrit par Hayek. Les juges ont ainsi peu à peu tracé les limites admissibles aux troubles susceptibles d’être causés dans la sphère de liberté appartenant à chaque concurrent. Reposant sur l’idée de l’usage abusif d’une liberté, la faute ne peut recouvrir une définition précise, comme les actes de concurrence déloyale ne peuvent être exactement répertoriés. De manière générale, le fait fautif de concurrence déloyale se définit comme un comportement objectivement anormal, même s’il n’est pas intentionnel (Crim. 23 avr. 1997, n° 96-81.498).

Plus précisément, l’illicite, tel qu’il est défini par les juges, participe d’un double fondement. La faute relève, d’abord, d’une conception morale commune de ce qui est interdit – « copier sur son voisin », « dire du mal de son prochain », comme l’illustre l’interdiction, ici rappelée, du dénigrement (V. M.-A. Frison-Roche, art. préc., n° 22). Pour autant, cette seule considération ne suffit pas car l’illicite doit, en droit spécial de la concurrence, être apprécié en fonction des particularités des relations de marché. La spécificité de la faute tient en effet à la nature des relations dans lesquelles elle intervient, la libre concurrence autorisant une certaine agressivité dans la lutte. Roubier observait déjà que pour déterminer la faute, « il ne suffit pas de se laisser guider par la distinction du bien et du mal » (P. Roubier, « Théorie générale de l’action en concurrence déloyale », RTD com. 1948. 573) ; aussi faut-il prendre en compte « l’aspect économique et social du problème : il s’agit donc de savoir dans quelle mesure la liberté de la concurrence doit être limitée par le principe de loyauté, lequel vise, non seulement la protection des concurrents, mais aussi celle du bon fonctionnement concurrentiel lui-même. L’appréciation de la normalité d’un comportement dépend en conséquence de la recherche de cet équilibre : la restriction de la libre concurrence entraînée par la délimitation de la déloyauté n’est légitime que dans la mesure où elle est nécessaire au fonctionnement même de la libre concurrence. Cette règle doit guider le juge dans son appréciation de la déloyauté. Pour cette raison la faute vise, ensuite, un comportement qui porte atteinte à la libre concurrence. Les comportements sont déloyaux, essentiellement, parce qu’ils portent une atteinte à la concurrence externe, à la liberté de choix des autres agents économiques du marché, les clients. Tout en délimitant la sphère de liberté nécessaire à la concurrence entre les agents économiques, condition de la concurrence interne, les juges évitent aussi certaines atteintes à la liberté de choix des clients (V. M.-S. Payet, Droit de la concurrence et droit de la consommation, Dalloz 2001, n° 245). Le dénigrement suppose ainsi la divulgation d’une information inexacte ou, lorsque l’information est exacte, de sa révélation à dessein de dévaloriser l’image du concurrent auprès de la clientèle. C’est la raison pour laquelle le motif informatif (le « sujet d’intérêt général »), à la condition de reposer sur une source suffisamment solide (la « base factuelle suffisante »), se présente comme un fait justificatif : cherchant non pas à discréditer le concurrent mais à informer le marché concerné, la diffusion de l’information, même dénigrante, se trouve ainsi légitimée.

Il y a vingt ans déjà, la chambre commerciale, à propos d’un laboratoire pharmaceutique ayant distribué auprès d’un nombre important de pharmacies un article de presse critiquant un produit concurrent, avait relevé que ce dernier n’avait pas agi tel un journaliste « dans le but d’une information objective des consommateurs ou des éventuels usagers » du produit mais dans celui « de dénigrer le produit concurrent pour s’emparer de la part de marché », pour en déduire que la faute était caractérisée (Com. 23 mars 1999, n° 96-22.334). 

En l’espèce, l’analyse est similaire : l’insuffisance de ressources factuelles, en l’absence de décision judiciaire, donnait à la divulgation de l’information une nature comme une finalité dévalorisante, en sorte que la volonté illicite de dénigrer écartait celle, légitime, d’informer.

« La liberté ne peut être limitée qu’au nom de la liberté elle-même » (J. Rawls, Théorie de la justice, 1987).

Com. 9 janv. 2019, n° 17-18.350

Références

■ Fiches d’orientation Dalloz : Concurrence déloyale

■ Convention européenne des droits de l’homme

Article 10

« Liberté d'expression. 1.Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations. 

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

■ Crim. 23 avr. 1997, n° 96-81.498 P:RSC 1998. 95, obs. B. Bouloc

■ Com. 23 mars 1999, n° 96-22.334:D. 2000. 319, obs. Y. Picod

 

Auteur :Merryl Hervieu


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