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[ 10 juin 2020 ] Imprimer

Libertés fondamentales - droits de l'homme

Mort d’un enfant maltraité par ses parents : responsabilité de l’État français

La Cour européenne des droits de l’homme constate que les mesures prises par l’État français entre le moment du signalement et le décès de l’enfant n’étaient pas suffisantes pour la protéger des graves abus de ses parents.

En 2009, une enfant de 8 ans est morte des suites de maltraitances de la part de ses parents. Il est important pour bien comprendre les faits de cette sordide affaire qui ont permis à la Cour européenne des droits de l’homme de constater que le système français avait failli à protéger l’enfant des graves abus qu’elle a subis de la part de ses parents et qui ont abouti à son décès (violation de l’art. 3 de la Conv. EDH). 

Abandonnée à sa naissance, la fillette fut finalement récupérée par sa mère à l’âge d’un mois.  Elle vécut auprès de ses deux parents, d’un demi-frère et de trois autres frères et sœurs nés par la suite. Entrée à l’école pour la première fois en avril 2007, à l’âge de six ans, elle suivit une scolarité marquée par de nombreux jours d’absence et déménagements. Dès sa première année scolaire, ses enseignants consignèrent par écrit diverses lésions constatées régulièrement sur l’enfant, principalement sur son visage mais aussi sur son corps. En septembre 2007, son institutrice appela le médecin de santé scolaire afin de signaler la présence de bleus et lui faire part des questions qu’elle se posait. En octobre 2007, ce médecin rencontra la fillette et son père mais releva des « marques anciennes » qui n’avaient « rien d’inquiétant ». Toutefois, à la suite d’une rencontre entre l’enfant et l’infirmière de santé scolaire en novembre 2007, le médecin de santé scolaire demanda à ce que l’on fût vigilant et que tout ce qui pourrait dorénavant avoir un caractère suspect fût noté. Il rencontra à nouveau le père et la fille en février 2008 et contacta le médecin traitant de la famille car il soupçonnait des maltraitances. La famille déménagea fin mai 2008 et la fillette fut inscrite à l’école le 16 juin. Trois jours après, la directrice de l’école, ne voyant toujours pas la fillette alors que ses frères et sœurs étaient présents, adressa un « signalement au titre de la protection de l’enfance » au procureur de la République et au président du Conseil général car elle avait été informée par le directeur de l’ancienne école qu’il existait une suspicion de maltraitance. Le signalement ne comportait malheureusement pas la mention de la nécessité d’une mesure de protection immédiate. Toutefois elle avait joint à son courrier les copies de quatre pages manuscrites rédigées par les anciennes enseignantes et constatant diverses marques découvertes sur le corps de l’enfant tout au long de l’année scolaire 2007-2008 (14 sept. 2007, 3 bleus sur l’omoplate droite, 3 bleus sur le ventre et des traces de bleus sur les bras et le bassin ; 18 sept. 2007, une marque rosée de 2 cm dans le bas du dos, un hématome sur le coude droit et des petits bleus sur le bras ; 11 oct. 2007, 3 bleus sur le visage : 2 sur la joue (mâchoire et pommette) et un sur l’oreille ; 21 janv. 2008 (lors d’une convocation à l’école de M. avec ses parents, pendant une période d’absence de l’enfant), « suite à une conjonctivite très réactive, [M.] avait le visage gonflé et tuméfié et ne pouvait pas ouvrir les yeux. Son visage était partiellement couvert de crème ; 25 janv. 2008 (après 3 semaines d’absence), un bleu sous l’ensemble de l’œil droit et une griffure sur le côté de l’œil, une grande croûte d’environ 2 cm de diamètre et un gros bleu autour ; 29 janv. 2008, 2 hématomes sur la cheville gauche, 4 bleus tout le long de la jambe droite ; 25 mars 2008, pouce entaillé ; 6 mai 2008, un bleu au front, « [M.] me dit qu’elle a mal aux doigts car elle s’est pincé les doigts chez elle » ; 23 mai 2008 (à la piscine), plusieurs petits bleus dans le haut du dos, une