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[ 11 mars 2015 ] Imprimer

Libertés fondamentales - droits de l'homme

Reportage en caméra cachée : l’équilibre entre liberté d’expression et protection de la réputation ou des droits d’autrui doit être assuré !

Mots-clefs : Liberté d’expression, Liberté de la presse, Conv. EDH, art. 10, Caméra cachée, Enregistrement non-autorisé, Respect de la vie privée, Protection de la réputation, Droit d’autrui

Ayant réalisé un reportage en caméra cachée pour dénoncer des pratiques commerciales éhontées, des journalistes ont été condamnés au versement d’une amende sur le chef d’accusation de violation du domaine secret ou du domaine privé. Selon la CEDH, les autorités nationales doivent ménager un juste équilibre entre la liberté d’expression et la protection de la réputation ou des droits d’autrui, sous peine d’être condamnées pour violation de l’article 10 de la Conv. EDH. La Cour conclu que, quelques soit son montant, la sanction pécuniaire prononcée par le juge pénal, à l’encontre des journalistes ayant réalisé le reportage litigieux, n’est pas nécessaire dans une société démocratique.

L’article 10 relatif à la liberté d’expression de la Convention européenne des droits de l’homme (Conv. EDH) protège à la fois la substance et le contenu des informations et des idées, mais également les moyens par lesquels elles sont diffusées. Par une jurisprudence constante, la Cour européenne offre à la presse une protection étendue, l’arrêt rapporté en est un parfait exemple.

En l’espèce, quatre journalistes de la télévision suisse réalisèrent, dans le cadre d’une émission hebdomadaire de protection des consommateurs, un reportage sur la vente des produits d’assurance-vie visant à dénoncer les pratiques éhontées dans le domaine. À cet effet, ils organisèrent un rendez-vous avec un courtier et le filmèrent à son insu, les images étant transmises instantanément à une spécialiste en assurance. À l’issue de la rencontre, cette dernière fit son apparition expliquant au courtier qu’il avait été filmé et l’invita à donner son avis, ce qu’il refusa. Deux mois plus tard, l’entretien fut diffusé, le visage et la voix du courtier furent masqués. 

D’abord condamnés pour avoir procédé à l’enregistrement litigieux, les journalistes formèrent ensuite un recours auprès du tribunal fédéral, qui le rejeta estimant qu’il existait des moyens moins attentatoires aux intérêts privés du courtier pour informer le public des pratiques dans le domaine. Enfin, le tribunal supérieur acquitta les journalistes du chef d’accusation de violation du domaine secret ou du domaine privé au moyen d’un appareil de prise de vue et leurs sanctions furent légèrement réduites.

Saisie de l’affaire par les journalistes contestant leur condamnation au versement d’amendes pénales, la Cour européenne a dû déterminer si cette condamnation constituait une ingérence disproportionnée dans leur droit à la liberté d’expression protégé par l’article 10 de la Conv. EDH.

En l’espèce, la Cour rappelle que pareille immixtion, sous peine d’enfreindre la Convention, doit remplir les exigences prévues au paragraphe 2 de l’article 10 : elle doit être prévue par la loi, inspirée par un but légitime et nécessaire dans une société démocratique.

S’il apparaît clairement que l’ingérence litigieuse était prévue par la loi, la Cour estime que cette mesure était susceptible de viser la protection des droits et de la réputation d’autrui, et plus particulièrement le droit du courtier à son image, à sa parole et à sa réputation (§43).

Partant, le cœur du problème se situe sur le terrain de la dernière exigence à savoir : être nécessaire dans une société démocratique. Il s’agissait, dès lors, de déterminer si les autorités nationales ont ménagé un juste équilibre dans la protection de deux valeurs garanties par la Convention : la liberté d’expression et la protection de la réputation ou des droits d’autrui.

