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[ 16 octobre 2017 ] Imprimer

Libertés fondamentales - droits de l'homme

Durée raisonnable d’une information judiciaire : l’État n’est pas responsable

Mots-clefs : Responsabilité de l’État, Fonctionnement défectueux du service de la justice, Information judiciaire, Durée, Délai raisonnable, Déni de justice, Appréciation, Méthode

La longueur d’une procédure d’information judiciaire n’excède toutefois pas un délai raisonnable lorsque celle-ci est justifiée par le caractère exceptionnel du dossier au regard de son ampleur, de sa complexité et du nombre des parties concernées.

Après le décès de deux clients morts à la suite d’une maladie causée par la consommation de viande dans un restaurant, le président d’une des filiales du groupe exploitant la chaîne de restaurants dans laquelle la viande avait été consommée avait d’abord été, en 2002, mis en examen, notamment pour homicide involontaire ; tromperie sur l’origine, la qualité et la quantité de la viande ; violation d’une obligation de sécurité et mise en danger de la vie d’autrui, puis placé en détention provisoire et, enfin, mis sous contrôle judiciaire. 

Le juge d’instruction saisi de l’affaire avait délivré plusieurs commissions rogatoires, nationales et internationales. Après que sa mise en examen fut annulée par la chambre criminelle en 2003, le président de la filiale avait sollicité par requête, en 2013, une disjonction et le règlement de l’information le concernant. Début 2016, le juge d’instruction avait rendu une ordonnance de non-lieu. Entre-temps, invoquant la durée excessive de la procédure engagée à son encontre, le président de la filiale assigna l’agent de justice d’État en réparation de ses préjudices sur le fondement de l’article L. 141-1 du Code de l’organisation judiciaire, lequel prévoit la possibilité d’engager la responsabilité de l’État en raison du fonctionnement défectueux du service public de la justice, notamment si la preuve d’un déni de justice peut être rapportée. En effet, dans le cas où le délai durant lequel une procédure a été menée est jugé abusivement long, cet abus est constitutif d’un déni de justice de la part du juge. La cour d’appel le débouta de ses demandes au motif que le litige, de dimension internationale, comportait des enjeux de santé publique, en présence d'un risque sérieux de fraude alimentaire lié à une violation de l'embargo sur la viande bovine en provenance du Royaume-Uni décrété en 1996, et que la complexité de l'affaire résultait également du nombre important des mis en examen et des témoins. 

Le délai entre la demande de disjonction présentée par le requérant et l'ordonnance de non-lieu rendue sur les réquisitions du procureur de la République était donc, selon les juges du fond, justifié par le caractère exceptionnel du dossier au regard de son ampleur, de sa complexité, et du nombre de parties concernées, en sorte que la durée de l'information judiciaire suivie contre le requérant n'avait pas excédé un délai raisonnable. Ce dernier forma un pourvoi contre cette décision, reprochant principalement à la cour d’appel d’avoir refusé de juger excessif le délai de la procédure poursuivie, d’autant qu’elle ne relevait pas de circonstances exceptionnelles qui auraient pu éventuellement justifier sa durée. Rejetant le pourvoi, la première chambre civile approuve les juges du fond d’avoir déduit de l’ensemble des circonstances entourant cette affaire que la durée de l’information judiciaire, compte tenu de son ampleur, de sa complexité, du poids des enjeux et du nombre de parties concernées, n’avait pas excédé un délai raisonnable. 

La justice doit répondre à l’objectif du respect d’un délai raisonnable de la procédure. Énoncée à l’article 6, § 1 de la Convention européenne des droits de l’homme, l’exigence de célérité s’applique à toute procédure (civile, administrative ou pénale). Si sous l’influence directe de la jurisprudence européenne, le droit à être jugé dans un délai raisonnable a depuis longtemps été proclamé par des sources nationales (V. notam. CE, ass., 28 juill. 2002, Garde des Sceaux c/Magiera, n° 239575), l’intérêt de la décision rapportée tient moins au rappel de l’existence de ce droit fondamental qu’à celui, plus rarement effectué, du lien entre l’exigence d’un délai raisonnable de la procédure et l’interdiction du déni de justice. Si ce dernier s’entend non seulement du refus, que la loi proscrit au juge (C. civ., art. 4), de répondre aux requêtes ou du fait de négliger de juger les affaires en état de l’être, il vise également, plus largement, tout manquement de l’État à son devoir de protection juridictionnelle de l’individu (TGI Paris, 6 juill. 1994), devoir incluant celui, dû à tout justiciable, de voir traiter l’affaire dans laquelle il est attrait dans un délai raisonnable, faute de quoi l’État est susceptible d’engager sa responsabilité pour fonctionnement défectueux du service public de la justice. Ce lien est rendu d’autant plus étroit par la place croissante prise par la question du délai raisonnable de jugement, elle-même causée par celle du nombre des recours exercés. Il en est en effet résulté un engorgement du service public de la justice, en mal de moyens équivalents à la montée en masse du contentieux. Dès cet instant, la question du caractère raisonnable ou déraisonnable de la durée de la procédure s’est révélée cruciale, la célérité de la procédure devenant un objectif en soi. La longueur des délais est ainsi sanctionnée, faute de recours spécifique en cas de lenteur des voies judiciaires, au titre du déni de justice. Cela étant, si la méconnaissance du délai raisonnable peut ouvrir droit à réparation, elle est sans incidence sur la validité des procédures, qui ne peuvent en aucun cas être annulées. Surtout, la difficulté réside dans l’appréciation du caractère raisonnable ou déraisonnable du délai mis par le juge à traiter une affaire. Sous cet angle, la décision rapportée présente un autre intérêt, celui de rappeler la méthode, classique, utilisée pour y procéder : celle du faisceau d’indices. Il ressort, en effet, de cette affaire que, conformément à la position européenne, le juge national ne tient pas tant compte de la longueur de la procédure précédant la décision finale pour apprécier son éventuel excès que de la légitimité des raisons susceptibles de l’expliquer : parmi les indices utiles à la détermination du caractère raisonnable ou non du délai de jugement contesté par l'une des parties au procès, la complexité de l'affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes ainsi que l'enjeu du litige pour l'intéressé sont généralement pris en compte (V. notam. CEDH 6 avr. 2000, Comingersoll SA c/ Portugal, n° 35382/97 § 19)dans la mesure où ce qui est en cause n'est pas le temps lui-même, mais le temps passé hors du raisonnable. 

