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[ 2 mars 2015 ] Imprimer

Le devoir de vigilance des sociétés mères : du droit souple au droit dur

Après que le projet « Macron » ait laissé croire à la consécration d’un « intérêt général économique social et environnemental » qui devait guider les décisions des sociétés (art. 1833 mod.), une proposition de loi enregistrée à l’Assemblée nationale le 11 février 2015, et qui sera débattue le 25 mars prochain, fait désormais miroiter la création d’un devoir de vigilance des sociétés mères et des donneuses d’ordre à l’égard de leurs filiales, sous-traitants et fournisseurs. Ce devoir de vigilance, maillon fort de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE), passerait ainsi du statut de droit souple à celui de droit dur.

■ Devoir de vigilance et droit souple – Cette proposition de loi renaît de ses cendres car une première proposition avait été faite le 6 novembre 2013 et avait été finalement abandonnée. Elle revient aujourd’hui dans un contexte plus favorable. Le devoir de vigilance peut être défini comme une obligation de diligence raisonnable, en imposant à différentes organisations l’identification et l’atténuation des impacts négatifs sociaux et environnementaux de leur activité (Y. Queinnec, Affectio Mutandi). L’objectif d’un tel devoir est de sensibiliser et de responsabiliser des multinationales face aux enjeux éthiques de leur activité dans le monde. Cette vigilance a un champ d’action très large renvoyant à la protection et à la promotion des droits de l’homme, de l’environnement, de la sécurité sanitaire et justifiant également la mise en place de mesures destinées à lutter contre la corruption.

Or, pendant longtemps, cette arlésienne du droit des RSE constituait du soft law. Ce devoir a d’abord fait son apparition sur le plan international. Les principes directeurs des Nations unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme du 21 mars 2011 consacrent comme principe général le devoir de diligence raisonnable (due diligence). Ils ont été complétés par les principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales du 25 mai 2011 dont la réalisation est renforcée par l’existence d’un point de contact national, sorte de représentant institutionnel dans les différents pays signataires. Cet ensemble de principes non contraignants a été encouragé par les instances européennes par un avis de la Commission des affaires étrangères du 5 décembre 2012 prônant que « des règles de diligence raisonnable en matière de droits de l’homme et de chaîne d’approvisionnement soient établies au niveau de l’Union, […] ».

En France, ensuite, le relais de cette diligence raisonnable va prendre la forme d’un devoir de vigilance consacré par la norme ISO 26000 qui, allant plus loin que les principes du droit international, accole à ce devoir le concept de « sphère d’influence » étendant le champ d’action du devoir de vigilance au-delà des seules relations de dépendance ou de contrôle pouvant exister entre les sociétés. Par la suite, par une déclaration de principe, la loi n° 2014-773 du 7 juillet 2014 d’orientation et de programmation relative à la politique de développement et de solidarité internationale déclare en son article 8 que « (…) dans le cadre de cette exigence de responsabilité sociétale, les entreprises mettent en place des procédures de gestion des risques visant à identifier, à prévenir ou à atténuer les dommages sociaux, sanitaires et environnementaux et les atteintes aux droits de l’homme susceptibles de résulter de leurs activités dans les pays partenaires ». Par ce biais, la France encourage les sociétés implantées en France ou les sociétés françaises implantées à l’étranger à appliquer les principes dégagés par les Nations unies et l’OCDE.

Jusqu’à lors, ces différents principes ne pouvaient devenir obligatoires que par le truchement d’un engagement volontaire. Les entreprises pouvaient s’engager conventionnellement à faire respecter ces principes auprès de leurs filiales, sous-traitants et fournisseurs.

La norme ISO 26000, les principes directeurs des Nations unies et de l’OCDE présentent d’ailleurs la technique contractuelle comme le meilleur outil d’une « évangélisation » (F.-G. Trébulle) horizontale du devoir de vigilance. Une illustration topique est d’ailleurs fournie par l’affaire Erika car la Chambre criminelle, dans sa décision du 25 septembre 2012, non seulement consacre la compétence du juge français pour statuer sur des faits réalisés hors de son territoire national mais, surtout, engage la responsabilité de la société mère au fondement d’un engagement pris par celle-ci dans le contrôle de l’état des navires.

