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[ 10 novembre 2022 ] Imprimer

Libertés fondamentales - droits de l'homme

Un salarié de droit privé mis à disposition d’une collectivité territoriale est-il tenu à un devoir de réserve en dehors de l’exercice de ses fonctions ?

La Cour de cassation censure le raisonnement de la cour d’appel qui juge un licenciement discriminatoire en raison de la tenue de propos contraires aux principes de neutralité et de laïcité sur le compte Facebook personnel d’un salarié.

Soc. 19 octobre 2022, n° 21-12.370

Un homme a été engagé par une mission locale en qualité de conseiller en insertion sociale et professionnelle en CDD puis en CDI. Il a ensuite été mis à disposition d’une commune pour exercer ses fonctions dans le cadre du dispositif intitulé « seconde chance » qui vise à accompagner les jeunes en difficulté en leur proposant un accompagnement individualisé et personnalisé leur permettant de s'inscrire dans un parcours d'insertion professionnelle. Toutefois, la mission locale a licencié le salarié pour faute grave.

Elle lui reprochait d'avoir publié sur son compte Facebook, accessible au public, des propos incompatibles avec l'exercice de ses missions. Il s’agissait de propos politiques (critique importante et tendancieuse de partis politiques) et religieux (appels à la diffusion du Coran, accompagnés de citations de sourates appelant à la violence). La mission locale estimait qu’il existait une atteinte à l'obligation de neutralité du salarié caractérisée par un manquement au devoir de réserve et au respect de la laïcité.

La Cour de cassation casse et annule l’arrêt de la cour d’appel qui n'a pas recherché, « si la consultation du compte Facebook du salarié permettait son identification en qualité de conseiller d'insertion sociale et professionnelle notamment par les jeunes en difficulté auprès desquels le salarié exerçait ses fonctions, et si, au regard de la virulence des propos litigieux ainsi que de la publicité qui leur était donnée, lesdits propos étaient susceptibles de caractériser un manquement à l'obligation de réserve du salarié en dehors de l'exercice de ses fonctions en tant qu'agent du service public de l'emploi mis à la disposition d'une collectivité territoriale, en sorte que son licenciement était justifié par une exigence professionnelle essentielle et déterminante au sens de l'article L. 1133-1 du code du travail, tenant au manquement à son obligation de réserve ». L’affaire est renvoyée devant la cour d’appel.

              Obligation de réserve

L’agent public est soumis à une obligation de réserve, cette notion jurisprudentielle, a été affirmée pour la première fois par l’arrêt Bouzanquet (CE 11 janv. 1935, n° 40842 ; pour mémoire, il s’agissait d’un employé de bureau à la chefferie de Grenoble, placé en Tunisie, qui avait tenu des propos jugés critiques à la politique du Gouvernement en place en participant à une campagne électorale). Cette obligation impose d'observer, en toutes circonstances, un comportement respectueux. Elle peut être particulièrement stricte selon la profession et le niveau hiérarchique et s'impose dans le service mais également en dehors du service, dans la vie privée, le fonctionnaire devant se garder de tout comportement de nature à rejaillir sur le service et perturber ainsi son fonctionnement ; c'est-à-dire ternir son image aux yeux des usagers et faire douter de sa capacité à respecter les principes de neutralité, d'égalité et de respect d'autrui. 

La Cour européenne des droits de l’homme reconnait également que « s’il est indéniable que les membres de la fonction publique bénéficient de la protection de l’article 10 de la Convention, il apparaît légitime pour l’État de soumettre ces derniers, en raison de leur statut, à une obligation de réserve» (CEDH 14 mars 2002, De Diego Nafria c/ Espagne, n° 46833/99 § 37).

En l’espèce, les propos litigieux (qui ne sont pas contestés dans leur matérialité) ont été postés sur le compte Facebook accessible au public du conseiller d’insertion professionnelle et sociale d’une mission locale chargé d’une mission d’accompagnement de jeunes en difficulté scolaire et professionnelle, en grande fragilité sociale, dans le cadre de sa mise à disposition. 

