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[ 8 décembre 2022 ] Imprimer

Droit du travail - relations individuelles

Les stéréotypes de genre n’ont pas leur place dans un règlement intérieur !

La perception sociale de l'apparence physique des genres masculin et féminin ne peut constituer une exigence professionnelle véritable et déterminante justifiant une discrimination en raison du sexe. Un règlement intérieur ne peut dès lors interdire à un steward de se présenter à l'embarquement avec des cheveux longs coiffés en tresses africaines nouées en chignon alors que cette coiffure est autorisée pour les femmes.

Soc. 23 novembre 2022, n° 21-14.060 P

Le règlement intérieur est un document unilatéral par lequel l’employeur fixe des prescriptions disciplinaires, c’est-à-dire un comportement attendu du salarié permettant la bonne organisation de l’entreprise. Parmi ces prescriptions, figurent souvent des règles concernant la tenue vestimentaire ou l’apparence du salarié, en particulier lorsqu’il est en contact avec la clientèle. Pour éviter l’arbitraire patronal, la loi du 4 août 1982 a toutefois posé des limites au pouvoir réglementaire. D’une part, le règlement intérieur ne peut apporter de restrictions aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnée au but recherché. D’autre part, les clauses ne peuvent contenir de dispositions discriminatoires à l’égard des salariés (C. trav., art. L. 1321-3). Or avec la multiplication des critères discriminatoires, il est de plus en plus fréquent qu’une clause puisse être critiquée tant à l’aune des restrictions aux libertés qu’au regard d’un critère de distinction illicite. L’arrêt de la Cour de cassation du 23 novembre 2022 apparaît à cet égard un cas d’école, tant diverses approches étaient offertes pour contester la clause applicable aux salariés (v. en particulier le rapport de l’avocate général S. Laulom, publié sur le site de la Cour).

En l’espèce était en cause le règlement intérieur d’Air France, plus précisément un référentiel qui explicite les différentes pièces des uniformes et les règles relatives aux bijoux, maquillage et coiffure pour les femmes et les hommes. Une clause de ce référentiel précise de manière très détaillée la coiffure autorisée pour les hôtesses et steward. Les femmes peuvent avoir des tresses africaines retenues en chignon, en revanche une telle coiffure n’est pas autorisée pour les hommes. Au-delà des tresses, c’est la longueur des cheveux qui est en débat puisque les femmes peuvent avoir les cheveux longs mais attachés selon une manière définie (chignon, une seule natte mais pas de queue-de-cheval) alors que pour les hommes, la longueur des cheveux est limitée « dans la nuque au niveau du bord supérieur du col de la chemise ». Or un steward portant des tresses africaines retenues en chignon s’était vu infliger une mise à pied de 5 jours pour non-respect de ce référentiel. Par la suite, il s’était astreint à porter une perruque pour poursuivre son travail. Dépressif, il avait quelques années plus tard été licencié pour inaptitude professionnelle. Après la rupture de son contrat, il saisit le conseil des prud’hommes d’une demande de dommages-intérêts pour discrimination, harcèlement et déloyauté. Le cœur du litige portait donc sur la licéité de ce référentiel. La cour d’appel n’avait pourtant trouvé rien à y redire. Elle estimait d’une part qu’une compagnie aérienne peut exiger, au nom de sa politique commerciale, des restrictions à l’apparence des salariés en contact avec la clientèle. D’autre part, elle considérait que les différences d'apparence prescrites entre hommes et femmes en termes d'habillement, de coiffure, de chaussures et de maquillage correspondent aux usages et ne peuvent être qualifiées de discrimination. La Cour de cassation disposait de différents angles d’attaques pour critiquer la décision (1) elle opte pour la discrimination directe en raison du sexe (2) en s’appuyant sur différents textes qu’on n’attendait pas nécessairement (3).

■ La diversité des critiques possibles

Le référentiel fixe des prescriptions vestimentaires et d’apparence physique très strictes. Il apporte une restriction évidente à la liberté de se vêtir à sa guise puisqu’un uniforme est obligatoire mais également à la liberté de choisir son apparence : piercing, tatouage, couleur de cheveux, maquillage… De telles restrictions doivent tout d’abord être justifiées par la nature de la tâche à accomplir. Sans surprise, la cour d’appel estimait que l’image de marque ou la relation commerciale qui implique qu’un client puisse identifier rapidement le personnel de l’entreprise sont des justifications légitimes. En revanche, les juges du fond n’abordaient pas la question de la proportionnalité des atteintes apportées aux libertés. Il aurait fallu vérifier si l’interdiction de porter des tresses en chignon était strictement nécessaire au respect de la politique commerciale d’Air France. L’intérêt légitime de l’entreprise à préserver son image de marque pouvait-elle aller jusqu’à imposer au salarié de porter une perruque pour continuer à travailler. L’absence de contrôle de la proportionnalité de l’atteinte par les juges du fond pouvait dès lors justifier la cassation. 

