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État d’urgence et dérogation à la Convention européenne des droits de l’homme
Jean-Paul Costa, conseiller d'État honoraire et ancien président de la Cour européenne des droits de l'homme à Strasbourg, a bien voulu répondre à nos questions concernant la possibilité de déroger aux dispositions de la Convention européenne des droits de l’homme, annoncée par la France dans une note verbale au Secrétaire général du Conseil de l’Europe du 25 novembre 2015.
Sur quels fondements la France pourrait-elle déroger à la Convention européenne des droits de l’homme ?
Par une note verbale du 25 novembre 2015, la France a informé le secrétaire général du Conseil de l’Europe, conformément à l’article 15 de la Convention européenne des droits de l’homme, qu’en raison des attentats du 13 novembre 2015 et de l’état d’urgence déclaré par le décret du 14 novembre 2015 et prorogé pour trois mois à compter du 26 novembre par la loi du 20 novembre 2015, elle pourrait prendre des mesures dérogeant à la Convention.
L’article 15, qu’on a pu comparer à l’article 16 de la Constitution de 1958 (mis en œuvre une fois en 1961 après le putsch des généraux à Alger), permet de prendre des mesures dérogatoires à la Convention, sauf à ses articles 2 [droit à la vie], 3 [interdiction de la torture], 4, § 1 [interdiction de l’esclavage et du travail forcé] et 7 [pas de peine sans loi], Protocoles 6 [abolition de la peine de mort], 7, article 4 [droit à ne pas être jugé ou puni deux fois] et 13 [abolition de la peine de mort] (droits non dérogeables).
Cet article a-t-il déjà connu des applications par le passé ?
C’est la seconde fois que la France a notifié au secrétaire général son intention de mettre en application l’article 15 de la Convention. Elle l’avait fait après le décret du 8 novembre 2005 déclarant l’état d’urgence dans les banlieues. D’autres États membres l’ont fait, notamment l’Irlande dès 1959, le Royaume-Uni, la Turquie, ou encore la Russie, toujours dans un contexte de lutte contre le terrorisme. À noter que par un arrêt d’Assemblée du 24 mars 2006 (Rolin et Boisvert, n° 286834), le Conseil d’État a jugé que le décret de 2005 ne violait pas l’article 15.
Comment la Cour EDH peut-elle prendre en compte cette notification française ?
La Cour européenne des droits de l’homme est fondée à exercer un contrôle juridictionnel sur le recours à l’article 15. Il porte sur la procédure, la forme et le fond. La jurisprudence montre qu’il s’agit d’un plein contrôle, portant sur l’application ratione loci, ratione materiae et ratione temporis, et sur la nécessité des mesures (proportionnalité).
Faut-il craindre les situations qui dérogent ainsi aux droits de l’homme ?
En dépit de la vigilance de la Cour (et du Conseil d’État), il ne faut pas sous-estimer les craintes pour les libertés suscitées par l’état d’urgence et le recours à l’article 15. L’exemple de la guerre d’Algérie (après la loi de 1955 qui a créé l’état d’urgence) montre qu’il faut être attentif et prudent, comme pour tout régime de libertés publiques des temps de crise.
Le questionnaire de Désiré Dalloz
Quel est votre meilleur souvenir d’étudiant ? Ou le pire ?
Mes deux meilleurs souvenirs d’étudiant sont ma réussite au concours d’entrée à l’ENA, et mon classement de sortie, qui m’a permis de choisir n’importe quel corps ; j’ai opté pour le Conseil d’État….Si j’ai été juge puis président de la CEDH, cela n’a été possible qu’en raison de ce choix ! Mon pire souvenir a été mon échec à un certificat de littérature française que j’étais sûr d’avoir réussi ; mais cet unique échec dans mes études m’a aussi fait du bien, en « rabaissant mon caquet » !
Quel est votre héros de fiction préféré ?
Mes deux héros de fiction préférés sont depuis longtemps Aliocha Karamazov et Tintin (D’Artagnan n’est pas très loin…).