Avec cette proposition de loi, le législateur français pourrait passer un cap supplémentaire et se laisser séduire par le côté contraignant de la force normative.

■ Devoir de vigilance et droit dur – La proposition de loi se compose principalement de deux articles qui sont le fruit d’une évolution. Les premiers signes de ce « durcissement » normatif sont venus du législateur français qui, dans la loi n° 2001-420 dite « NRE » du 15 mai 2001, modifiée par la loi n° 2010-788 « Grenelle 2 » du 12 juillet 2010 et l’ordonnance n° 2014-863 du 31 juillet 2014, a imposé une obligation de reporting limitée aux entreprises cotées sur un marché réglementé et aux grandes entreprises (C. com., art. L. 225-102-1, al. 5). Ce reporting extra-financier pourrait être à l’avenir renforcé grâce à la directive du 22 octobre 2014 n° 2014/95/UE qui obligerait un plus grand nombre de sociétés à intégrer dans leur reporting les mesures qui ont été prises au nom du principe de diligence raisonnable.

Au-delà du simple reporting, ce devoir de vigilance a basculé du côté du droit dur grâce au travail de la jurisprudence. La première décision marquante est un arrêt rendu par la première chambre civile de la Cour de cassation du 7 mars 2006, à l’occasion de l’affaire du Distilbène, par lequel la Cour de cassation consacre une obligation de vigilance qui reste cependant limitée au domaine des produits défectueux. C’est le Conseil constitutionnel qui, le 8 avril 2011 , s’appuyant sur la Charte de l’environnement qui évoque le devoir de « prendre part à la préservation et à l’amélioration de l’environnement » et celui « de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé », affirme que chacun est tenu à une obligation de vigilance à l’égard des atteintes à l’environnement qui pourraient résulter de son activité, devoir dont il étend le champ d’application car il s’adresse à toute personne et vise la protection des activités de chacun.

Finalement, cette proposition de loi est un maillon supplémentaire à cette chaîne normative en passant de la simple intention à la véritable obligation. Elle impose dans un article 1er la mise en place d’un plan de vigilance qui consisterait à établir une cartographie des risques, à mettre en place une contractualisation des obligations RSE, à instaurer une procédure d’alerte et des mesures protectrices des lanceurs d’alerte, à organiser des audits sociaux et environnementaux à tous les stades de la chaîne de production, à adhérer à des initiatives sectorielles et à des référentiels internationaux… Ce plan doit être établi au moyen d’une concertation avec les parties prenantes au sein de l’entreprise et au sein de la société civile. Quant à l’article 2, il précise les sanctions encourues. Outre la consécration d’une amende civile et d’une sanction « réputationnelle » (publication et affichage des manquements), la loi rattacherait les manquements à ce devoir à l’article 1382 du Code civil. Au juge cependant d’établir un lien de causalité entre le plan litigieux et le dommage causé.

Même si les contours de ce devoir de vigilance et de sanctions encourues peuvent encore être discutés (concurrence des entreprises étrangères non soumises à ce devoir par ex.), même s’il faut, à notre sens, adjoindre à ce devoir le concept de « sphère d’influence » et modifier en conséquence l’article 1833 du Code civil pour qu’il intègre les enjeux sociaux et environnementaux, même s’il faut veiller à ce que ce devoir ne devienne pas un frein à l’innovation et au développement des activités économiques, il faut en approuver l’existence. Cet instrument devrait permettre de diffuser dans les relations horizontales une véritable éthique des affaires, de lutter contre le greenwashing de certaines sociétés, et donner enfin à la responsabilité sociétale des entreprises une assise juridique plus solide.

Il faut féliciter les parlementaires d’avoir su suivre les sages préceptes de la pensée bouddhiste selon laquelle « La vigilance est le chemin du royaume immortel. La négligence celui qui conduit à la mort ».

Références

■ Proposition de loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre, n°2578.

Article 1er

« I. – Après l’article L. 225-102-3 du code du commerce, il est inséré un article L. 225-102-4 ainsi rédigé :

« Art. L. 225-102-4. –  I. – Toute société qui emploie, à la clôture de deux exercices consécutifs au moins cinq mille salariés en son sein et dans ses filiales, directes ou indirectes, dont le siège social est fixé sur le territoire français, ou au moins dix mille salariés en son sein et dans ses filiales directes ou indirectes, dont le siège social est fixé sur le territoire français ou à l’étranger, établit et met en œuvre de manière effective un plan de vigilance.

