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[ 16 mars 2017 ] Imprimer

La requalification en contrat de travail

Le contrat de travail qui lie un salarié et son employeur permet l’application des dispositions du Code du travail. Certaines entreprises tentent d’y échapper en utilisant des statuts spécifiques. Mais le juge peut rééquilibrer les relations de travail grâce à la requalification en contrat. Pour faire le point sur les dernières évolutions en cette matière, Jean-Michel Olivier, professeur à l’Université Panthéon-Assas (Paris II), codirecteur du master 2 Droit social (finalité recherche), a bien voulu nous répondre.

Qu’est-ce que la technique de requalification en contrat de travail ? 

La requalification par le juge du contrat en contrat de travail est une technique utilisée depuis un demi-siècle. Il y a des arrêts de de la Cour de cassation (V. notamment : Ass. plén., 4 mars1983, n° 81-11.647 ; Soc. 17 avr. 1991,  n° 88-40.121; Soc. 3 juin 2009, n° 08-41.712; Soc. 20 janv. 2010, n° 08-42.207) : le juge n’est jamais lié par la dénomination donnée par les parties à leurs relations contractuelles. Cette jurisprudence de la Cour de cassation est reprise par la première décision en ce sens du Conseil de Prud’hommes de Paris, en audience de départage, le 20 décembre 2016, qui a requalifié la relation contractuelle d’un chauffeur VTC. Il reprend l’attendu de la juridiction suprême : « l’existence d’une relation de travail ne dépend ni de la volonté des parties, ni de la dénomination qu’elles ont donnée à leur convention mais des conditions de fait dans lesquelles est exercée l’activité des travailleurs de telle sorte que la preuve d’un contrat de travail peut être apportée par tous moyens. » Et le jugement ajoute encore « le statut d’auto-entrepreneur ne constitue pas une présomption irréfragable s’imposant en toutes hypothèses au salarié». En conséquence, il constate qu’il s’agissait d’un véritable contrat de travail et il le requalifie. La solution était tout à fait loin d’être imprévisible même pour cette économie collaborative. Comme l’avait prédit peu de temps avant Antoine Mazeaud, en faisant référence à des articles (v. notamment Laurent Gamet, « Uber Pop (†) », Dr. social 2015. 929 et Elsa Lederlin, « Le travail numérique à l’épreuve du droit social. L’appréciation du lien de subordination selon le principe de réalité », JCP S 2015, n° 47, 1415), « la problématique connaît une sensible mutation dans le contexte de l’économie collaborative à l’ère du numérique : le partage masque l’activité : il risque de dissimuler un lien de subordination entre la plateforme de mise en relation par la voie électronique et le prestataire » (Droit du travail, 10e éd., Domat, LGDJ 2016, p. 338, n° 535). Dans l’espèce jugée le 20 décembre 2016, il ne s’agissait pas d’un chauffeur Uber mais d’un chauffeur Voxtour mais l’appellation « ubérisation » s’est aujourd’hui émancipée et a dépassé la société Uber. 

Comment définiriez-vous l’« ubérisation » du travail ?

D’abord quelques observations sur le néologisme « ubérisation » qui est de plus en plus utilisé, et pas seulement par les chauffeurs de taxis qui sont les principaux concurrents ou victimes d’Uber. Le mot aurait été utilisé pour la première fois par Maurice Lévy, patron de Publicis, dans une interview au Financial Times, en décembre 2014 : « Tout le monde commence à craindre de se faire ubériser » avait-il alors observé. En quelques mois, tant le mot que le verbe sont rentrés dans le vocabulaire courant, souvent pour en craindre ou pour en contester les effets. Ainsi, dans son rapport remis au premier ministre en septembre 2015, Jean-Denis Combrexelle (La négociation collective, le travail et l’emploi, France Stratégie, p. 13) observe : « devant la révolution digitale et l’ubérisation de notre économie, la relation salariale dans la conception forgée par notre droit du travail, serait appelée à disparaître. » 

