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[ 5 mars 2020 ] Imprimer

Procédure pénale

Responsabilité pénale : les drogués font chanvre à part

Le trouble mental d’origine toxicologique du mis en examen justifie son irresponsabilité pénale malgré le caractère volontaire de l’acte de consommation du produit stupéfiant dès lors que cet acte a été effectué sans la conscience qu’il pouvait générer une abolition du discernement. 

En déclarant pénalement irresponsable l’auteur présumé du meurtre de Sarah Halimi, la chambre d’instruction de la cour d’appel de Paris, dont l’arrêt est ici rapporté, a suscité un émoi particulier, jusqu’au plus haut sommet de l’État, le Président de la République ayant à la suite de sa publication émis le vœu qu’un procès, « qui serait souhaitable », fût tenu. La première présidente de la Cour de cassation, à présent saisie du pourvoi formé contre cette décision, n’avait alors pas manqué de lui rappeler, avec le soutien du procureur général, le principe d’indépendance de la justice… Elle aurait pu également ajouter qu’en matière pénale, la condition d’imputabilité de l’infraction à son auteur est indispensable à l’engagement de sa responsabilité et que l’hypothèse d’un trouble mental, empêchant cette condition d’être satisfaite, est loin d’être une hypothèse d’école. 

Rappelons brièvement les faits de cette affaire, dont l’atrocité rend préférable qu’elle ne soit pas rapportée dans le détail. Le mis en examen était poursuivi pour le meurtre de sa voisine, qu’aurait motivé l’appartenance à la communauté juive de la victime. Or, après avoir caractérisé la matérialité de cette infraction, ainsi que la séquestration dont avaient été victimes d’autres voisins de la défunte, la chambre de l’instruction déclara pénalement irresponsable l’auteur des faits dont le consentement aurait été aboli par la survenance d’une bouffée délirante, selon l’analyse retenue par la quasi majorité des experts dont l’examen avait été requis, un seul ayant considéré que le discernement avait été seulement altéré, au regard du fait que cette diminution passagère de lucidité avait pour origine une consommation régulière volontaire de cannabis. La chambre de l’instruction estima conformément à l’opinion majoritaire des experts que la circonstance que la bouffée délirante ait été due « à la consommation régulière de cannabis ne fait pas obstacle à ce que soit reconnue l’existence d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes, puisqu’aucun élément du dossier de l’information n’indique que la consommation du cannabis par l’intéressé ait été effectuée avec la conscience que cet usage de stupéfiants puisse entraîner une telle bouffée délirante ». Elle en conclut que le mis en examen devait être déclaré pénalement irresponsable en raison du trouble mental dont il était atteint au moment des faits.

Dans l’arrêt de principe Laboube du 13 décembre 1956 (Crim. 13 déc. 1956, n° 55-05.772), la chambre criminelle avait érigé l’imputation de l’infraction en condition d’engagement de la responsabilité pénale de son auteur, affirmant que « toute infraction, même non intentionnelle, suppose que son auteur ait agi avec intelligence et volonté ». Autrement dit, une personne ne peut être jugée pénalement responsable de son acte qu’à la condition d’en avoir compris la nature et d’en avoir mesuré la portée. Aussi ne suffit-il pas de constater l’infraction, encore fait-il pouvoir l’imputer à son auteur, la lui reprocher. L’imputabilité de l’infraction est tout aussi nécessaire que sa matérialité pour engager la responsabilité de son auteur. Juridique, cette double exigence trouve surtout une justification morale : il serait injuste de reprocher un acte, même pénalement condamnable, à une personne inapte à saisir, au moment des faits, le fait même de commettre une infraction, et d’en comprendre les conséquences. 