grande marque sur la cuisse gauche ...). Le jour même, le substitut chargé des mineurs auprès du procureur de la République adressa un « soit-transmis » au commandant de gendarmerie afin de faire procéder à une enquête sur « d’éventuels faits de maltraitance dont pourrait être victime l’enfant ». Le substitut donna pour instruction de commencer l’enquête par un examen médicolégal de l’enfant et par une audition filmée, et de rendre compte en traitement en temps réel. Mais selon le rapport ultérieur du Défenseur des droits la procédure dans le cadre du traitement en temps réel n’avait finalement pas été utilisée. Début juillet 2008, le procureur fut informé du constat de récentes ecchymoses par le nouveau médecin scolaire et un agent de police judiciaire fut saisi de l’enquête. Un médecin légiste examina la fillette et déclara : « L’examen permet de retrouver de très nombreuses lésions d’allure ancienne pouvant toutes individuellement être la conséquence d’accidents de la vie courante mais dont le nombre est fortement suspect (...). Malgré les explications concordantes données par le papa (...) nous ne pouvons exclure des faits de violence ou de mauvais traitements. ». L’enfant fut ensuite auditionnée mais elle ne dénonça aucune violence de la part de ses parents, elle affirma juste que ses frères et sœurs la tapaient. En août 2008, la famille déménagea à nouveau et un agent de police judiciaire en charge de l’enquête se présenta au nouveau domicile familial. Dans son procès-verbal datant du mois de septembre 2008, il conclut que l’enfant ne lui paraissait pas en danger et clôtura l’enquête. Et la famille déménagea encore le mois suivant… En mars 2009, cinq mois après la clôture de l’enquête, l’ASE appris le classement sans suite de l’affaire. Fin avril 2009, le directeur de l’école de la fillette constata, après une absence au retour des vacances scolaires de Pâques, le mauvais état des pieds de l’enfant. Il en alerta le médecin scolaire qui témoignera, lors de son audition dans le cadre du procès d’assises des parents qu’il avait été « horrifié par l’état des plaies » et que « les explications du père sur l’origine des blessures n’apparaissaient nullement convaincantes ». La fillette fut hospitalisée du 27 avril au 26 mai 2009. Le directeur de l’école adressa une « information préoccupante » au président du Conseil général à laquelle il joignit un document énumérant les absences scolaires et les diverses marques sur le corps de l’enfant constatées depuis la rentrée de septembre 2008 (bleus au niveau des yeux et sur le menton, griffures sur le visage, coupures, dont une profonde au cuir chevelu, sur le haut du crâne...). Les parents déménagèrent une nouvelle fois… L’ASE fit une enquête, rencontra la famille en juin 2009 et classa l’affaire en attendant d’autres visites prévues en août et en septembre. Mais la fillette décéda dans la nuit du 6 au 7 août d’une succession d’actes de torture et de barbarie de la part de ses parents et sa mort ne fut pas tout de suite constatée. Selon le rapport du Défenseur des droits, l’évaluation de l’information préoccupante se poursuivit en août et en septembre par des visites des deux intervenantes, les parents donnant chaque fois une explication concernant l’absence de l’enfant. Toutefois, le 9 septembre 2009, le père signala aux gendarmes la disparition de sa fille sur le parking d’un fast‑food. Un important dispositif de recherches fut déployé pour retrouver l’enfant. Mais des contradictions furent rapidement relevées entre les auditions des parents et du demi-frère ; et plusieurs personnes signalèrent aux enquêteurs leurs doutes quant à cette disparition. Le 10 septembre 2009, le père finit par amener les enquêteurs dans un local où ceux-ci découvrirent le corps de l’enfant. Le procès devant la cour d’assises de la Sarthe se déroula du 11 au 26 juin 2012. Par un arrêt du 26 juin 2012, les parents furent condamnés chacun à 30 ans de réclusion criminelle. Aucun appel ne fut formé contre cet arrêt.

