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[ 20 mai 2019 ] Imprimer

Procédure civile

L’autorité plutôt que la nouveauté

Il incombe au demandeur de présenter, dès l’instance relative à la première demande, l’ensemble des moyens qu’il estime de nature à fonder celle-ci  en sorte qu’une prétention rejetée ne peut être présentée à nouveau sur un autre fondement juridique pour être rejugée.

Les 15 et 21 juin 2007, un couple avait consenti au petit-fils de l’épouse une promesse synallagmatique de vente portant sur un immeuble. Dans l’attente de la régularisation de l’acte authentique, les promettants avaient donné l’immeuble à bail à son bénéficiaire ainsi qu’à son épouse. Faute de réitération de la vente, en raison du décès de l’époux vendeur, en date du 10 septembre 2007, la venderesse avait, le 5 octobre 2009, signifié aux locataires un congé pour vente avec effet au 31 août 2010. A la suite du décès de celle-ci, le 18 octobre 2009, les locataires avaient assigné les deux enfants du vendeur défunt pour obtenir la nullité du congé que son épouse leur aurait délivré en état d’insanité d’esprit.

Le 12 décembre 2011, un tribunal d’instance déclara cette demande irrecevable, se déclara incompétent pour apprécier la validité de la promesse au profit d'un tribunal de grande instance et sursit à statuer sur la validité du congé pour vente. 

Le 4 mars 2013, le tribunal de grande instance ultérieurement saisi déclara nulle la promesse de vente pour insanité d’esprit. 

Le 7 décembre 2015 le tribunal d’instance initialement saisi jugea le congé pour vente régulier, déclara les locataires en conséquence irrecevables à en contester la validité, et ordonna leur expulsion.

Le 12 septembre 2017, une cour d’appel jugea recevable l’action en nullité du congé et décida de son annulation. Pour motiver leur décision, les juges du fond soulignaient que la demande en nullité présentée aux premiers juges était fondée sur l’insanité d’esprit de la bailleresse, l’irrecevabilité de cette action avait été prononcée sur le fondement de l’article 414-2 du Code civil selon lequel seuls les héritiers du défunt disposent de l’action en nullité, pour insanité d’esprit, des actes effectués par lui. Or la demande qui leur était cette fois soumise ne supposait plus de juger la recevabilité de l’action au regard de l’insanité d’esprit de l’auteur de l’acte mais au regard d’une autre cause d’irrecevabilité, non tranchée précédemment, en sorte que l’autorité de la chose jugée ne pouvait pas être opposée aux demandeurs.

Au visa de l’article 1355 du Code civil, qui fonde l’autorité de la chose jugée, la Cour de cassation casse la précédente décision, rappelant en ces termes le principe de concentration des moyens : «  Il incombe au demandeur, avant qu’il ne soit statué sur sa demande d’exposer l’ensemble des moyens qu’il estime de nature à fonder celle-ci ; qu’il s’ensuit que, dans une même instance, une prétention rejetée ne peut être présentée à nouveau sur un autre fondement ». Elle juge en conséquence que l’action en nullité du congé ayant été jugée définitivement irrecevable par le tribunal d’instance dans le dispositif de son jugement du 12 décembre 2011, l’autorité de la chose jugée attachée à la décision de première instance rendait la demande des auteurs du pourvoi irrecevable en ce qu’elle visait à faire juger à nouveau cette prétention par la présentation d’un nouveau moyen.

Pour comprendre la décision rapportée, il convient, à titre liminaire, de rappeler les deux définitions suivantes. 

Les prétentions des plaideurs sont constituées des « (q)uestions de fait et de droit que les plaideurs soumettent au juge et qui sont fixées, pour le demandeur par l’acte introductif d’instance, pour le défendeur par les conclusions en défense (exceptions, fins de non-recevoir, dénégations). Ces prétentions peuvent être modifiées par des demandes incidentes lorsque celles-ci se rattachent aux prétentions originaires par un lien suffisant.

