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[ 3 mai 2024 ] Imprimer

Introduction au droit

Prohibition du déni de justice et partage judiciaire complexe : le juge saisi de contestations au stade de l’ouverture des opérations peut-il renvoyer les parties devant le notaire ?

S'il résulte de l'article 4 du Code civil que le juge, auquel incombe l’obligation de trancher lui-même les contestations soulevées par les parties, ne peut se dessaisir et déléguer ses pouvoirs à un notaire liquidateur, ne méconnaît pas ce texte le juge qui, saisi de contestations au stade de l'ouverture des opérations de partage judiciaire, renvoie les parties devant le notaire afin d'en permettre l'instruction, dans l'intérêt du bon déroulement des opérations de partage.

Civ. 1re, 27 mars 2024, n° 22-13.041 B

La première chambre civile vient d’opérer un revirement de jurisprudence assumé quant au champ d’application de l’interdiction du déni de justice. En cause, un partage judiciaire dit « complexe », dont la procédure est prévue aux articles 1364 à 1376 du Code de procédure civile. Celle-ci comprend une phase au cours de laquelle le notaire, désigné par le tribunal pour procéder aux opérations de partage sous la surveillance d'un juge commis, convoque les parties et demande la production de tout document utile pour procéder aux comptes entre elles et à la liquidation de leurs droits, avant de dresser un projet d'état liquidatif, conformément aux articles 1365 et 1368 du même code. Il est encore prévu qu’en cas de désaccord des copartageants sur le projet d'état liquidatif, le notaire est tenu d'en référer au juge commis, et c'est au tribunal qu'il revient de trancher les points de désaccord subsistants dont le juge commis lui a fait rapport (C. pr. civ., art. 1373, al. 1er et 2, et art. 1375, al. 1er).

Au cas d’espèce, un tel contentieux opposait les membres d’un couple divorcé concernant l’attribution à l’ex-épouse d'une créance à l’encontre de l’indivision, née de son paiement prétendu de taxes foncières sur plusieurs années à l’époque du mariage. Pour contester, devant la Cour de cassation, l’évaluation du montant de la créance attribuée à son ex-femme, le demandeur rappela qu’il revient au juge de trancher lui-même les contestations dont il est saisi, sans pouvoir déléguer ses pouvoirs à un notaire liquidateur, dont la mission doit se limiter à l’émission d’un avis sur des points de fait relatifs à l'évaluation des créances entre époux. À son sens, en ayant invité son ex-femme à produire entre les mains du notaire liquidateur la justification des sommes payées au titre des taxes du bien indivis, sans fixer elle-même la créance, la cour d'appel aurait commis un déni de justice et ainsi, violé l'article 4 du Code civil.

La cassation de l’arrêt d’appel semblait inévitable. En effet, pendant longtemps, la jurisprudence proscrivait au juge ce type de délégation de pouvoirs, au nom de son obligation de juger. Mais c’est à l’abandon pur et simple de cette jurisprudence pourtant ancienne et constante que procède ici la Cour de cassation.

Rappelons à titre liminaire que s’il est acquis depuis longtemps qu’« il est impossible au législateur de pourvoir à tout » (Portalis, Discours préliminaire), le législateur interdit toutefois au juge, depuis 1804, de tirer prétexte de ses propres lacunes pour s’affranchir de son obligation de juger. C’est ce qui ressort très clairement des termes de l’article 4 du Code civil : « (l)e juge qui refusera de juger, sous prétexte du silence, de l'obscurité ou de l'insuffisance de la loi, pourra être poursuivi comme coupable de déni de justice ». De surcroît, le Code de procédure civile relaie cette disposition générale en affirmant que la mission du juge consiste à trancher les litiges « conformément aux règles de droit qui lui sont applicables » (C. pr. civ., art. 12, al. 1er), par un jugement qui doit obligatoirement être motivé (C. pr. civ., art. 455, al. 1er). Enfin, la loi pénale soutient et renforce cette interdiction en qualifiant le déni de justice de délit, lourdement sanctionné par une amende de 7 500 euros et l’interdiction d’exercer des fonctions publiques pour une durée de 5 à 20 ans (C. pén., art. 434-7-1). Ainsi, ces textes se conjuguent pour obliger le juge à trancher le litige qui lui est soumis, même en cas d’imperfection légale.