Quel est votre droit de l’homme préféré ?
Mon droit de l’homme préféré : celui de la liberté d’expression, clé pour beaucoup d’autres.
Références
■ Jean-Paul Costa, la Cour européenne des droits de l'homme. Des juges pour la liberté, Dalloz, 2013.
■ Constitution du 4 octobre 1958
Article 16
« Lorsque les institutions de la République, l'indépendance de la nation, l'intégrité de son territoire ou l'exécution de ses engagements internationaux sont menacées d'une manière grave et immédiate et que le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels est interrompu, le Président de la République prend les mesures exigées par ces circonstances, après consultation officielle du Premier ministre, des présidents des assemblées ainsi que du Conseil constitutionnel.
Il en informe la nation par un message.
Ces mesures doivent être inspirées par la volonté d'assurer aux pouvoirs publics constitutionnels, dans les moindres délais, les moyens d'accomplir leur mission. Le Conseil constitutionnel est consulté à leur sujet.
Le Parlement se réunit de plein droit.
L'Assemblée nationale ne peut être dissoute pendant l'exercice des pouvoirs exceptionnels.
Après trente jours d'exercice des pouvoirs exceptionnels, le Conseil constitutionnel peut être saisi par le Président de l'Assemblée nationale, le Président du Sénat, soixante députés ou soixante sénateurs, aux fins d'examiner si les conditions énoncées au premier alinéa demeurent réunies. Il se prononce dans les délais les plus brefs par un avis public. Il procède de plein droit à cet examen et se prononce dans les mêmes conditions au terme de soixante jours d'exercice des pouvoirs exceptionnels et à tout moment au-delà de cette durée. »
■ Convention européenne des droits de l’homme
Article 2
« Droit à la vie. 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d'une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi.
2. La mort n'est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d'un recours à la force rendu absolument nécessaire:
a) pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale;
b) pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l'évasion d'une personne régulièrement détenue;
c) pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection. »
Article 3
« Interdiction de la torture. Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
Article 4
« Interdiction de l'esclavage et du travail forcé. 1. Nul ne peut être tenu en esclavage ni en servitude. »
…
Article 7
« Pas de peine sans loi. 1. Nul ne peut être condamné pour une action ou une omission qui, au moment où elle a été commise, ne constituait pas une infraction d'après le droit national ou international. De même il n'est infligé aucune peine plus forte que celle qui était applicable au moment où l'infraction a été commise.
2. Le présent article ne portera pas atteinte au jugement et à la punition d'une personne coupable d'une action ou d'une omission qui, au moment où elle a été commise, était criminelle d'après les principes généraux de droit reconnus par les nations civilisées. »
Article 15
« Dérogation en cas d'état d'urgence. 1. En cas de guerre ou en cas d'autre danger public menaçant la vie de la nation, toute Haute Partie contractante peut prendre des mesures dérogeant aux obligations prévues par la présente Convention, dans la stricte mesure où la situation l'exige et à la condition que ces mesures ne soient pas en contradiction avec les autres obligations découlant du droit international.
2. La disposition précédente n'autorise aucune dérogation à l'article 2, sauf pour le cas de décès résultant d'actes licites de guerre, et aux articles 3, 4 (paragraphe 1) et 7.
3. Toute Haute Partie contractante qui exerce ce droit de dérogation tient le Secrétaire général du Conseil de l'Europe pleinement informé des mesures prises et des motifs qui les ont inspirées. Elle doit également informer le Secrétaire général du Conseil de l'Europe de la date à laquelle ces mesures ont cessé d'être en vigueur et les dispositions de la Convention reçoivent de nouveau pleine application. »
■ Protocole n° 6 du 28 avril 1983
■ Protocole n° 7 du 22 novembre 1984
■ Protocole n° 13 du 3 mai 2002
■ CE, ass., 24 mars 2006, Rolin et Boisvert, n° 286834, Lebon ; AJDA 2006. 1033, chron. C. Landais et F. Lenica.
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