« Ce plan comporte les mesures de vigilance raisonnable propres à identifier et à prévenir la réalisation de risques d’atteintes aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales, de dommages corporels ou environnementaux graves ou de risques sanitaires résultant de ses activités et de celles des sociétés qu’elle contrôle directement ou indirectement, ainsi que les activités de leurs sous-traitants ou fournisseurs sur lesquels elle exerce une influence déterminante. Les mesures du plan visent également à prévenir les comportements de corruption active ou passive au sein de la société et des sociétés qu’elle contrôle.

«  Le plan de vigilance est rendu public et inclus dans le rapport mentionné à l’article L. 225-102.

« Un décret en Conseil d’État précise les modalités d’application des dispositions du présent article. »

II. – Toute personne justifiant d’un intérêt à agir peut demander à la juridiction civile ou commerciale compétente, d’enjoindre à la société, le cas échéant sous astreinte, d’établir le plan de vigilance, d’en assurer la communication au public et de rendre compte de sa mise en œuvre conformément au I de cet article.

Le Président du tribunal, statuant en référé, peut être saisi aux mêmes fins.

Toute association reconnue d’utilité publique, toute association agréée ou régulièrement déclarée depuis au moins cinq ans, dont l’objet statutaire comporte la défense d’intérêts mentionnés au I, peut exercer cette action.

III. – Toute personne mentionnée au II peut demander au juge de prononcer une amende civile dont le montant ne peut être supérieur à 10 millions d’euros. »

Article 2

« Après l’article L. 225-102-4 du même code, il est inséré un article L. 225-102-5 ainsi rédigé :

« Art. 225-102-5. – Le non-respect des obligations définies à l’article L. 225-102-4 engage la responsabilité de son auteur sur le fondement des articles 1382 et 1383 du code civil.

« L’action en responsabilité est introduite devant la juridiction civile ou commerciale compétente par toute personne ou toute association mentionnée au II de l’article L. 225-102-4.

« Outre la réparation du préjudice causé, le juge peut prononcer une amende civile définie au III de l’article L. 225-102-4.

« La juridiction peut ordonner la publication, la diffusion ou l’affichage de sa décision ou d’un extrait de celle-ci selon les modalités qu’elle précise. Les frais sont supportés par la personne condamnée.

« La juridiction peut ordonner l’exécution de sa décision sous astreinte. »

 Crim. 25 sept. 2012, n°10-82.938, Bull. crim., n° 198.

 Civ. 7 mars 2006, n°04-16.179, Bull. civ. I, n° 142.

 Cons. const. 8 avr. 2011, n° 2011-116 QPC.

■ Code civil

Article 1382

« Tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer. »

Article 1833

« Toute société doit avoir un objet licite et être constituée dans l'intérêt commun des associés. »

■ Article L. 225-102-1 du Code de commerce

Le rapport visé à l'article L. 225-102 rend compte de la rémunération totale et des avantages de toute nature versés, durant l'exercice, à chaque mandataire social, y compris sous forme d'attribution de titres de capital, de titres de créances ou de titres donnant accès au capital ou donnant droit à l'attribution de titres de créances de la société ou des sociétés mentionnées aux articles L. 228-13 et L. 228-93.

Il indique également le montant des rémunérations et des avantages de toute nature que chacun de ces mandataires a reçu durant l'exercice de la part des sociétés contrôlées au sens de l'article L. 233-16ou de la société qui contrôle, au sens du même article, la société dans laquelle le mandat est exercé.

Ce rapport décrit en les distinguant les éléments fixes, variables et exceptionnels composant ces rémunérations et avantages ainsi que les critères en application desquels ils ont été calculés ou les circonstances en vertu desquelles ils ont été établis. Il fait mention, s'il y a lieu, de l'application du second alinéa, selon le cas, de l'article L. 225-45 ou de l'article L. 225-83. Il indique également les engagements de toutes natures, pris par la société au bénéfice de ses mandataires sociaux, correspondant à des éléments de rémunération, des indemnités ou des avantages dus ou susceptibles d'être dus à raison de la prise, de la cessation ou du changement de ces fonctions ou postérieurement à celles-ci. L'information donnée à ce titre doit préciser les modalités de détermination de ces engagements. Hormis les cas de bonne foi, les versements effectués et les engagements pris en méconnaissance des dispositions du présent alinéa peuvent être annulés.