Rappelant sa jurisprudence relative aux atteintes à la réputation personnelle de personnages publics (CEDH 7 févr. 2012, Axel Springer AG c/ Allemagne), la Cour évoque les six critères concernant la mise en balance de la liberté d’expression et du droit à la vie privée (§ 50) :

– la contribution à un débat d’intérêt général ;

 la notoriété de la personne visée et l’objet du reportage ;

 le comportement antérieur de la personne concernée ;

 le mode d’obtention des informations et leur véracité ;

  le contenu, la forme et les répercussions de la publication ;

 et la gravité de la sanction imposée.

La Cour applique ces critères au cas d’espèce tout en prenant en considération le fait que « le courtier n’était pas un personnage public bénéficiant d’une notoriété particulière » et que « le reportage litigieux ne cherchait pas à critiquer le courtier personnellement », mais visait simplement à dénoncer des pratiques commerciales (§ 52).

La Cour relève, d’office, que le sujet du reportage concernait un débat qui était d’un intérêt public très important, rappelant que l’article 10 § 2 de la Convention « ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine des questions d’intérêt général » (§ 59).

De plus, la Cour estime que les requérants doivent bénéficier du doute quant à leur volonté de respecter les règles déontologiques s’agissant du mode d’obtention des informations puisque le droit interne permet l’utilisation de caméra cachée lorsqu’il existe un intérêt public prépondérant à la diffusion des informations (§ 61). En effet, la protection de l’article 10 de la Convention concernant les comptes rendus sur des questions d’intérêt général est subordonnée à la condition que les journalistes agissent de bonne foi sur la base de faits exacts et fournissent des informations fiables et précises.

En outre, s’agissant de la façon dont le reportage a été diffusé et dont le courtier était présenté, la Cour estime que le reportage diffusé était particulièrement péjoratif à l’égard du courtier. Toutefois, elle a également relevé qu’il était déterminant que les requérants aient masqué le visage ainsi que la voix du courtier, et que l’entretien n’ait pas eu lieu dans les locaux qu’il fréquentait habituellement. Dès lors, la Cour a considéré que l’ingérence dans la vie privée du courtier n’était pas « d’une gravité telle qu’elle doive occulter l’intérêt public à l’information de malfaçons alléguées en matière de courtage en assurances » (§ 66).

Concernant enfin la gravité de la sanction, la Cour a mis en exergue que, même si les peines pécuniaires sont relativement légères, le fait même de la sanction importe plus que le caractère mineur de la peine infligée (CEDH 10 déc. 2007, Stoll c/ Suisse, affaire dans laquelle des journalistes avaient été condamnés pour avoir publié des informations secrètes liées à des conversations de diplomates).

Ainsi la Cour a-t-elle estimé que « la sanction prononcée par le juge pénal peut tendre à inciter la presse à s’abstenir d’exprimer des critiques » (§67). La mesure litigieuse n’étant pas nécessaire dans une société démocratique, il y a bien eu violation de l’article 10 de la Convention.

Pour la première fois, la Cour européenne s’est prononcée sur la prise d’image en caméra cachée. En France, ce procédé est encadré par le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) qui précise qu’il doit être limité aux nécessités de l'information du public. Comme le CSA, la Cour européenne insiste sur la notion d’intérêt général qui doit motiver la diffusion de certaines informations. Dépassant la simple question de l’utilisation de la caméra cachée, certains considèrent même que cette décision pourrait avoir un impact sur de célèbres cas d’écoutes, notamment les affaires Bettencourt et Buisson. D’autres laissent entendre que l’intérêt général pourrait justifier la légalisation d’enregistrement pris à l’insu des intéressés.

CEDH 24 févr. 2015, Haldimann et autres c/ Suisse, n°21830/09

Références

■ CEDH 7 févr. 2012, Axel Springer AG c/ Allemagne, n°39954/08.

 CEDH 10 déc. 2007, Stoll c/ Suisse, n° 69698/01.

 Article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme - Liberté d’expression

« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les Etats de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

 

Auteur :M. Y.


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