Le législateur, dans la loi dite « Travail » ou « El Khomri » du 8 août 2016, en introduisant dans le Code du travail dans la 7e partie (Dispositions particulières à certaines professions et activités) et dans le livre deuxième (Concierges et employés d’immeubles à usage d’habitation, employés de maison et services à la personne) un titre quatrième « Travailleurs utilisant une plateforme de mise en relation par voie électronique », donne tant par cet intitulé que par le nouvel article L. 7341-1 du Code du travail, une quasi définition de ce que recouvre l’ubérisation. Selon ce texte, « le présent titre est applicable aux travailleurs indépendants recourant pour l’exercice de leur activité professionnelle, à une ou plusieurs plateformes de mise en relation par voie électronique ». À en croire Wikipedia, « le fonctionnement d’un service ubérisé implique certaines composantes incontournables : - plateforme numérique de mise en relation entre le client et le prestataire, - réactivité maximisée par la mise en relation immédiate du client et du prestataire par proximité géographique, - paiement du client à la plateforme qui prélève une commission, - paiement du prestataire par la plateforme, évaluation croisée du service. » 

Après les secteurs traditionnels — si l’on peut dire, puisque Uber a été créé seulement en 2009, à San Francisco, avec 100 amis — que constituent le transport de personnes (Uber, Blablacar ou Chauffeurs privés) et l’hôtellerie (AirBnB, Booking.com, etc.), le phénomène de l’ubérisation tend à gagner de nombreux nouveaux secteurs d’activité économique.

Les risques de contentieux sont multiples et ils viennent de multiples horizons : bien-sûr des concurrents : les taxis, les hôteliers et même les agents immobiliers (V. le JDD 15 janv. 2017 « Tous contre AirBnB, plainte de 800 professionnels de l’hôtellerie et de l’immobilier ») mais aussi de l’URSSAF avec des actions déjà intentées (V. Les échos 17 mai 2016: « L’Urssaf déclenche l’arme atomique contre Uber »). Et il y a aussi des risques fiscaux, dans la mesure où les plateformes ont très souvent organisé un système sophistiqué d’optimisation, non seulement sociale, mais aussi fiscale. Au demeurant le phénomène n’est pas spécifique à la France. Dans l’affaire soumise au Tribunal du travail (Employement Tribunals), à Londres, jugée le 28 octobre 2016, les flux financiers transitaient par les Pays-Bas.

Selon quel mécanisme les juges britanniques ont récemment condamné la société américaine Uber ?

Le jugement du 28 octobre 2016 (V. Le Monde, 28 oct. 2016 « Au Royaume-Uni, Uber condamné à considérer des chauffeurs comme des salarié ») est une décision préliminaire puisque d’autres conclusions devaient être présentées avant le 2 décembre 2016.

Comme le veut la tradition de la « Common Law », le jugement est long (40 pages), fait de nombreuses références à d’autres décisions et auteurs et développe onze arguments successifs. Mais, si l’on met à part l’aspect formel, la démarche quant au fond n’est pas si différente que cela de la démarche du juge français. Citant Lord Clarke, juge à la Cour suprême, le jugement observe que « la question dans chaque cas est… [de savoir] quel est le véritable contrat entre les parties ». Il faut rechercher « the real Relationship ». La Cour de cassation ne procède pas autrement ; il faut rechercher la vérité. Par la suite, le tribunal procède à diverses observations démontrant que les chauffeurs sont à tout le moins dans un état de subordination (V. Soc. 19 déc. 2000, Labanne c/ Soc. Taxis Bastille 98-40.572, Dr. social 2001. 227). Il est constaté que Uber recrute avec des instructions et directives, dirige et contrôle les chauffeurs même si théoriquement un chauffeur est libre d’accepter ou de refuser un client ; en réalité, ainsi qu’il découle d’un document Uber, ils doivent accepter 80 % des requêtes pour garder le statut, à peine de sanctions disciplinaires qui vont du simple avertissement par sms à la « désactivation » qui équivaut à un licenciement. En définitive au terme de cette audience où la procédure était orale, et sous réserve de conclusions écrites, le tribunal considère qu’il y a bien contrat de travail avec les conséquences qui en découlent.

