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[ 29 avril 2024 ] Imprimer

Droit des obligations

Traite des êtres humains : aménagement de la charge de la preuve

Lorsqu'elle est saisie d'une requête en réparation des dommages causés par des faits de traite des êtres humains, une commission d'indemnisation des victimes d'infractions (CIVI) ou la cour d'appel saisie de l'appel de sa décision, ne peut rejeter la demande d'indemnisation au motif de l'absence d'enquête pénale préalable. Afin de respecter l'obligation procédurale incombant à la France en vertu de l'article 4 de la Convention de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales, la CIVI ou la cour d'appel ne peut faire peser sur la seule victime la charge de la preuve d'établir la matérialité des faits de traite des êtres humains dont elle se déclare, de façon plausible, avoir été victime, mais doit, en cas d'insuffisance de preuve, soit solliciter de plus amples informations auprès du représentant du ministère public, partie jointe à l'instance se déroulant devant elle, soit mettre en œuvre les pouvoirs d'enquête civile dont elle dispose aux termes de l'article 706-6 du Code de procédure pénale.

Civ. 2e, 4 avr. 2024, n° 22-15.457

Promis à une large publication, l’arrêt rendu par la deuxième chambre civile le 4 avril dernier mérite incontestablement d’être rapporté. Fondé notamment sur l'article 4 de la Convention EDH prohibant, dans l’ordre européen, l’esclavage et le travail forcé, il affirme que la simple indemnisation d'une victime de traite des êtres humains dans un état européen suffit à prouver l'existence de faits similaires en France. Délestée dans cette hypothèse de la charge de la preuve, la victime se voit offrir un droit à indemnisation sur le territoire français indépendant de toute enquête pénale préalable. Tel est l’apport principal et essentiel de l’arrêt sous commentaire.

En l’espèce, la requérante avait saisi une commission d'indemnisation des victimes d'infractions (CIVI) pour être indemnisée de ses préjudices résultant de l'infraction de traite des êtres humains dont elle prétendait avoir été victime sur le territoire français entre le mois de novembre 2016 et la fin du mois de janvier 2017, après avoir été indemnisée sur le sol anglais de faits de même nature perpétrés à son encontre au Royaume-Uni. La cour d’appel de Paris déclara sa demande irrecevable, faute pour la prétendue victime d’être parvenue à démontrer qu’elle avait subi des faits de telle nature sur le territoire français. Les juges parisiens ont en particulier retenu que, n'ayant pas porté plainte, aucune enquête, qui aurait pu étayer ses affirmations, n'avait pu être réalisée et qu’elle ne démontrait pas, ne serait-ce que par un faisceau d'indices, qu'elle avait été victime en France d'une infraction pénalement répréhensible. Au nom du principe d’interdiction de l’esclavage et du travail forcé, dont elle infère une exception nécessaire à l’attribution de la charge de la preuve telle que celle-ci est prévue à l’article 1353 du Code civil, la Cour de cassation casse et annule la décision des juges du fond en ces termes : « En statuant ainsi, alors qu'elle relevait que [la requérante] avait été indemnisée au Royaume-Uni pour des faits de traite des êtres humains commis en janvier et février 2017 sur le territoire britannique et que celle-ci affirmait qu'ils s'étaient déroulés dans la suite immédiate de faits de même nature perpétrés à son encontre, à compter du mois de novembre 2016, sur le territoire français, ce dont il résultait que [la requérante] soutenait, de façon plausible, avoir été victime en France de l'infraction de traite des êtres humains, la cour d'appel, qui a fait peser sur la requérante une charge probatoire excessive, a violé [l'article 4 de la Convention de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales et les articles 706-3 et 706-6 du Code de procédure pénale] ».

