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[ 7 janvier 2019 ] Imprimer

Droit de la responsabilité civile

Propos incendiaires

Le syndicat qui incite activement les salariés d’une entreprise à commettre, lors d’une manifestation, un acte illicite dommageable à leur employeur engage sa responsabilité civile sur le fondement du droit commun, et non sur celui du droit de la presse.

Suivant l’appel lancé par un syndicat agricole, des manifestants, producteurs de lait, avaient déposé des pneumatiques devant l’entrée d’une entreprise laitière, avant d’y mettre le feu.  L’ampleur des dégâts provoqués par l’incendie au sein même de l’entreprise avait conduit celle-ci à assigner le syndicat et son président en responsabilité pour faute, sur le fondement de l’article 1240 du Code civil. 

La cour d’appel accueillit sa demande : les propos tenus par le président du syndicat à l’occasion de la manifestation, caractérisant une provocation directe à la commission d’un acte illicite et dommageable, en l’espèce, l’embrasement de pneus, justifiaient que soit engagée la responsabilité civile de l’organisation syndicale.

A l’appui du pourvoi qu’elle forma devant la Cour de cassation, celle-ci soutenait, principalement, que l’action de l’entreprise incendiée était mal fondée : relevant de la « provocation à commettre des crimes ou des délits » au sens de l’article 23 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, celle-ci ne pouvait, en tout état de cause, fonder son action que sur ce texte, de droit spécial, mais seulement sur celui, de droit commun, de l’article 1240 du Code civil. Elle contestait également la « provocation directe » qui lui était reprochée, celle-ci supposant qu’elle eût donné des instructions claires et positives aux manifestants, alors qu’elle ne leur avait adressé que de simples recommandations. Elle faisait enfin valoir, pour renforcer l’argument précédent, que les juges du fond n’avaient pas établi que son président eût donné l’ordre de mettre le feu ou personnellement participé à l’embrasement des pneus. 

La Cour de cassation rejette le pourvoi. Elle approuve la cour d’appel d’avoir considéré que le président du syndicat était celui qui, par la teneur de ses propos, avait pris en charge l’organisation logistique des opérations, donné des instructions d’organisation de la manifestation à tous les participants présents au rassemblement et, dans ce cadre, fixé comme directive nette de « garer et ranger les pneus devant la société », outre le fait qu’il ait été sur place au moment de leur embrasement, et ainsi assisté au déclenchement de l’incendie, sans tenter de l’éviter ni ensuite de l’éteindre. Ainsi la cour d’appel a-t-elle fait ressortir la participation effective du syndicat à l’acte illicite dommageable, constitutive d’une complicité par provocation au sens de l’article 121-7 du Code pénal, de sorte que se trouvait caractérisée une faute de nature à engager sa responsabilité civile du fait personnel sur le fondement de l’article 1240 du Code civil. 

Une entreprise peut engager la responsabilité civile pour faute d’un syndicat lorsque celui-ci a contribué ou, a fortiori, activement participé à la commission, par les salariés de cette entreprise, d’actes illicites dommageables. Tel est d’abord le rappel auquel procède la décision rapportée, prolongeant ainsi une jurisprudence constante de la chambre sociale de la Cour de cassation, relative à des grèves rendues illicites par l’invitation faite aux salariés par les syndicats de restreindre la cessation du travail, par principe totale, à l’inexécution d'une obligation particulière du contrat de travail (V. Soc. 21 oct. 2009, n° 08-14.490). Dans ce contexte, les actes illicites de surcroît commis sur incitation syndicale sont condamnés sur le fondement de la responsabilité civile ; ainsi le syndicat engage-t-il sa responsabilité personnelle à l’égard de l’employeur lorsqu’il a non seulement appelé à la l’organisation ou à la généralisation d'un mouvement illicite, mais également incité les salariés à l'accomplissement d'actes fautifs (Soc. 30 janv. 1991, n° 89-17.332; Soc. 26 janv. 2000, n° 97-15.291 ; Soc. 11 juill. 2016, n° 14-14.226). Son influence doit toutefois avoir été active et manifeste, sa participation éventuelle à l’acte dommageable, notable et effective. Le seul fait de suivre le mouvement, de s’y inscrire sans y intervenir directement ou incidemment ne permet pas d’engager sa responsabilité (Soc. 29 janv. 2003, n° 00-22.290). En effet, le syndicat n’ayant ni pour objet, ni pour mission d’organiser, de diriger, ou de contrôler l’activité des participants au cours de manifestations, comme le serait un répondant dans le cadre de la responsabilité du fait d’autrui, il ne saurait donc être déclaré responsable de plein droit de toutes les conséquences dommageables des abus susceptibles d’être commis au cours de celles-ci ; sa responsabilité peut alors seulement être retenue lorsqu’il est établi qu’il a, par instructions ou tout autre moyen, commis des fautes en relation avec les dommages constatés. C’est la raison pour laquelle la chambre mixte dénonce clairement la « participation effective » du syndicat à la commission de l’acte litigieux pour justifier l’engagement de sa responsabilité.

La nouveauté apportée par cette décision, et qui accroît son intérêt, réside dans l’exclusion comme fondement de la mise en cause du syndicat du droit de la presse, dont le volet pénal faisait, non sans raison, concurrence à l’infraction, au sens du code pénal, de « complicité par provocation », l’article 23 de la loi du 29 juillet 1881 punissant également le complice d’une provocation aux crimes et délits susceptibles d’être commis par voie de presse, ou par tout autre support de publication. Or, il est désormais établi que l’application de la loi spéciale de 1881 est exclusive de celle de l’article 1240 du Code civil, disposition de droit commun (Cass., ass. plén., 12 juill. 2000, n° 98-10.160 et 98-11.155). Partant, lorsque l’acte illicite dommageable constitue, comme en l’espèce, à la fois un abus de la liberté d’expression et une faute de droit commun, la Cour pourrait logiquement le sanctionner sur le fondement du droit de la presse. Pourtant, la chambre mixte juge aussi que la « complicité par provocation » l’était au sens du droit commun, justifiant l’engagement de la responsabilité civile du syndicat. Cette solution surprend mais peut être justifiée par le fait qu’il s’agissait moins de sanctionner un abus de la liberté d’expression qu’un abus de la liberté de manifestation et que, pour cette même raison d’ailleurs, le fondement du droit de la presse semble plus adapté au cas où un média, au sens technique du terme, sert de support à la réalisation de l’infraction (« Des crimes et délits commis par la voie de la presse ou par tout autre moyen de publication »), quand le droit commun échappe, à ce titre, à cette restriction.

Ch. mixte, 30 nov. 2018, n° 17-16.047

Références

■ Soc. 21 oct. 2009, n° 08-14.490 P: D. 2009. 2691 

■ Soc. 30 janv. 1991, n° 89-17.332 P

■ Soc. 26 janv. 2000, n° 97-15.291 PD. 2000. 67 ; Dr. soc. 2000. 451, obs. A. Cristau

■ Soc. 11 juill. 2016, n° 14-14.226 PD. 2016. 1655

■ Soc. 29 janv. 2003, n° 00-22.290

■ Cass., ass. plén., 12 juill. 2000, n° 98-10.160 et 98-11.155 PD. 2000. 463, obs. P. Jourdain ; RTD civ. 2000. 842, obs. P. Jourdain

 

Auteur :Merryl Hervieu


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