Quel est le dispositif spécifique mis en place par la loi dite « travail » du 8 août 2016 pour les plateformes de mise en relation électronique ?

La loi du 8 août 2016 déjà évoquée s’efforce de pallier l’absence de protection sociale des travailleurs « indépendants » (?) utilisant une plateforme de mise en relation par voie électronique en tentant d’organiser une sorte d’ersatz de mini-sécurité sociale intitulée « Responsabilité sociale des plateformes ». Voir le nouvel article L. 7342-1 du Code du travail : « Lorsque la plateforme détermine les caractéristiques de la prestation de service fournie ou du bien vendu et fixe son prix, elle a, à l'égard des travailleurs concernés, une responsabilité sociale … ». Celle-ci s’exerce en matière de protection sociale, c’est-à-dire d’accident du travail (mais pas de maladie ou d’accidents non professionnels) et d’accès à la formation professionnelle. Par ailleurs, de manière feutrée et finalement assez hypocrite, elle consacre (sans dire le mot) le droit de grève des travailleurs concernés et leur liberté syndicale. C’est toujours l’histoire du verre à moitié plein ou à moitié vide. Que se passera-t-il en cas d’accident en allant chercher un client ? Est-ce que ce sera considéré comme un accident du travail ou un accident personnel ? 

Le questionnaire de Désiré Dalloz

Quel est votre meilleur souvenir d’étudiant ? Ou le pire ?

Le meilleur est quand le professeur Jean Patarin (c’était salle 4 au Panthéon, et c’était mon deuxième DEA) m’a mis à un exposé une note de 19/20 en commentant que cette leçon était digne d’un autre concours, sous-entendu le concours de l’agrégation.

Les pires, j’en ai deux !

Oh ! J’en ai même trois. Je peux mettre à part le jour où, à Sciences Po, rue Saint Guillaume, où j’ai dû rentrer jusqu’à Antony à pied parce que je n’avais plus de ticket, ni d’argent et que j’étais trop timide pour demander un franc ou deux francs et trop timide pour faire du stop…

Les deux autres concernent toujours le professeur Patarin, il était rapporteur de synthèse à un congrès des notaires à la Baule et il se trouve que j’accompagnais mon père à l’hôtel l’Hermitage, le palace de la Baule ; mon père n’avait pas eu son bac mais il était devenu notaire. Je m’étais trouvé en face de lui et j’ai détourné la tête car je n’avais pas compris que les professeurs pouvaient se souvenir de leurs étudiants et qu’ils pouvaient les aimer. J’ai eu honte… Maintenant je le sais…

Et puis l’autre souvenir c’est le jour de ma soutenance de thèse, avec le président Georges Durry, après la soutenance, j’avais les félicitations, les professeurs sont partis, c’était la première fois que je vivais une soutenance (la mienne !), alors avec ma famille et mes amis on est partis : je n’avais pas compris qu’ils allaient enlever leur robe pour venir me féliciter. Donc ils sont revenus les professeurs Georges Durry, Yves Gaudemet et Bruno Oppetit : ils ont fait chou blanc et j’étais parti ! Mais je suis naïf et j’en suis très fier !

Quel est votre héros de fiction préféré ?

À dix ans c’était Ivanhoé et Robin des bois. À quinze ans et pendant longtemps, j’ai toujours été abonné au magazine Tintin ! J’ai lu avec plaisir récemment Tintin chez les soviets dans la version colorée avec un regard que je n’aurais sans doute pas eu plus jeune. 

Quel est votre droit de l’homme préféré ?

Liberté, Égalité mais surtout Fraternité qui pour moi rime avec une certaine forme d’humilité et avec l’évangile des Béatitudes, qui pour moi est un hymne laïc et universel à l’amour des autres et des petits…

 

Pour aller plus loin : V. RDT 2017. 95Sens et limites de la qualification de contrat de travail, Étude T. Pasquier.

 

Auteur :M. B.


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