Dans cette affaire, la Cour de cassation raisonne en deux étapes :

·       Obligation de réserve du salarié de droit privé employé par une mission locale pour l’insertion professionnelle des jeunes

Les missions locales pour l'insertion professionnelle et sociale des jeunes appartiennent au service public de l’emploi. Elles peuvent être constituées entre l'État, des collectivités territoriales, des établissements publics, des organisations professionnelles et syndicales et des associations. Elles prennent la forme d'une association ou d'un groupement d'intérêt public (C. trav., art. L. 5314-1). Elles ont pour objet d'aider les jeunes de seize à vingt-cinq ans révolus à résoudre l'ensemble des problèmes que pose leur insertion professionnelle et sociale en assurant des fonctions d'accueil, d'information, d'orientation et d'accompagnement à l'accès à la formation professionnelle initiale ou continue, ou à un emploi ; les financements accordés par les collectivités territoriales tiennent compte des résultats obtenus (C. trav., art. L. 5314-2).

Lors d’une affaire concernant la Caisse primaire d’assurance maladie de la Seine Saint-Denis, s’agissant d’une salariée portant le voile islamique et travaillant comme « technicienne de prestations maladie », la Cour de cassation avait jugé pour la première fois que les principes de neutralité et de laïcité du service public sont applicables à l’ensemble des services publics, y compris lorsque ceux-ci sont assurés par des organismes de droit privé (Soc. 19 mars 2013, n° 12-11.690). 

Les missions locales pour l'insertion professionnelle et sociale des jeunes constituées sous forme d'association sont des personnes de droit privé gérant un service public. A ce titre, les principes de laïcité et de neutralité du service public résultant de l'article 1er de la Constitution du 4 octobre 1958 sont applicables. Le salarié de droit privé employé par une mission locale pour l'insertion professionnelle et sociale des jeunes, constituée sous forme d'association, est donc soumis aux principes de laïcité et de neutralité du service public et également à une obligation de réserve en dehors de l'exercice de ses fonctions.

·       Obligation de réserve du salarié de droit privé mis à disposition d’une collectivité territoriale

Lorsque des fonctions nécessitent une qualification technique spécialisée, les collectivités territoriales peuvent bénéficier de la mise à disposition de salariés de droit privé, qui sont soumis, au sein du service où ils exercent leurs fonctions, aux règles d'organisation et de fonctionnement de ce service et aux obligations s'imposant aux fonctionnaires (L. n° 84-53 du 26 janv. 1984, art. 61-1, V. désormais CGFP, art. L. 334-1). 

Par ailleurs, les articles 11 et suivants du décret n° 2008-580 du 18 juin 2008 qui traitent des règles particulières applicables aux personnels de droit privé mis à disposition des collectivités territoriales précisent également que les collectivités territoriales peuvent, lorsque les besoins du service le justifient, bénéficier de la mise à disposition de personnels de droit privé pour la réalisation d'une mission ou d'un projet déterminé qui ne pourrait être mené à bien sans les qualifications techniques spécialisées détenues par un salarié de droit privé ; les règles déontologiques qui s'imposent aux fonctionnaires sont opposables aux personnels mis à disposition.

Ainsi, un salarié de droit privé mis à disposition d'une collectivité territoriale a le devoir de respecter les principes de laïcité et de neutralité du service public ; il est dès lors soumis à une obligation de réserve en dehors de l'exercice de ses fonctions, obligation plus ou moins stricte qui relève de l’appréciation des juges du fond selon les fonctions de ce salarié.

Références

■ CE 11 janv. 1935, Bouzanquet, n° 40842 A

■ CEDH 14 mars 2002, De Diego Nafria c/ Espagne, n° 46833/99

■ Soc. 19 mars 2013, n° 12-11.690 P : AJDA 2013. 597 ; ibid. 1069, note J.-D. Dreyfus ; D. 2013. 777 ; ibid. 1026, obs. P. Lokiec et J. Porta ; AJCT 2013. 306 ; Dr. soc. 2013. 388, étude E. Dockès

 

Auteur :Christelle de Gaudemont


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