Formant l’objet du litigeelles délimitent l’étendue de la saisine du juge, ce qui entraîne l’obligation pour la juridiction du premier degré de se prononcer sur tout ce qui est demandé et seulement sur ce qui est demandé et l’interdiction pour la juridiction du second degré de statuer sur des demandes nouvelles. » (Lexique juridique Dalloz).

Quant aux moyens invoqués par les plaideurs, ils « sont le soutien nécessaire de la demande et de la défense. Ce sont eux qui forment le fondement de la cause. À l’appui de leurs prétentions, les parties font valoir des moyens de fait et de droit, dont les divisions sont appelées des “branches”. Si un moyen nouveau peut être présenté à tout moment en première instance ou en appel, (mais non pour la première fois en cassation)… » (Lexique juridique Dalloz), c’est à la condition ici rappelée de ne pas constituer un fondement juridique au renouvellement d’une demande ayant le même objet que celle sur laquelle une précédente juridiction aurait définitivement statué. Autrement dit, la nouveauté de l’argument ne peut justifier la réitération de la demande : comme la Cour de cassation l’a déjà formellement affirmé, « la seule différence de fondement juridique entre deux demandes ayant le même objet est insuffisante à écarter la fin de non-recevoir tirée de l’autorité de la chose jugée » (Civ. 1re, 12 avr. 2012, n° 11-14.123). 

Ainsi le principe de l’autorité de la chose jugée en implique-t-il un autre, celui de la concentration des moyens, selon lequel il incombe au demandeur de présenter dès l’instance relative à la première demande l’ensemble des moyens qu’il estime de nature à fonder celle-ci, dès lors que la nouvelle demande qui invoque un fondement juridique différent que le demandeur s’était abstenu de soulever en temps utile se heurte à la chose précédemment jugée relativement à la même contestation (Cass., ass. plén., 7 juill. 2006, n° 04-10.672), cette solution ne contrevenant pas, même lorsqu’elle aboutit, comme en l’espèce, à une décision d’expulsion, à la Convention européenne des droits de l’homme (Civ. 1re, 24 sept. 2009, n° 08-10.517).

La cassation de la décision rendue en appel est alors parfaitement justifiée : en écartant la fin de non-recevoir tirée de l’autorité de la chose jugée, aux motifs que la demande originaire, fondée sur l’insanité d’esprit de l’auteur du congé, supposait de trancher une question différente de celle posée par la demande dont elle était saisie, fondée sur l’irrégularité du congé qui n’avait pas été signé par tous les coïndivisaires concernés, quand les appelants ne pouvaient, en invoquant un fondement juridique différent qu’ils s’étaient abstenus de soulever en première instance alors qu’ils en avaient la possibilité, présenter à nouveau une demande ayant le même objet que celle définitivement déclarée irrecevable par le tribunal, la juridiction du second degré a ainsi méconnu le principe de l’autorité de la chose jugée.

Civ. 2e, 11 avr. 2019, n° 17-31.785

Références

■ Fiches d’orientation Dalloz : Autorité de la chose jugée

■ Civ. 1re, 12 avr. 2012, n° 11-14.123 P: D. 2012. 1132 ; ibid. 2991, obs. T. Clay

■ Cass., ass. plén., 7 juill. 2006, n° 04-10.672 P: D. 2006. 2135, et les obs., note L. Weiller ; RDI 2006. 500, obs. P. Malinvaud ; RTD civ. 2006. 825, obs. R. Perrot

■ Civ. 1re, 24 sept. 2009, n° 08-10.517 P: D. 2009. 2433 ; ibid. 2010. 522, chron. N. Auroy et C. Creton ; RTD civ. 2010. 129, obs. P.-Y. Gautier ; ibid. 147, obs. P. Théry ; ibid. 155, obs. R. Perrot

 

Auteur :Merryl Hervieu

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