Abandonnée depuis plus d’un demi-siècle en droit de la responsabilité civile (depuis une loi du 3 janv. 1968 ayant introduit l’ancien article 489-2 du Code civil, devenu 414-3 : « Celui qui a causé un dommage à autrui alors qu’il était sous l’empire d’un trouble mental n’en est pas moins obligé à réparation » ; adde, pour la responsabilité de l’infans, Cass., ass. plén., 9 mai 1984, n° 80-93.031 ), mû par une logique indemnitaire qu’entravait l’exigence traditionnelle d’imputabilité de la faute à l’auteur du dommage, cette condition d’imputation reste indispensable à l’engagement de la responsabilité pénale de l’auteur d’une infraction, quel qu’en soit le degré - contraventionnel, délictuel ou criminel (Sur l’articulation des responsabilités civile et pénale du dément, v. Civ. 1re, 20 juill. 1976, n° 74-10.238). Cette condition maintenue en droit pénal pose finalement la question plus large du discernement, dans des termes plus moralistes qu’ils ne l’étaient en droit de la responsabilité civile : il s’agirait ici de l’aptitude à discerner le bien du mal (Ph. Bonfils, « Le discernement en droit pénal », Mélanges R. Gassin, PUAM, 2007, p. 97). Or cette aptitude fait défaut dans deux cas : 

·       En cas défaut de maturité, inhérent à la jeunesse de l’auteur de l’infraction ; l’hypothèse, procédant d’un fait objectif, l’âge, vise donc tous les enfants, et certains mineurs jugés trop jeunes pour être capables de discernement ; 

·       En cas de trouble mental de la personne au moment des faits, d’une ampleur telle qu’elle a aboli, et non pas seulement altéré, son discernement. Lié à la mauvaise santé psychique de l’auteur de l’infraction, ce second cas d’irresponsabilité pénale procède quant à lui de la combinaison d’un élément objectif – un trouble psychique ou neuropsychique médicalement constaté, et d’un élément subjectif – l’intime conviction du juge, principe général de procédure pénale (C. pr. pén.., art. 427 ; v. Crim. 11 mars 1958, rappelant la liberté du juge de tenir compte d’un rapport d’expertise), qui trouve en particulier à s’appliquer en cas de déclaration d’irresponsabilité, notamment dans l’hypothèse, qui était celle de l’espèce, d’expertises contradictoires (Crim. 12 mai 2004, n° 03-84.592, affirmant la liberté des juges du fond, en cas de contradiction de deux rapports d’expertise, de retenir les conclusions de celui ayant emporté leur intime conviction, à la condition cependant de pouvoir la fonder sur une motivation suffisante, v. Crim. 7 oct. 1992, n° 92-82.181).

Concernant l’élément objectif, il est expressément prévu à l’article L. 122-1, alinéa 1er, du Code pénal : « n’est pas pénalement responsable la personne qui était atteinte, au moment des faits, d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes ». Pour déclarer l’auteur d’une infraction irresponsable, il convient donc, dans un premier temps, d’établir la concomitance du trouble mental avec la commission de l’infraction et dans un second temps, d’établir que l’ampleur du trouble sous l’empire duquel son auteur se trouvait au moment des faits était telle qu’elle l’a privé de toute capacité de discernement ou de tout pouvoir de contrôle sur son comportement. 

