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Lecture et robustesse, l’art de tenir dans un monde fluctuant
Depuis quelques mois, l’époque est agitée par le deuxième acte présidentiel de Donald Trump ! La voilà donc décidément bien troublée notre époque. C’est le moins que l’on puisse dire ! Bien sûr, ce ne sera pas la première fois que cela arrive. Toutefois, aussi bien en quantité qu’en qualité, les mutations du monde contemporain pourraient révéler certaines singularités inédites. Conflits armés, guerre économique, évènements évidemment tragiques du moment mais qui ont vocation à passer, fusionnent avec le réchauffement climatique, la destruction de la biodiversité, la promesse d’une pénurie de certaines ressources, qui dessinent pour leur part un futur aussi sombre que difficile à maîtriser. Nous voilà désormais au cœur d’un monde fluctuant. Nous n’avons pas fini de tanguer…
À suivre Olivier Hamant, il serait alors grand temps de nous préparer aux fluctuations à venir ! L’urgence serait à l’abandon du culte moderne de la performance, responsable de bien de nos maux, et à la promotion de la robustesse.
« La robustesse, affirme-t-il, est le premier filtre pour sélectionner les solutions les plus pertinentes dans un monde fluctuant » (O. Hamant, Antidote au culte de la performance. La robustesse du vivant, Collection Tracts, n°50, 2023, p. 24). La robustesse s’imposerait « comme une réponse opérationnelle aux fluctuations sociales, financières, sanitaires, écologiques, énergétiques ou géopolitiques » (op. cit., p. 23). Elle aurait comme qualité remarquable, par opposition au concept à la mode de résilience, de ne postuler aucune chute préalable à la reconstruction : « la robustesse crée les conditions grâce auxquelles on ne tombe pas » (op. cit., p. 49). La notion est porteuse, et Olivier Hamant en a même proposé une véritable philosophie politique marquée du sceau inattendu de l’incohérence (De l'incohérence, Philosophie politique de la robustesse, Odile Jacob, 2024). Il va de soi que les juristes gagneront à se saisir du concept de robustesse. Comment les fluctuations du monde affectent-elles le Droit ? Que serait alors un droit robuste ? Comment former des juristes robustes ? Les questions sont immenses !
Parmi les menaces les plus sérieuses pour le fonctionnement de nos démocraties et donc du Droit, l’emprise du numérique et de l’intelligence artificielle inquiète Olivier Hamant. Entièrement inscrits dans la cohérence et la performance, ni l’un ni l’autre ne nous préparerait à affronter les fluctuations à venir… Ainsi, « notre fascination pour les machines numériques et les écrans en dit long sur notre obsession pour la performance dans sa forme la plus "extraterrestre". Comme si nous étions des cerveaux flottants sans corps, en cohérence avec l’idée d’une performance toujours positive et d’un corps qui l’entrave » (De l'incohérence (…), op. cit., p. 153).
De manière intéressante, dans un excellent dossier intitulé La force sans le droit, coordonné par Anne-Lorraine Bujon et Antoine Garapon, le numéro du mois de mai de la revue Esprit se propose d’analyser et de commenter les débuts du nouveau mandat de Donald Trump. Ils marqueraient une « involution du droit ». Précisément, Antoine Garapon et Jean Lassègue, dans leur article, « Le code contre la loi » (en lecture ici : https://esprit.presse.fr/article/antoine-garapon-et-jean-lassegue/le-code-contre-la-loi-45930), analysent la façon dont le populisme numérique de Trump en particulier, mais le numérique en général, « en nous faisant sortir de l’espace des interactions entre corps parlants pour privilégier la transmission d’informations codées et gérées par des algorithmes, (…) reconfigure le pouvoir, et retourne les médiations démocratiques contre elles-mêmes » (…). Les fluctuations causées par le numérique et ses performances affecteraient ainsi l’espace et le temps du Droit. « La légalité numérique, observent A. Garapon et J. Lassègue, qui exploite l’espace et qui est a-géographique, anhistorique et dé-narrativisée, conduit à accroître la vulnérabilité des démocraties en accordant un avantage à la force hors de tout respect d’un ordre juridique quelconque ». Ainsi, poursuivent-ils, « toutes les propriétés du numérique en réseau dont se rengorgeaient ses zélateurs (souplesse, efficacité, agilité, liberté) aboutissent aussi à un retour du rapport de force, d’autant plus brutal qu’il n’est plus médiatisé par une institution qui encadrerait son usage dans des limites définies par la loi ». Voilà de terribles fluctuations à méditer pour les juristes ! La mort du lien en somme, au nom de la performance.