Cependant, la mise en œuvre de son obligation de juger peut être entravée non seulement par d’éventuels défauts de la loi, mais également par les propres limites, réelles ou supposées, que le juge perçoit à sa capacité de juger. C’est la raison pour laquelle il peut être tenté de déléguer ses pouvoirs à un professionnel du droit ou à un expert qui, par sa spécialité, lui semble plus apte à trancher le point litigieux. Tentation à laquelle avaient coutume de céder les juridictions du fond saisies de la liquidation et du partage de communautés de biens entre époux, confiant alors à un notaire liquidateur la charge de procéder à ces opérations à la fois techniques et complexes. La Cour de cassation censurait toutefois systématiquement ces décisions au nom de la prohibition du déni de justice qui se traduit, parmi d’autres déclinaisons, par l’interdiction faite au juge de déléguer ses pouvoirs alors qu’il lui incombe de trancher lui-même la contestation dont il est saisi. Ainsi la première chambre civile de la Cour de cassation jugeait-elle depuis de nombreuses années que constitue une violation de l'article 4 du Code civil le fait, pour le juge saisi d'une demande d'ouverture des opérations de comptes, liquidation et partage, de s'abstenir de trancher les contestations soulevées par les parties et de renvoyer celles-ci devant le notaire liquidateur pour apporter les justificatifs de leurs demandes (Civ. 1re, 2 avr. 1996, n° 94-14.310 ; 21 juin 2023, n° 21-20.323). Elle fait aujourd’hui son autocritique au point d’abandonner cette jurisprudence, en dépit de la fermeté de l’interdiction posée à l’article 4. À la question qui lui était posée de savoir si le juge saisi de contestations au stade de l'ouverture des opérations de partage judiciaire peut, dans l'intérêt du bon déroulement de la procédure, renvoyer les parties devant le notaire afin d'en permettre l'instruction, sans méconnaître les termes de l'article 4 du Code civil, la Cour répond, non sans surprise, par l’affirmative, soulignant la nécessité de faire évoluer sa jurisprudence en fonction des caractéristiques de la procédure litigieuse, ainsi qu’elle le justifie aux termes d’une motivation enrichie.

D'abord, dans une procédure de partage judiciaire complexe, c'est en principe par cette phase notariée que débutent les opérations de partage, au cours ou à l’issue de laquelle la voie judiciaire peut être délaissée au profit de la voie amiable (C. civ., art. 842, par renvoi opéré par l’article 1372 du C. pr. civ.). Selon la Cour, il est dès lors conforme à l'esprit de ce dispositif de permettre l'instruction par le notaire des désaccords relatifs aux comptes, à la liquidation et au partage, afin d'en favoriser le règlement amiable. Ensuite, les bienfaits attachés au traitement anticipé par le juge des différends opposant les copartageants ne doivent pas conduire à en dissimuler les méfaits : par exemple, en présence de demandes portant sur l'évaluation de biens objets du partage, une décision immédiate sera dépourvue de l'autorité de la chose jugée si elle ne fixe pas la date de jouissance divise (Civ. 1re, 3 mars 2010, n° 09-11.005 ; 21 juin 2023, n° 21-24.851), laquelle doit être la plus proche possible du partage et ne saurait, en principe, être fixée dès l'ouverture des opérations. Enfin, en cas de désaccord des copartageants sur le projet d'état liquidatif, le notaire est tenu d'en référer au juge commis, et c'est au tribunal qu'il revient de trancher les points de désaccord subsistants dont le magistrat lui a fait rapport (C. pr. civ., art. 1373 et 1375). Il s'ensuit que ne délègue pas ses pouvoirs le juge qui, saisi de contestations au stade de l'ouverture des opérations de partage judiciaire, renvoie les parties devant le notaire afin d'en permettre l'instruction, dans l'intérêt du bon déroulement des opérations de partage.

Ces considérations conduisent la Cour à juger désormais que ne méconnaît pas son office le juge qui, saisi de demandes au stade de l'ouverture des opérations de partage, estime qu'il y a lieu de renvoyer les parties devant le notaire afin d'en permettre l'instruction.

Immédiatement applicable à l’instance en cours, la règle nouvelle conduit la première chambre civile à rejeter le pourvoi : après avoir relevé que les avis versés aux débats, relatifs aux taxes foncières des années 2014, 2015 et 2016, étaient au nom des deux parties, et retenu qu'ils ne permettaient pas de savoir laquelle des deux avait réglé ces taxes, c'est sans méconnaître son office que la cour d'appel a décidé qu'il appartiendrait à l’indivisaire de justifier du paiement de ces taxes devant le notaire pour fonder son droit à créance, à défaut de quoi aucune créance ne serait fixée à son bénéfice à ce titre.

Références :

■ Civ. 1re, 2 avr. 1996, n° 94-14.310 P

■ Civ. 1re, 21 juin 2023, n° 21-20.323

■ Civ. 1re, 3 mars 2010, n° 09-11.005 P : D. 2010. 2092, chron. N. Auroy et C. Creton ; ibid. 2011. 1040, obs. J.-J. Lemouland et D. Vigneau ; AJ fam. 2010. 188, obs. F. Chénedé ; RTD civ. 2010. 305, obs. J. Hauser ; ibid. 363, obs. B. Vareille.

■ Civ. 1re, 21 juin 2023, n° 21-24.851 B : D. 2024. 441, obs. M. Douchy-Oudot ; AJ fam. 2023. 525, obs. P. Hilt ; RTD civ. 2023. 956, obs. I. Dauriac.

 

Auteur :Merryl Hervieu


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