Le délai raisonnable est donc l'expression de la recherche d'un équilibre entre deux exigences complémentaires et dont le respect doit être identiquement recherché : la célérité de la procédure d’une part, la bonne administration de la justice, d’autre part. C’est la raison pour laquelle le caractère raisonnable du délai est apprécié eu égard aux circonstances de la cause, in concreto. Le délai ainsi toléré ne saurait être identique dans tous les cas : la détermination d’une limite arithmétique, applicable à toutes les hypothèses, n’a pas de sens. Le juge européen considère ainsi qu'il est impossible « de traduire cette notion en un nombre fixe de jours, de semaines, de mois ou d'années ou en des durées variant suivant la gravité de l'infraction » (CEDH 10 nov. 1969, Stögmüller c/ Autriche, n° 1602/62. V. cependant : CEDH 15 juill. 2003, ER c/ France, n° 50344/99 § 34où la Cour a estimé « qu'une durée globale de dix ans, quatre mois et douze jours est, en soi, excessive »). Il se pose donc, dans chaque cas, un problème d'appréciation qui dépend des circonstances propres à l'espèce considérée. Autrement dit, l’ensemble des données et circonstances entourant l’affaire à traiter peut justifier, ou non, le temps pris pour la traiter.

En l’espèce, toutes concouraient à légitimer sa longueur : la dimension internationale de l’affaire, l’enjeu de santé publique qu’elle comportait, sa complexité technique, l’ampleur des investigations nécessaires comme la multiplicité des parties qu’elle impliquait. Précisons enfin, concernant le calcul du délai, qu’en matière civile, ce dernier court à partir de la date de la saisine du tribunal et prend fin à la date à laquelle le jugement est exécuté et qu’en matière pénale, il court à partir de la date où l’accusation a été portée et prend fin à la date de la décision judiciaire définitive; il couvre toute la procédure, recours compris, et c’est donc à la durée de la procédure prise dans son intégralité que la Cour se réfère (appréciation in globo, V. par ex. Civ. 1re, 25 mars 2009, n° 07-17.575 et 07-17.576). 

Civ. 1re, 13 sept. 2017, n° 16-22.673

Références

■ Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950

Article 6

« Droit à un procès équitable.  1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. Le jugement doit être rendu publiquement, mais l'accès de la salle d'audience peut être interdit à la presse et au public pendant la totalité ou une partie du procès dans l'intérêt de la moralité, de l'ordre public ou de la sécurité nationale dans une société démocratique, lorsque les intérêts des mineurs ou la protection de la vie privée des parties au procès l'exigent, ou dans la mesure jugée strictement nécessaire par le tribunal, lorsque dans des circonstances spéciales la publicité serait de nature à porter atteinte aux intérêts de la justice. »

■ CE, ass., 28 juill. 2002, Garde des Sceaux c/Magieran° 239575 : Lebon, concl. F. Lamy; D. 2003. 23, note V. Holderbach-Martin ; RFDA 2002. 756, concl. F. Lamy ; ibid. 2003. 85, étude J. Andriantsimbazovina.

■ TGI Paris, 6 juill. 1994 : Gaz. Pal., 1994.2.589, note Petit.

■ CEDH 6 avr. 2000, Comingersoll SA c/ Portugal, n° 35382/97 : AJDA 2000. 526, chron. J.-F. Flauss.

■ CEDH 10 nov. 1969, Stögmüller c/ Autriche, n° 1602/62.

■ CEDH 15 juill. 2003, ER c/ France, n° 50344/99 : RTD civ. 2003. 691, obs. J. Hauser.

■ Civ. 1re, 25 mars 2009, n° 07-17.575 P et 07-17.576 P : D. 2009. 1022 ; RFDA 2009. 551, étude B. Delaunay.

 

Auteur :M. H.


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