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[ 2 février 2024 ] Imprimer

Droit des obligations

Point sur la chaîne de contrats d’entreprise

Une décision rendue le 18 janvier dernier par la troisième chambre civile de la Cour de cassation (22-20.995) vient préciser, dans le cadre d’une chaîne de contrats d’entreprise, la notion et le régime du contrat de sous-traitance pour déterminer l’articulation des droits et actions susceptibles d’être mis en œuvre, selon les rapports considérés, entre le maître de l’ouvrage, l’entrepreneur principal, et le(s) sous-traitant(s).

Exécution de la prestation par un tiers : naissance de chaînes contractuelles – À moins d’être imprégné d’un fort intuitu personae, le contrat d’entreprise peut être exécuté par un tiers, autre que l’entrepreneur lui-même. Il peut tout d’abord s’agir d’une cession conventionnelle ou judiciaire de contrat (par ex. dans le cas d’une procédure collective frappant l’entrepreneur). Il s’agit ensuite et surtout de la conclusion d’un sous-contrat d’entreprise par l’entrepreneur, celui-ci confiant à un tiers sous-traitant la réalisation de tout ou partie du marché principal conclu avec le maître de l’ouvrage. Un lien direct entre l’objet du contrat de sous-traitance et celui du contrat principal doit donc pouvoir être caractérisé. En outre, la seule fourniture du matériel par le sous-traitant ne suffit pas à caractériser le contrat ; encore faut-il démontrer la réalisation d’un travail technique spécifique destiné à répondre aux besoins particuliers du maître de l'ouvrage (DC §16).

Rattachée à la notion générique de contrat d’entreprise, la sous-traitance est toutefois régie par une loi spéciale du 31 décembre 1975 qui la définit comme « l’opération par laquelle un entrepreneur confie par un sous-traité et, sous sa responsabilité, à une personne appelée sous-traitant, tout ou partie de l’exécution du contrat d’entreprise ou d’une partie du marché public conclu avec le maître de l’ouvrage » (art.1er ; DC §13). Aux termes de cette définition, le contrat de sous-traitance est nécessairement un contrat d’entreprise. L’entrepreneur principal est considéré comme le maître de l’ouvrage de son sous-traitant. L’opération réalise une chaîne de contrats d’entreprise : un contrat d’entreprise principal et un contrat d’entreprise de sous-traitance. 

En outre, il est fréquent en pratique qu’une chaîne de contrats se noue entre plusieurs sous-traitants : en cas de sous-traitance en chaîne (A sous-traite à B qui à son tour sous-traite à C, etc.), le sous-traitant de premier rang (B) revêt à l’égard de ses propres sous-traitants la qualité d’entrepreneur principal. Cette opération réalise donc également une chaîne de contrats d’entreprise.

Objectif du législateur – Défini par la loi de 1975, le régime applicable à la sous-traitance vise essentiellement à protéger le sous-traitant en lui offrant des garanties de paiement en cas de défaillance de l’entrepreneur principal. Auparavant, en effet, l’insolvabilité de ce dernier laissait le sous-traitant impayé sans recours contre le maître de l’ouvrage, provoquant ainsi des faillites en chaîne. Cette protection du sous-traitant n’évince pas toutefois la mise en œuvre, dans plusieurs hypothèses, de sa responsabilité, qui doit au demeurant être combinée avec celle qui pèse sur l’entreprise principale. On se convaincra de ces lignes directrices en exposant successivement la conclusion et l’exécution du sous-traité.

■ Conclusion du sous-traité

● Caution ou délégation. Aux termes de l’article 14 de la loi de 1975, l’entrepreneur principal est tenu de garantir le paiement des sommes dues au sous-traitant par le cautionnement solidaire d’un établissement de crédit. Il peut toutefois s’en dispenser s’il délègue son propre débiteur (maître de l’ouvrage) au sous-traitant dans les conditions de l’article 1336 du Code civil, le maître de l’ouvrage s’engageant directement auprès du sous-traitant à payer les sommes qui lui sont dues.

