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[ 20 novembre 2014 ] Imprimer

Libertés fondamentales - droits de l'homme

L’application « par ricochet » de l’article 3 Conv. EDH aux prétendants à l’asile faisant l’objet d’une décision d’expulsion

Mots-clefs : Demande d’asile, Article 3 de la Conv. EDH, Interdiction des traitements inhumains ou dégradants, Protection par ricochet, Expulsion

La décision d’expulsion prise à la suite d’une demande d’asile, sans que les autorités ne se soient assurées, au préalable, que les conditions d’hébergement auxquelles les requérants seraient exposés dans le pays de destination sont conformes aux exigences de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, est de nature à violer l’article 3 de cette même Convention.

L’article 3 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (Conv. EDH) prohibe les peines ou traitements inhumains ou dégradants. Ce principe de jus cogens est érigé en droit absolu et intangible auquel l’État ne peut en aucun cas déroger.

Pour étendre le plus largement possible la protection des droits garantis par l’article 3 de la Conv. EDH à des hypothèses qui ne sont pas expressément prévues, la CEDH a recours au mécanisme de la « protection par ricochet ». Ainsi, dans l’arrêt Kudla c/ Pologne, la Cour va au-delà de la lettre de l’article 3 en consacrant le droit à des conditions de détention respectant la dignité humaine.

Dans la continuité de ce mouvement d’expansion, la Cour applique l’article 3 de la Conv. EDH aux mesures d'éloignement des étrangers. Ainsi, par exemple, dans l’arrêt Soering c/ Royaume-Uni, la Cour a pu considérer que l'extradition d'un requérant vers les États-Unis, où il courait un risque réel d'être soumis au « couloir de la mort », représentait une violation « par ricochet » de l'article 3.

Elle a, par la suite, étendu sa jurisprudence aux mesures d'éloignement, qu'il s'agisse de refoulement à l'arrivée à la frontière (CEDH 30 oct. 1991, Vilvarajah et autres c/ Royaume-Uni) ou d'expulsion (CEDH 20 mars 1991, Cruz Varas et autres c/ Suisse, CEDH, 20 mars 1991, ; Saadi c/ Italie, CEDH, 28 févr. 2008, n°37201/06).

Dans l’arrêt rapporté, un couple de ressortissants afghans résidant en Iran, s’était rendu en Italie avec leurs cinq enfants. Transférés dans un Centre d’accueil pour demandeurs d’asile, une fois leur identité établie, ils quittèrent le territoire italien sans autorisation afin de se rendre en Autriche où ils déposèrent une demande d’asile, laquelle fut rejetée. La famille se rendit alors en Suisse où elle fit une nouvelle demande d’asile. L’office fédéral des migrations estima que l’Italie était l’État responsable pour examiner cette demande, et ordonna le renvoie des requérants en Italie, conformément au règlement Dublin II (règlement qui détermine l’État membre responsable de l’examen d’une demande d’asile présentée par un ressortissant de pays tiers sur le territoire de l’un des membres de l’Union européenne).

Après avoir vu deux recours contre cette décision suisse rejetés, les requérants saisirent la CEDH pour demander la suspension de leur expulsion vers l’Italie. Ils invoquaient, notamment, la violation de l’article 3 de la Conv. EDH estimant qu’en cas de renvoi vers Italie, « sans garantie individuelle de prise en charge », ils seraient victimes d’un traitement inhumain et dégradant lié à l’existence de « défaillances systémiques » dans le dispositif d’accueil des demandeurs d’asile dans ce pays.

Se fondant sur les articles et de la Conv. EDH, les requérants soutiennent que les conditions d’hébergement auxquelles ils seraient exposés en Italie ne respectent pas la Convention et sont incompatibles avec la présence d’enfants en bas âge.

Sur le terrain des articles et 13 de la Conv. EDH, les requérants se plaignent que les autorités suisses n’ont pas examiné avec suffisamment d’attention leur situation personnelle et qu’elles n’ont pas tenu compte de leur statut familial.