Deux associations de protection de l’enfance avaient assigné l'Agent judiciaire de l'État sur le fondement de l’article L. 141-1 du Code de l'organisation judiciaire prévoyant que la responsabilité civile de l’État peut être engagée du fait du fonctionnement défectueux du service de la justice en cas de faute lourde ou de déni de justice. La Cour de cassation (Civ. 1re, 8 oct. 2014, n° 13-22.591 et 13-22.602), entérinant la décision du tribunal d’instance de Paris du 8 juin 2013, constata l’absence de faute lourde de la part de l’État. 

Ces associations ont alors saisi la Cour européenne des droits de l’homme afin de demander si les autorités françaises avaient rempli leurs obligations positives pour protéger l’enfant des maltraitances de ses parents ayant abouti à son décès. En outre, elles soulevaient la question du droit à un recours effectif pour engager la responsabilité civile de l’État français du fait du fonctionnement défectueux du service public de la justice. 

La Cour européenne conclut à la violation de l’article 3 de la Convention : le système a failli à protéger l’enfant des graves abus qu’elle a subis de la part de ses parents et qui ont abouti à son décès. La Cour reconnaît que, dans ces affaires, les autorités nationales sont confrontées à un difficile exercice : elles doivent trouver un équilibre entre la nécessité de ne pas passer à côté d’un danger et le souci de respecter la vie familiale. Toutefois, même si, en l’espèce, les autorités compétentes ont pris des mesures autour de l’enfant (signalement déclenchant l’obligation positive de l’État de procéder à une investigation, enquête, audition de l’enfant, médecin légiste), la Cour estime que plusieurs éléments tempèrent ce constat (saisine d’un agent de police 13 jours après la réaction du parquet, absence d’auditions des enseignants ayant découvert les blessures, absence d’enquêtes sur l’environnement familial et notamment sur les nombreux déménagements, mère entendue à son domicile et pas dans les locaux de la gendarmerie, audition de l’enfant sans psychologue…).

Même si la Cour considère qu’il ne lui appartient pas de remettre en cause le classement sans suite de l’affaire par les autorités françaises, elle estime toutefois « que les autorités auraient dû s’entourer de certaines précautions lorsque la décision de classer l’affaire sans suite avait été prise et non se contenter d’un classement sans suite pur et simple. Si le parquet avait informé les services sociaux de sa décision en attirant leur attention sur la nécessité d’une enquête sociale ou du moins d’une surveillance à l’égard de l’enfant, il aurait accru les chances d’une réaction appropriée des services sociaux en aval du classement sans suite. À cela s’ajoute l’absence de mise en place d’un mécanisme centralisant les informations (tel le « CRIP », cellule de recueil), au moment des faits, dans la région concernée. Ces facteurs combinés ont fortement diminué les chances d’une surveillance accrue de l’enfant et d’un échange utile d’informations entre les autorités judiciaires et sociales. Les services sociaux, qui ont fini par prendre connaissance de la décision de classement sans suite, ont certes pris des mesures par le biais notamment de visites à domicile en réponse à l’information préoccupante du 27 avril 2009. Toutefois, dans la mesure où celle-ci a coïncidé avec une hospitalisation de M. pendant un mois (qui avait donné lieu à une prise de contact de la part du service pédiatrique), les services sociaux auraient dû redoubler de vigilance dans l’appréciation de la situation de l’enfant. Or, dans le sillage de la décision de classement sans suite, ils n’ont pas engagé d’action véritablement perspicace qui aurait permis de déceler l’état réel dans lequel se trouvait l’enfant. » Il s’ensuit que le système a failli à protéger la fillette des graves abus qu’elle a subis de la part de ses parents et qui ont d’ailleurs abouti à son décès. Il y a donc eu violation de l’article 3 de la Convention.

CEDH 4 juin 2020, Association innocence en danger et association enfance et partage c/ France, n° 15343/15 et 16806/15

 Références

■ Convention européenne des droits de l’homme

Article 3 « Interdiction de la torture Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

■ Civ. 1re, 8 oct. 2014, n° 13-22.591 et 13-22.602

 

Auteur :Christelle de Gaudemont


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