Cette obligation est sanctionnée par la nullité relative du sous-traité pouvant être demandée par le seul sous-traitant. Cependant, celui-ci n’a aucun intérêt à l’invoquer tant que les travaux qui lui ont été confiés ne sont pas achevés et une fois les travaux terminés, la nullité n’a plus d’utilité, le sous-traitant voulant être payé et non dispensé de ses obligations. L’action en nullité a cependant pu garder un intérêt tactique pour le sous-traitant qui entendait demander, non le paiement de l’ouvrage totalement ou partiellement réalisé, mais le remboursement des sommes déboursées, indépendamment de la valeur réelle des travaux accomplis. Raison pour laquelle la Cour de cassation a posé la règle selon laquelle les travaux réalisés doivent être estimés à leur juste coût, indépendamment du prix convenu par les parties dans l’acte annulé et, surtout, des sommes réellement déboursées par le sous-traitant (DC §19 ; déjà, Civ. 3e, 30 nov. 2011, n° 10-27.021). C’est la valeur réelle de l’ouvrage accompli qui permet de mesurer la créance de restitution par équivalent du sous-traitant à la condition, au demeurant essentielle, de l’annulation effective du contrat, faute de quoi le sous-traitant ne peut prétendre, pour l’indemnisation du prix de ses travaux, à d’autres sommes que celles prévues par le contrat (DC §22).

Cette action en nullité présente toutefois un intérêt lorsqu’elle est dirigée contre le maître de l’ouvrage. Lorsqu’aucune délégation de paiement n’est instaurée, le maître est en effet tenu d’exiger de l’entrepreneur principal qu’il justifie avoir fourni au sous-traitant la caution garantissant le paiement des sommes dues en application du sous-traité et, le cas échéant, de mettre en demeure cet entrepreneur de fournir ladite caution. À défaut, le maître de l’ouvrage commet une faute délictuelle à l’égard du sous-traitant l’obligeant à indemniser celui-ci du juste coût des travaux effectués, même s’il est d’un montant supérieur à celui qui aurait été dû en exécution de l’action directe (Civ. 3e, 18 févr. 2015, n° 14-10.604).

● Agrément. Aux termes de l’article 3 de la loi, l’entrepreneur principal doit soumettre à l’agrément du maître de l’ouvrage chaque sous-traitant aux services duquel il entend recourir ainsi que les conditions de leur paiement. Cet agrément est en principe sollicité dès la conclusion du contrat, mais il peut l’être aussi en cours d’exécution. 

En cas de sous-traitance en chaîne, le sous-traitant de premier rang est seul tenu de présenter le sous-traitant de second rang à l’agrément du maître de l’ouvrage, à l’exclusion de l’entrepreneur principal (Civ. 3e, 21 janv. 2015, n° 13-18.316). La solution se fonde sur l’article 2 de la loi de 1975 qui dispose que le sous-traitant est considéré comme l’entrepreneur principal de ses propres sous-traitants. C’est donc bien à lui de respecter les obligations incombant normalement à l’entrepreneur principal.

À défaut d’avoir été présenté au maître de l’ouvrage, le sous-traitant n’a pas le droit de se faire agréer lui-même. En revanche, lorsqu’il s’agit de travaux de bâtiments et de marchés publics, le maître de l’ouvrage doit, s’il a connaissance de la présence d’un sous-traitant non agréé, mettre en demeure l’entrepreneur de s’acquitter de son obligation (L. 1975, art. 14-1 ; DC §20).

● Sanctions. La sanction du non-respect de cette procédure d’agrément s’apprécie différemment selon les rapports considérés.

▪ Dans les relations entre l’entrepreneur principal et le sous-traitant, le défaut d’agrément constitue une faute de l’entrepreneur sanctionnée, ainsi que le prévoit l’article 1er de la loi, sur le fondement de la responsabilité contractuelle de droit commun et par une faculté de résiliation offerte au sous-traitant par le jeu de l’article 3, alinéa 2 de la loi. Mais à supposer cette faculté exercée, le sous-traitant ne saurait obtenir le paiement des travaux effectués. Par souci de cohérence, la jurisprudence refuse en effet au sous-traitant de se prévaloir du contrat de sous-traitance pour obtenir le paiement des travaux et d’invoquer la résiliation pour échapper à ses obligations contractuelles. Le sous-traitant n’a donc jamais intérêt à résilier le contrat une fois les travaux commencés. 

▪ Dans les relations entre l’entrepreneur principal et le maître de l’ouvrage, le défaut d’agrément caractérise également une faute contractuelle de l’entrepreneur susceptible d’engager sa responsabilité.