Aux termes d’une motivation particulièrement enrichie, la Cour de cassation rappelle tout d’abord la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) rendue sur le fondement de l’article 4 de la Convention (« Nul ne peut être tenu en esclavage ni en servitude et ne peut être astreint à accomplir un travail forcé ou obligatoire ») selon laquelle les autorités des États parties doivent, au titre d’une obligation procédurale d’enquêter sur les situations de traite potentielle ou avérée des êtres humains et de prostitution forcée (CEDH, 25 juin 2020, Req. 60561/1, S.M. c/ Croatie, §§308 à 313), agir d’office dès que l'affaire est portée à leur attention et, en particulier, elles ne sauraient laisser à la victime l'initiative d'assumer la responsabilité d'une procédure d'enquête (même arrêt §314). À cet égard, la deuxième chambre civile souligne que si l'obligation procédurale d'enquêter sur les faits de traite des êtres humains portés à la connaissance des autorités a, en priorité, pour but la sanction des auteurs des infractions, l'indemnisation des victimes est considérée par la Cour de Strasbourg comme participant de la protection de ces dernières, au point que celle-ci « juge, en substance, que la réparation du préjudice de la victime devrait constituer une préoccupation générale du point de vue du respect des droits de l'homme et que l'article 4 de la Convention de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales, interprété à la lumière de son objet et de son but, afin de rendre ses garanties concrètes et effectives, impose aux États parties une obligation positive de permettre aux victimes de la traite des êtres humains d'obtenir des trafiquants réparation du préjudice causé par leur perte de gains » (CEDH, 28 nov. 2023, Req.18269/18, Ab c/ Bulgarie, §§ 171 à 177). Outre la Convention EDH, la Convention du Conseil de l'Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains du 16 mai 2005 (la Convention de Varsovie), entend également garantir l’accès à l’indemnisation des victimes de faits de telle nature. Ainsi que le mentionne la Cour, l'article 27 de cette Convention, ratifiée par la France le 9 janvier 2008, prévoit que chaque État partie s'assure que les enquêtes ou les poursuites concernant les infractions établies conformément à la Convention, et en conséquence desquelles la victime est en droit d’obtenir la réparation des préjudices en résultant, ne soient pas subordonnées à la déclaration ou à l'accusation émanant de la victime, du moins quand l'infraction a été commise, en tout ou en partie, sur son territoire. Par ailleurs, l'article 15 de cette même Convention dispose, d'une part, que chaque État partie prévoit, dans son droit interne, le droit pour les victimes à être indemnisées par les auteurs d'infractions, d'autre part, que chaque État partie adopte les mesures législatives ou autres nécessaires pour faire en sorte que l'indemnisation des victimes soit garantie, dans les conditions prévues dans son droit interne, par exemple par l'établissement d'un fonds pour l'indemnisation des victimes. En France, cette indemnisation peut être obtenue du Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d'autres infractions (FGTI), après saisine d'une CIVI, sans que soient exigés le dépôt d'une plainte par la victime ou l'exercice de poursuites pénales préalables.

Il résulte en premier lieu de l’ensemble des éléments qui précèdent que lorsqu'elle est saisie d'une requête en réparation des dommages causés par des faits de traite des êtres humains, une CIVI (ou la cour d'appel saisie de l'appel de sa décision) ne peut rejeter la demande d'indemnisation au motif de l'absence d'enquête pénale préalable ; en second lieu, afin de respecter l'obligation procédurale incombant à la France, la CIVI ou la cour d'appel ne peut faire peser sur la victime seule la charge de la preuve d'établir la matérialité des faits de traite des êtres humains dont elle se déclare, de façon plausible, avoir été victime. En effet, si en application de l'article 1315, devenu 1353, du Code civil, il appartient en principe à la personne qui saisit une CIVI, juridiction civile, en réparation des dommages qu'elle allègue avoir subis, d'établir l'existence de faits présentant le caractère matériel d'une infraction, cette charge probatoire doit prendre en considération la spécificité de l'infraction de traite des êtres humains et les obligations particulières incombant à la France à l'égard des victimes de tels faits. Afin de garantir un accès effectif à leur indemnisation, la CIVI ou la juridiction d’appel doivent, en cas d'insuffisance de preuve, soit solliciter de plus amples informations auprès du représentant du ministère public, partie jointe à l'instance se déroulant devant elle, soit mettre en œuvre les pouvoirs d'enquête civile dont elle dispose aux termes de l'article 706-6 du Code de procédure pénale. 

Or au cas d’espèce où la requérante soutenait de façon plausible avoir été victime en France de l’infraction de traite des êtres humains, la cour d’appel ayant rejeté sa requête au seul motif de l’absence d’enquête préalable a ainsi fait peser sur la victime prétendue une charge probatoire excessive, et omis d’exercer les pouvoirs d’enquête et d’investigation qui lui incombaient.

Références :

■ CEDH, 25 juin 2020, Req. 60561/14, S.M. c/ Croatie RSC 2021. 158, obs. D. Roets ; RTD civ. 2020. 836, obs. J.-P. Marguénaud

■ CEDH, 28 nov. 2023, Req. 18269/18, Ab c/ Bulgarie 

 

Auteur :Merryl Hervieu


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