Par ailleurs, la rédaction du référentiel était également critiquable sur le terrain de la discrimination car différents critères illicites de distinction étaient en cause. Pour les hommes, « les cheveux doivent être coiffés de façon extrêmement nette. La coiffure doit être limitée en volume et doit garder un aspect naturel ». Pour l’employeur, le steward ne pouvait pas se présenter avec des tresses africaines. Or toutes les personnes humaines n’ont pas la même nature de cheveux. Le référentiel pouvait donc tout d’abord être perçu comme fixant des contraintes supplémentaires à certains salariés en raison de leurs origines, voire de leurs caractéristiques génétiques. Les juges du fond avaient perçu la difficulté mais estimé qu’il n’y avait aucune différence entre « cheveux lisses, bouclés ou crépus et donc aucune différence entre l'origine des salariés ». Ensuite, depuis une loi du 16 novembre 2001, l’apparence physique fait partie des critères de distinction prohibés. Il y a assez peu de contentieux devant la Cour portant sur ce dernier critère et il n’est pas facile de le définir. On peut envisager l’apparence physique comme l’ensemble des éléments s’imposant à la personne (sa couleur de cheveux, une cicatrice, une tache de naissance, sa corpulence, sa taille) ou également l’étendre à l’image qu’une personne entend se donner et y intégrer les tatouages, les piercings, la longueur des cheveux… La Cour semble retenir cette approche puisqu’en 2012, elle a relié le choix pour un homme de porter des boucles d’oreille à son apparence physique rapportée au sexe (Soc. 11 janv. 2012, n° 10-28.213). Reste que critiquer le référentiel sur ce terrain n’est pas sans embûche puisque ces clauses visent à imposer à tous une apparence « neutre ». Il y a donc bien une restriction à la liberté de choisir son apparence mais pas nécessairement un traitement défavorable du salarié en raison de son apparence puisque tous les salariés doivent se plier à la même contrainte (v. pour ce raisonnement en matière de neutralité religieuse, CJUE 14 mars 2017, n° C‑157/15 ; 13 oct. 2022, n° C-344/20). Il était dès lors sans doute plus simple de constater que la clause fixait une différence entre les hommes et les femmes donc évoquer la discrimination en raison du sexe.

■ L’analyse de la Cour de cassation

Les tresses africaines nouées en chignon étaient autorisées pour les femmes mais prohibées pour les hommes. Il était dès lors évident qu’une différence était opérée en raison du sexe. Aussi la Cour de cassation opte pour cette analyse. La Cour d’appel n’avait pas été insensible à l’argument mais avait relevé l’existence d’« usages » vestimentaires ainsi que des marqueurs physiques du féminin et du masculin communément admis, dans une période donnée, par la société dans laquelle on vit. La politique commerciale d’Air France conforme à ces « codes sociaux » ne pouvait, pour les juges du fond, être qualifiée de discriminatoire. C’est sur cette question des stéréotypes de genre que l’arrêt présente tout son intérêt. Lorsqu’une discrimination directe est identifiée, l’employeur ne peut échapper à une condamnation que s’il établit que la différence répond à une exigence professionnelle essentielle et déterminante et pour autant que l’objectif soit légitime et l’exigence proportionnée. Il ne peut s’agir d’une perception purement subjective. Il faut établir une exigence objectivement dictée par la nature ou les conditions d’exercice de l’activité professionnelle en cause. Ainsi, la Cour de cassation a déjà été amenée à préciser que les souhaits de la clientèle ne peuvent être considérés comme une exigence professionnelle (pour des écoles de ski dont les clients préféreraient des moniteurs plus jeunes : Soc. 17 mars 2015, n° 13-27.142 ; pour une société de prêt à porter invoquant sa politique commerciale pour interdire un signe religieux : Soc. 14 avr. 2021, n° 19-24.079). En l’espèce, la Cour considère que « la perception sociale de l'apparence physique des genres masculin et féminin » ne peut être considérée comme une exigence professionnelle justifiant une différence de traitement relative à la coiffure entre les femmes et les hommes. En d’autres termes, elle refuse les stéréotypes de genre assignant au masculin ou au féminin une coiffure déterminée. La précision tout en étant nouvelle s’inscrit dans la ligne jurisprudentielle de la chambre sociale de la Cour de cassation. C’est en revanche le visa qui attire l’attention.

