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Le billet

[ 18 septembre 2012 ] Imprimer

La femme tunisienne n’est pas un homme comme les autres !

Le « printemps arabe » qui a débuté avec la révolution tunisienne a marqué une étape importante dans le progrès de la démocratie dans les pays du Maghreb. À l’instar de toute révolution, celle-ci est pleine d’espoir mais aussi de désillusions comme le confirme le premier projet de Constitution tunisienne qui prévoyait de modifier certaines dispositions relatives au statut juridique de la femme. Celle-ci ne devait plus être l’égale de l’homme mais un simple complément.

Adopté le 1er août 2012 par la commission droits et libertés, une des commissions consultatives de l’Assemblée nationale constituante, l’article 28 du projet de Constitution tunisienne disposait, en effet, que « l’État assure la protection de la femme dans ses acquis sur le principe de complémentarité avec l’homme au sein de la famille et en tant qu’associée de l’homme dans le développement de la patrie ». Ce texte était difficilement compatible avec l’article 21 qui consacre « le principe de l’égalité des droits et des devoirs entre les deux époux » et avec l’article 22 qui ajoute que « les citoyens sont égaux dans leurs droits et leurs libertés et devant la loi, sans discrimination d’aucune sorte » !

Nombre de femmes tunisiennes se sentant menacées avaient lancé, par le biais de leur porte-parole Selma Mabrouk députée Ettakatol parti de gauche de l’Assemblée nationale constituante (ANC), une pétition et avaient organisé des manifestations contre ce projet. Finalement, cette version de l’article a été abandonnée pour une rédaction moins polémique évoquant la participation de la femme au développement de la nation et consacrant la complémentarité entre l’homme et la femme dans la famille. Cependant, si la lettre n’est plus d’actualité, l’esprit, le mauvais esprit de cette disposition mérite quelques réactions, ne serait-ce que pour prévenir de mauvaises tentations futures.

Cette disposition était critiquable en plein et en creux.

En plein, sur le plan étymologique, « complément » renvoie à l’ancien français « complir » qui signifie remplir, repris du latin « complementum ». Selon le Petit Robert, se dit d’un complément « ce qui s’ajoute ou doit s’ajouter à une chose pour qu’elle soit complète ». Le complément est synonyme d’accessoire ou d’annexe. D’ailleurs, en arabe, « complémentaire » se dit « annexé à ». Ce qui est complémentaire est additionnel, supplétif. Ce qui est complémentaire n’est pas essentiel ni même principal. À l’instar d’un complément alimentaire, d’un complément d’information ou d’une retraite complémentaire, la femme tunisienne n’est plus définie pour et par elle-même, mais par référence au sujet essentiel qu’est l’homme, en l’occurrence son mari. La femme tunisienne est ainsi appréhendée de manière fonctionnelle ou instrumentale. Elle complète le principal qu’est l’homme. Cette définition par défaut de la femme, sorte de sujet de droit de seconde zone, aurait figuré au sein même de la Constitution. Or, cette dernière est la base de toute relation sociale entre les citoyens. Elle est plus qu’un simple texte juridique car elle pose les principes fondamentaux de la société civile tunisienne. En qualifiant juridiquement la femme de complément, elle le devient également sur le plan économique, social et intellectuel.

Avec tout le respect qui est dû au peuple tunisien et à ses gouvernants, on ne peut s’empêcher de souligner le caractère archaïque d’une telle disposition. Les femmes, y compris tunisiennes, ne se définissent pas par leur utilité ou par leur fonction. Elles se définissent par ce qu’elles sont : des êtres humains qui partagent avec les hommes cette caractéristique absolue et universelle : l’humanité de l’homme. Les femmes, y compris tunisiennes, ne se définissent pas par référence à un autre sujet de droit. Cette manière de définir la position sociale et juridique d’un être par rapport à un autre n’est pas sans rappeler les dérives de l’esclavage où l’esclave n’existait qu’à travers la personne de son maître. Elle rappelle également les dérives de la féodalité où le vassal n’existait que dans sa relation de subordination et de soumission à l’égard de son seigneur. Une telle définition de la femme tunisienne au regard de sa seule relation avec l’homme était réductrice. L’autonomie qui se rapporte à tout être humain interdit une telle réduction de la femme à un accessoire, un additif, un complément de l’homme. Il faut se rappeler qu’en vertu du principe d’autonomie, chère à la philosophie kantienne, l’homme est « autonome dans la mesure où, en tant qu’agent rationnel, il conforme ses actions à la loi qu’il se donne » (A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, PUF, 5e éd., 1999, p. 101).

En creux, c’est aussi une conception de la famille que cette disposition met en lumière. Très souvent comme le disent les linguistes, les mots dissimulent plus qu’ils ne révèlent (G. Gusdorf, La parolePUF, rééd. 1998, 1952, p. 76 : les mots « dissimulent au lieu de manifester »). Derrière le débat sur l’égalité entre homme et femme se dissimule une certaine conception hiérarchique des rapports entre le mari et son épouse, une conception patriarcale de la famille. Ce que dissimulent les mots de la Constitution, c’est la place renforcée de l’homme comme Pater familias dont l’épouse est dépendante. En outre, la nouvelle version de la Constitution soulignant la complémentarité de l’homme et de la femme est également un message clair adressé à tous ceux qui espéraient la consécration des couples homosexuels en Tunisie. La complémentarité entre homme et femme figurant au sein de la nouvelle version du texte constitue un rejet, à moitié voilé, de tout statut juridique des couples homosexuels. Il n’appartient pas de juger des conceptions religieuses ou familiales du peuple tunisien. Le seul propos est ici de bien prendre conscience que, derrière le terme de « complément », c’est aussi un modèle familial et donc sociétal que cette disposition entend insérer dans ce texte fondamental.

La question qui est alors dans tous les esprits est de savoir si ce simple projet, même abrogé, ne serait pas le signe avant-coureur d’une remise en cause future des acquis obtenus par les femmes tunisiennes, depuis le Code du statut personnel du 13 août 1956, et de l’ensemble des lois, élaborées sous l’impulsion de l’ancien président Habib Bourguiba, qui garantissent notamment l’égalité des sexes.

Quel que soit le modèle familial auquel pourrait être à l’avenir soumis le peuple tunisien, il n’est ni nécessaire ni opportun que cela passe par une vision réductrice et soumise de la femme que ce soit à l’égard des hommes en général ou de son époux en particulier. La femme tunisienne est un Homme comme les autres : rien de plus, rien de moins !

 

Auteur :Mustapha Mekki


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