▪ Dans les relations entre le maître de l’ouvrage et le sous-traitant, la jurisprudence décide que le défaut d’agrément a pour conséquence de priver le sous-traitant de son action directe contre le maître d’ouvrage (DC §20). Mais ce dernier engage néanmoins sa responsabilité lorsque, ayant eu connaissance de la présence sur le chantier d’un sous-traitant non agréé, il s’est abstenu de demander à l’entrepreneur principal le respect de la procédure (L. 1975 art. 14-1). Le préjudice réparable devrait être celui de la perte d’une chance d’avoir été agréé, le maître de l’ouvrage n’étant pas tenu d’accepter le sous-traitant qui lui est proposé, mais la jurisprudence a tendance à ordonner la réparation de l’entier préjudice subi par le sous-traitant du fait du non-paiement. L’étendue du préjudice réparable s'apprécie toutefois au regard de ce que le maître de l'ouvrage restait devoir à l'entrepreneur principal à la date à laquelle il a eu connaissance de la présence de celui-ci sur le chantier (DC §20).

■ Exécution du sous-traité

● Droit direct au paiement. Le sous-traitant bénéficie d’un droit direct au paiement. S’il doit en principe être payé par son cocontractant, soit l’entrepreneur principal, la loi de 1975 offre au sous-traitant agréé un droit direct contre le maître de l’ouvrage, à l’effet de prévenir l’insolvabilité de ce dernier. Le sous-traitant peut ainsi obtenir le paiement de ce qui lui est dû mais uniquement, là encore, dans la limite de ce que le maître doit encore à l’entrepreneur principal. La protection du sous-traitant est donc relative puisqu’elle n’oblige pas le maître à payer plus que sa propre dette.

● Responsabilités en cas d’inexécution. Il convient de distinguer la responsabilité de l’entrepreneur principal de celle du sous-traitant. 

▪ L’entrepreneur principal, en ce qu’il confie à un autre l'exécution de tout ou partie du contrat d'entreprise, le fait sous sa responsabilité en sorte qu’il est responsable de plein droit, à l'égard du maître de l'ouvrage, des manquements de son sous-traitant commis dans l'exécution des prestations sous-traitées (sans nécessité de rapporter la preuve d’une faute de sa part donc). Il ne répond pas, en revanche, des manquements de ce sous-traitant à l'égard de ses propres sous-traitants (DC §31).

▪ Quant au sous-traitant, il engage sa responsabilité à l’égard de l’entrepreneur principal dans les conditions de droit commun du contrat d’entreprise. En revanche, à l’égard du maître de l’ouvrage, la responsabilité du sous-traitant est, depuis l’arrêt Besse du 12 juillet 1991, de nature extracontractuelle. Une faute détachable du contrat doit donc être établie pour caractériser sa faute délictuelle, sauf à ce que son manquement contractuel caractérise une faute délictuelle à l’égard des tiers (Civ. 3e, 18 mai 2017, n° 16-11.203).

● Droit prospectif. Précisons enfin que le droit prospectif pourrait faire évoluer cette dernière solution. Au regard de l’article 1234 du projet, le maître de l’ouvrage, en sa qualité de « tiers ayant un intérêt légitime à la bonne exécution du contrat » de sous-traitance, disposera contre le sous-traitant d’une option entre les voies contractuelle et délictuelle. Soit il agit sur le terrain délictuel et doit prouver une faute au sens de l’article 1240 C. civ., soit il choisit la voie contractuelle mais subit les éventuelles clauses limitatives de responsabilité stipulées dans le contrat de sous-traitance.

Références :

■ Civ. 3e, 30 nov. 2011, n° 10-27.021 

■ Civ. 3e, 18 févr. 2015, n° 14-10.604 : D. 2015. 988, chron. A.-L. Méano, A.-L. Collomp, V. Georget et V. Guillaudier ; RDI 2016. 280, obs. H. Périnet-Marquet

■ Civ. 3e, 21 janv. 2015, n° 13-18.316 : D. 2015. 265 ; ibid. 988, chron. A.-L. Méano, A.-L. Collomp, V. Georget et V. Guillaudier ; RDI 2016. 278, obs. H. Périnet-Marquet

■ Civ. 3e, 18 mai 2017, n° 16-11.203 : D. 2017. 1225, note D. Houtcieff ; ibid. 2018. 35, obs. P. Brun, O. Gout et C. Quézel-Ambrunaz ; ibid. 371, obs. M. Mekki ; RDI 2017. 349, obs. P. Malinvaud ; AJ contrat 2017. 377, obs. F. Chénedé ; RTD civ. 2017. 651, obs. H. Barbier ; ibid. 666, obs. P. Jourdain

 

Auteur :Merryl Hervieu


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