■ Le fondement de la solution

L’article L. 1321-3 du Code du travail prohibe les atteintes excessives aux libertés et les clauses discriminatoires du règlement intérieur. Pourtant ce texte n’est pas mobilisé par la Cour de cassation. Elle préfère s’appuyer sur les articles L. 1121-1 et L. 1132-1 qui énoncent des règles similaires mais sans distinguer l’auteur de la décision ou l’acte en cause. Ce choix s’explique peut-être par la volonté de ne pas prendre parti sur la question de la nature juridique du référentiel. La sixième branche du moyen du pourvoi soutenait en effet que le document était une adjonction au règlement intérieur qui aurait donc dû, pour être opposable au salarié, respecter une procédure stricte d’élaboration. Plus surprenant, la Cour souhaite faire le lien entre l’article L. 1133-1 du Code du travail qui valide les différences de traitement en raison d’une exigence professionnelle « essentielle et déterminante » et la directive 2006/54/CE du Parlement européen et du Conseil du 5 juillet 2006 relative à la mise en œuvre du principe de l'égalité des chances et de l'égalité de traitement entre hommes et femmes en matière d'emploi et de travail. Cette directive autorise les différences en raison du sexe en raison d’une exigence « véritable et déterminante ». L’article L. 1133-1 étant le texte assurant la transposition de la directive, il doit, dans la mesure du possible, faire l’objet d’une lecture permettant au droit français d’être compatible avec le droit européen. Dans la langue française, les adjectifs « essentiel » et « véritable » ne sont pas synonymes. Mais la Cour, s’appuyant sur la formulation anglaise des deux directives considère qu’il faut interpréter les adjectifs de la même manière. Ainsi, il est possible de retenir une lecture commune des exigences autorisant la prise en considération du sexe, de l’âge, des convictions religieuses et des autres critères discriminatoires.

Références :

■ Soc. 11 janv. 2012, n° 10-28.213 P : D. 2012. 290 ; ibid. 901, obs. P. Lokiec et J. Porta ; Dr. soc. 2012. 346, note J.-P. Lhernould ; RDT 2012. 159, obs. N. Moizard ; JT 2012, n° 141, p. 13, obs. L.T. ; RTD civ. 2012. 288, obs. J. Hauser.

■ CJUE 14 mars 2017, n° C‑157/15 AJDA 2017. 551 ; ibid. 1106, chron. E. Broussy, H. Cassagnabère, C. Gänser et P. Bonneville ; D. 2017. 947, note J. Mouly ; ibid. 2018. 813, obs. P. Lokiec et J. Porta ; Dr. soc. 2017. 450, étude Y. Pagnerre ; ibid. 2018. 663, étude Y. Pagnerre et S. Dougados ; RDT 2017. 422, obs. P. Adam ; Constitutions 2017. 249, chron. A.-M. Le Pourhiet ; RTD eur. 2017. 229, étude S. Robin-Olivier ; ibid. 2018. 467, obs. F. Benoît-Rohmer ; ibid. 2019. 85, étude J.H.H. Weiler ; ibid. 105, étude S. Hennette Vauchez ; Rev. UE 2017. 342, étude G. Gonzalez.

■ CJUE 13 oct. 2022, n° C-344/20 D. 2022. 1856 ; JA 2022, n° 668, p. 42, étude D. Castel.

■ Soc. 17 mars 2015, n° 13-27.142 P D. 2015. 737 ; JT 2015, n° 175, p. 12, obs. D. Rieubon ; RTD eur. 2016. 374-18, obs. B. de Clavière.

■ Soc. 14 avr. 2021, n° 19-24.079 P : D. 2021. 805 ; ibid. 2022. 132, obs. S. Vernac et Y. Ferkane ; ibid. 872, obs. RÉGINE ; JA 2021, n° 642, p. 12, obs. D. Castel ; Dr. soc. 2021. 742, obs. C. Radé ; RDT 2021. 390, obs. K. Meiffret.

 

Auteur :Chantal Mathieu


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