Si en principe, l’origine du trouble mental est indifférente, le trouble d’origine toxicologique, au cœur de l’affaire rapportée, pose une difficulté particulière : en effet, si l’ivresse alcoolique ou l’emprise de stupéfiants peuvent en soi produire les mêmes effets qu’une maladie mentale, à savoir l’abolition du discernement, la différence résidant alors dans la seule temporalité du trouble, passager dans le premier cas, durable dans le second, leur source n’est cependant pas comparable : le trouble toxicologique provient toujours d’un acte volontaire, quand le trouble psychique relève d’une pathologie subie. Expression d’un libre choix, l’absorption d’alcool ou la consommation de drogues remettent naturellement en cause la possibilité d’invoquer, dans ces cas-là, l’abolition du discernement, a fortiori lorsque leurs conséquences sur la capacité de discernement et la stabilité du comportement étaient connues de l’auteur de l’infraction ou même, simplement prévisibles. En même temps, dans la mesure où l’infraction a été commise dans un état d’inconscience ou de démence, l’absence de discernement de son auteur, qu’il a certes provoquée, devrait à elle seule justifier son irresponsabilité. Concernant l’absorption d’alcool, la chambre criminelle semble désormais avoir résolu la difficulté : après avoir fait preuve d’une certaine mansuétude (Crim. 5 févr. 1957), elle ne la considère généralement plus comme une cause d’irresponsabilité, l’acte de consommation ayant été voulu et ses conséquences néfastes, communément connues. Aussi bien, le législateur érige-t-il souvent l’état d’ébriété et l’emprise de stupéfiants en circonstance aggravante ; il en est ainsi, par exemple, des blessures et homicides involontaires commis par un conducteur (C. pén., art. 221-6-1222-19-1, et 222-20-1). Mais dans tous les cas où, tel que celui de l’espèce, le législateur n’a pas expressément réglé la question, la difficulté demeure. Elle se concentre dans tous les cas sur les modalités d’appréciation de la faute. Par principe, l’imputabilité et la culpabilité s’apprécient in situ, c’est-à-dire au temps de l’action, et non in causa, c’est-à-dire dans sa cause. Ainsi, dans l’hypothèse de l’espèce où l’auteur des faits, même sous l’emprise volontaire d’une drogue, a commis l’infraction sans en avoir conscience, il conviendrait de nier sa responsabilité car in situ, il ne maîtrisait pas son geste. Ce n’est que par exception, et pour tempérer l’immoralité de la conséquence précédente, que l’acte ne devrait plus être apprécié dans son temps mais dans sa cause : l’acte ayant été libre dans sa cause, la « faute antérieure » de son auteur permet de conclure à sa responsabilité (X. Pin, Droit pénal général, Dalloz, 11e éd. 2020, n° 291, p. 293). 

La décision rapportée confirme que les juges, pour résoudre cette antinomie, intègrent autrement l’élément de volonté. Ils l’appréhendent sous l’angle de la lucidité quant aux effets encourus par l’absorption d’alcool ou de drogue. Le critère résiderait donc moins dans la volonté délibérée de les consommer que dans la conscience des effets connus ou prévisibles d’une telle consommation. Dès lors, le criminel qui sait que le cannabis est susceptible de lui causer une bouffée délirante ne pourrait pas invoquer l’abolition de son discernement. Il en va autrement si, comme en l’espèce, il ne pouvait envisager une telle conséquence, apparue pour la première fois au moment des faits (v. S. Fucini, Dalloz Actualité, 3 févr. 2020); ainsi la chambre de l’instruction insiste-t-elle sur le fait que rien n’indiquait qu’il ait eu conscience que cette consommation, quoique volontaire, ait pu entraîner un tel effet, convertissant ainsi un trouble initialement toxicologique en un trouble plus classiquement pathologique : le fait que la bouffée délirante ait été due « à la consommation régulière de cannabis ne fait pas obstacle à ce que soit reconnue l’existence d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement (…), ce qui devait conduire à le déclarer irresponsable, malgré l’avis contraire du premier expert, qui aura donc manqué de convaincre les magistrats parisiens, et malgré la désapprobation du Président de la République, qui n’aura sans doute pas manqué de les agacer. 

Paris, ch. instr. 6, pôle 7, 19 déc. 2019, n° 2019/05058

Références

■ Crim. 13 déc. 1956, n° 55-05.772 P : D. 1957. J. 349, note M. Patin

■ Cass., ass. plén., 9 mai 1984, n° 80-93.031 P.

■ Civ. 1re, 20 juill. 1976, n° 74-10.238

■ Crim. 11 mars 1958, Bull. n° 238

■ Crim. 12 mai 2004, n° 03-84.592 P : D. 2004. 2750, obs. G. Roujou de Boubée ; RSC 2004. 879, obs. Y. Mayaud

■ Crim. 7 oct. 1992, n° 92-82.181 P : RSC 1993. 769, obs. B. Bouloc

■ Crim. 5 févr. 1957, Bull. n° 232

 

Auteur :Merryl Hervieu


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