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[ 13 novembre 2023 ] Imprimer

Libertés fondamentales - droits de l'homme

Guerre du Golfe : corruption et négoce du pétrole

La condamnation de deux sociétés spécialisées dans le négoce du pétrole, pour délit de corruption d’agents publics étrangers, résultant de recours à des commissions occultes, ne constitue pas une violation du principe de la légalité des peines (Conv. EDH, art. 7). Le fait que les requérants aient été les premières personnes condamnées sur le fondement de l’article 435-3 du Code pénal ne saurait constituer, à elle seule, un manquement à l’exigence de prévisibilité de la loi.

CEDH 12 oct. 2023, Total S.A. et Vitol S.A. c/ France, nos 34634/18 et 43546/18

Les faits s’inscrivent dans le cadre du conflit du Golfe. À la suite de l’invasion du Koweït par l’Irak, le Conseil de sécurité des Nations unies a adopté la résolution 661 du 6 août 1990, instaurant un embargo à l’encontre de l’Irak. Après une grave crise humanitaire, le Conseil de sécurité a mis en place le programme « pétrole contre nourriture » (résolution 986 du 14 avr. 1995), établissant un mécanisme strictement réglementé d’exportation de pétrole destiné à financer des aides humanitaires. Tracfin (Traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins) qui est service de renseignement financier chargé, entre autres, de la lutte contre le blanchiment de l’argent et le financement du terrorisme, fait le constat de l’émission de « commissions occultes » (pt. 10) pour les deux sociétés requérantes exerçant une activité spécialisée dans le négoce international de pétrole dans le cadre d’opérations d’achat de pétrole irakien. Les sociétés sont condamnées pour délit de corruption d’agents publics étrangers (C. pén., art. 435-3 ; v. Paris, 26 févr. 2016, n° 13/09208). Après un pourvoi en cassation, faisant l’objet d’un rejet (Crim. 14 mars 2018, n° 16-82.117), les sociétés requérantes saisissent la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH).

 Principe de la légalité des délits et des peines. Les sociétés font grief aux juridictions françaises d’avoir fondé la condamnation sur une base légale qui n’aurait été prévisible au jour de la commission des faits (pt. 36). L’article 7 § 1 de la Conv. EDH dispose que « nul ne peut être condamné pour une action (…) qui, au moment elle a été commise, ne constituait pas une infraction d’après le droit national ou international ». La notion de « droit » au sens de l’article 7 englobe le droit d’origine tant législative que jurisprudentielle, et implique le respect de conditions d’accessibilité et de prévisibilité (v. par ex. CEDH 15 nov. 1996, Cantoni c/ France, n° 17862/91, § 29). La Cour admet qu’en « raison même du caractère général des lois, leur rédaction ne peut pas revêtir une précision absolue », il existe donc « inévitablement un élément d’interprétation judiciaire » (pt. 53). C’est pourquoi l’appréciation de l’accessibilité et de la prévisibilité est effectuée au cas par cas, en considération du contenu du texte, du domaine qu’il couvre, du nombre, et de la qualité des destinataires, et ne s’oppose pas à ce que la personne concernée ait à recourir à des « conseils éclairés » de la part de professionnels du droit (pt. 56). Une importance particulière est accordée à l’appréciation des juridictions internes, du moment que celle-ci repose sur une « analyse raisonnable des éléments du dossier » (pt. 57). Enfin, le « caractère inédit » au regard de la jurisprudence de la question posée et de l’interprétation qui en résulte ne saurait constituer, en soi, une atteinte aux exigences d’accessibilité et de prévisibilité, tant que la solution retenue faisait partie des interprétations « possibles, conformes à l’essence de l’infraction et raisonnablement prévisibles » (pt. 55, v. aussi CEDH 1er sept. 2016, X et Y c/ France, n° 48158/11, § 61).

 Application au cas d’espèce. La Cour évalue l’accessibilité et la prévisibilité selon les critères susmentionnés. Elle relève que la loi d’incrimination était déjà entrée en vigueur avant la commission des faits reprochés aux sociétés requérantes (pt. 59). De surcroît, des instruments destinés à la lutte contre la corruption d’agents publics étrangers faisaient également partie du droit international (v. par ex. Conv. OCDE du 21 nov. 1997 sur la lutte contre la corruption d’agents publics étrangers, art. 1 § 1, v. ici ; Règl. CEE n° 3155/90 du 29 oct. 1990, v. ici ; Conv. pénale sur la corruption du Conseil de l’Europe, STE 173, 27 janv. 1999, v. ici). Les requérants ne sauraient, dès lors, prétendre que leur comportement aurait été respectueux « du droit international en vigueur à l’époque des faits (…) » (pt. 65). L’expérience avérée des sociétés en matière de commerce international de pétrole est également prise en compte : la Cour mentionne qu’elles étaient « incontestablement familières de l’environnement, en particulier juridique » du cadre de leurs opérations (pt. 66). Elles auraient donc dû faire preuve d’une « prudence accrue » et avoir recours à des « conseils éclairés » (pt. 67).

Les requérants ont été les « premières personnes condamnées sur le fondement de l’article 435-3 », l’interprétation revêt donc un caractère inédit (pt. 60). Or, la CEDH souligne que l’absence de précédent ne saurait, à elle seule, être reprochée aux juridictions françaises. L’ensemble des juridictions internes ont considéré que les dispositions litigieuses étaient « claires et applicables aux faits d’espèce » (pt. 62), cette position est rejointe par la Cour de Strasbourg qui relève que la Cour d’appel de Paris a « spécialement et longuement motivé son arrêt (…), en répondant aux arguments soulevés par les sociétés requérantes (…), et en effectuant une analyse qui concerne chacun de ces éléments eu égard à l’interprétation qu’elle retenait de l’article d’incrimination » (p. 63).

Eu égard des éléments susmentionnés, la CEDH conclut être « convaincue » (pt. 70) que la condamnation repose sur une base juridique définie avec suffisamment de clarté pour satisfaire les exigences d’accessibilité et de prévisibilité. La non-violation de l’article 7 est jugée à l’unanimité.

Références :

■ Paris, 26 févr. 2016, n° 13/09208 : D. 2016. 1240, note J. Lelieur ; ibid. 2025, obs. L. d'Avout et S. Bollée.

■ Crim. 14 mars 2018, n° 16-82.117 : D. 2018. 618 ; ibid. 1934, obs. L. d'Avout et S. Bollée ; AJ pénal 2018. 254, obs. P. de Combles de Nayves ; Rev. sociétés 2018. 459, note J.-H. Robert ; Rev. crit. DIP 2018. 643, note A. d'Ornano.

■ CEDH 1er sept. 2016, X et Y c/ France, n° 48158/11 : D. 2016. 1816 ; AJ pénal 2016. 590, obs. M.-E. Boursier ; Rev. sociétés 2017. 51, obs. P.-H. Conac ; RSC 2017. 527, obs. J.-M. Brigant.

■ CEDH 15 nov. 1996, Cantoni c/ France, n° 17862/91 :D. 1997. 202, obs. C. Henry ; RSC 1997. 462, obs. R. Koering-Joulin ; ibid. 646, obs. J.-P. Delmas Saint-Hilaire.

 

Auteur :Egehan Nalbant


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