Antoine Garapon et Jean Lassègue insistent encore tout particulièrement sur le fait que l’actuel président américain entretient une relation pour le moins complexe à la lecture :
« Le fait est bien connu, Trump ne lit pas. "Il ne lit même pas les dix lignes de notes que ses conseillers rédigent pour préparer un rendez-vous. Il ne fonctionne qu’à l’oral". Son cas est emblématique d’une tendance plus générale : en déléguant aux machines numériques le soin de lire et d’écrire – et donc d’agir – à notre place, Trump et son entourage ont quitté le régime séculaire de l’écrit et la distance critique que la literacy rendait possible. Confronté à ce literexit inédit, il nous reste un espace fracturé qui n’est plus médiatisé par des institutions partagées ».
La performance numérique favoriserait-elle ainsi l’oralité spontanée et débridée, là où la robustesse reposerait plutôt sur la lecture et l’écrit ?
Il y a quelques jours, Donald Trump a mis en ligne une photo générée par l’intelligence artificielle qui le représente en pape. « I'd like to be pope », a-t-il déclaré à des journalistes, « that would be my number one choice ». Fascinant, et consternant… Si l’héritage intellectuel et même politique du Pape François, décédé le 21 avril, est déjà soumis à un débat qui s’annonce impressionnant, on lui reconnaîtra aisément le courage d’avoir, en accord avec sa fonction, regardé en face les difficultés qui promettent de secouer l’humanité.
Comme s’il s’agissait d’une réponse à tout ce qu’incarnait Donald Trump et aux fluctuations qui s’annoncent, il faut précisément relire la Lettre du Pape François sur le rôle de la littérature dans la formation publiée à l’été 2024 (la lettre est disponible en ligne. À noter que François Ost en proposera une lecture passionnante dans le prochain numéro de la Revue Droit et Littérature, à paraître en septembre). Le Souverain Pontif s’y montrait d’une grande perspicacité, d’une grande lucidité. « D’un point de vue pragmatique, relevait ainsi le Pape, de nombreux scientifiques affirment que l’habitude de lire produit de nombreux effets positifs dans la vie d’une personne : elle l’aide à acquérir un vocabulaire plus large et, par conséquent, à développer divers aspects de son intelligence. Elle stimule également l’imagination et la créativité. En même temps, elle lui permet d’apprendre à exprimer ses récits d’une manière plus riche. Elle améliore également sa capacité de concentration, réduit ses niveaux de déficience cognitive et calme le stress et l’anxiété ». Avec T.S. Eliot, Proust, Borges, Cocteau, Jacques Maritain, le Pape François insistait encore sur le fait que la littérature préparait « à comprendre, et donc à faire face, aux différentes situations qui peuvent se présenter dans la vie. Dans la lecture, nous nous immergeons dans les personnages, les soucis, les drames, les dangers, les peurs de personnes qui ont fini par surmonter les défis de la vie, ou bien il se peut que, pendant la lecture, nous donnions aux personnages des conseils qui nous serviront plus tard ». Ne retrouve-t-on pas ici des éléments clés de la robustesse chère à Olivier Hamant ? Et la Lettre de poursuivre : « On comprend ainsi que le lecteur n’est pas le destinataire d’un message édifiant, mais qu’il est une personne activement sollicitée à s’aventurer sur un terrain instable où les frontières entre le salut et la perdition ne sont pas a priori définies et séparées ». N’est-ce pas là une compréhension splendide des enjeux monumentaux du monde fluctuant qui s’annonce ?
Enfin, contre le virtuel, contre le vide, contre la paresse, contre le narcissisme, contre le factice et l’inutile, on doit encore au défunt pape d’avoir rappelé que « l’acte de lecture s’apparente à un acte de "discernement" par lequel le lecteur est impliqué personnellement en tant que "sujet" de la lecture et en même temps "objet" de ce qu’il lit ». Ainsi, « en lisant un roman ou une œuvre poétique, le lecteur vit l’expérience d’"être lu" par les mots qu’il lit. Le lecteur est ainsi semblable à un joueur sur le terrain : il joue le jeu, mais en même temps le jeu se fait à travers lui, en ce sens qu’il est totalement impliqué dans ce qu’il fait ».
La lecture comme ancrage de résistance !
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