Ces arguments étaient-ils de nature à justifier l’annulation de la décision d’expulsion en cause et à motiver la condamnation de la Suisse pour violation de la Convention ?

Concernant la situation générale du système d’accueil des demandeurs d’asile en Italie, la Cour constate un risque de surpopulation au sein des structures d’accueil. Elle relève que le Haut-Commissariat pour les réfugiés décrit un certain nombre de difficultés relatives aux conditions de vie dans ces structures mais pas de situations généralisées de violence ou d’insalubrité.

Cependant, la Cour rappelle qu’en tant que « catégorie de la population particulièrement défavorisée et vulnérable », les demandeurs d’asile ont besoin d’une « protection spéciale ». L’exigence de « protection spéciale » est d’autant plus importante lorsque les personnes concernées sont des enfants, comme c’est le cas en l’espèce, quand bien même ceux-ci seraient accompagnés de leurs parents.

Au regard de ces éléments, la Cour relève qu’il appartient aux autorités suisses de s’assurer auprès des autorités italiennes qu’à leur arrivée en Italie les requérants seront accueillis dans une structure et des conditions adaptées à l’âge des enfants et que l’unité de la cellule familiale sera bien préservée.

En l’absence d’informations détaillées et fiables sur ces éléments, la Cour considère que si les autorités suisses devaient renvoyer les requérants en Italie elles violeraient l’article 3 de la Convention.

Elle écarte, en l’espèce, l’application de la présomption de protection équivalente des droits de l’homme, qui veut que le juge conventionnel s’abstienne de contrôler les mesures nationales prises en application des normes de l’Union européenne relatives aux droits de l’homme eu égard à l’équivalence de protection des libertés fondamentales garantie par le droit de l’Union et le droit conventionnel (CEDH 30 juin 2005, Bosphorus c/ Irlande), au motif que la décision litigieuse de la Suisse ne se fonde pas uniquement sur ses obligations internationales dans la mesure où elle a exercé un pouvoir d’interprétation.

La Cour estime, dans l’arrêt rapporté, que l’article 3 peut être violé alors que la décision d’expulsion qui a été prise n’a pas encore été exécutée. La condamnation découle de l’absence de diligences de l’État Suisse afin de s’assurer que la famille ne sera pas susceptible d’être victime de traitements inhumains ou dégradants après avoir été renvoyée en Italie.

La Cour  anticipe une violation potentielle de l’interdiction des traitements inhumains ou dégradants (CEDH 27 août 1992, Vijayanathan et Pusparajah c/ France CEDH 30 mai 2013, Rafaa c/ France). Cette interprétation large confirme le caractère absolu et intangible des droits protégés par l’article 3 de la Convention.

CEDH 4 nov. 2014,  Tarakhel c/ Suisse, n°29217/12

Références

CEDH 26 oct. 2000, Kudla c/ Pologne, n°30210/96.

CEDH 7 juill. 1989, Soering c/ Royaume-Uni, n°14038/88.

CEDH 30 oct. 1991, Vilvarajah et autres c/ Royaume-Uni, n°13163/87, 13164/87, 13165/87, 13447/87 et 13448/87.

CEDH 20 mars 1991, Cruz Varas et autres c/ Suisse, n°15576/89.

CEDH, 28 févr. 2008, Saadi c/ Italie, n°37201/06.

CEDH 30 juin 2005, Bosphorus c/ Irlande, n° 45036/98.

CEDH 27 août 1992, Vijayanathan et Pusparajah c/ France, n°17825/91.

CEDH 30 mai 2013, Rafaa c/ France, n°25393/10.

■ Convention européenne des droits de l’homme

Article 3 - Interdiction de la torture

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

Article 8 - Droit au respect de la vie privée et familiale 

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance. 

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

Article 13 - Droit à un recours effectif

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la présente Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

 

 

Auteur :O. A.


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