Il comprend également la liste de l'ensemble des mandats et fonctions exercés dans toute société par chacun de ces mandataires durant l'exercice.

Il comprend également des informations sur la manière dont la société prend en compte les conséquences sociales et environnementales de son activité ainsi que sur ses engagements sociétaux en faveur du développement durable et en faveur de la lutte contre les discriminations et de la promotion des diversités. Un décret en Conseil d'Etat établit deux listes précisant les informations visées au présent alinéa ainsi que les modalités de leur présentation, de façon à permettre une comparaison des données, selon que la société est ou non admise aux négociations sur un marché réglementé.

L'alinéa précédent s'applique aux sociétés dont les titres sont admis aux négociations sur un marché réglementé ainsi qu'aux sociétés dont le total de bilan ou le chiffre d'affaires et le nombre de salariés excèdent des seuils fixés par décret en Conseil d'Etat. Lorsque la société établit des comptes consolidés, les informations fournies sont consolidées et portent sur la société elle-même ainsi que sur l'ensemble de ses filiales au sens de l'article L. 233-1 ou les sociétés qu'elle contrôle au sens de l'article L. 233-3. Les filiales ou sociétés contrôlées qui dépassent les seuils mentionnés à la première phrase du présent alinéa ne sont pas tenues de publier les informations mentionnées au cinquième alinéa du présent article dès lors que ces informations sont publiées par la société qui les contrôle, au sens de l'article L. 233-3, de manière détaillée par filiale ou par société contrôlée et que ces filiales ou sociétés contrôlées indiquent comment y accéder dans leur propre rapport de gestion. Lorsque les filiales ou les sociétés contrôlées sont installées sur le territoire national et qu'elles comportent des installations classées soumises à autorisation ou à enregistrement, les informations fournies portent sur chacune d'entre elles lorsque ces informations ne présentent pas un caractère consolidable.

Les informations sociales et environnementales figurant ou devant figurer au regard des obligations légales et réglementaires font l'objet d'une vérification par un organisme tiers indépendant, selon des modalités fixées par décret en Conseil d'Etat. Cette vérification donne lieu à un avis qui est transmis à l'assemblée des actionnaires ou des associés en même temps que le rapport du conseil d'administration ou du directoire.

L'alinéa précédent s'applique à partir de l'exercice qui a été ouvert après le 31 décembre 2011 pour les entreprises dont les titres sont admis aux négociations sur un marché réglementé. Il s'applique à partir de l'exercice clos au 31 décembre 2016 pour l'ensemble des entreprises concernées par le présent article.

L'avis de l'organisme tiers indépendant comporte notamment une attestation sur la présence de toutes les informations devant figurer au regard des obligations légales ou réglementaires. Cette attestation est due à partir de l'exercice qui a été ouvert après le 31 décembre 2011 pour l'ensemble des entreprises concernées par le présent article.

Les dispositions des deux derniers alinéas de l'article L. 225-102 sont applicables aux informations visées au présent article.

Les dispositions des premier à troisième alinéas ne sont pas applicables aux sociétés dont les titres ne sont pas admis aux négociations sur un marché réglementé et qui ne sont pas contrôlées au sens de l'article L. 233-16 par une société dont les titres sont admis aux négociations sur un marché réglementé. Ces dispositions ne sont, en outre, pas applicables aux mandataires sociaux ne détenant aucun mandat dans une société dont les titres sont admis aux négociations sur un marché réglementé.

A partir du 1er janvier 2013, le Gouvernement présente tous les trois ans au Parlement un rapport relatif à l'application par les entreprises des dispositions visées au cinquième alinéa et aux actions qu'il promeut en France, en Europe et au niveau international pour encourager la responsabilité sociétale des entreprises.

Le rapport prévu à l'article L. 225-102 mentionne, sauf lorsqu'elles sont des conventions portant sur des opérations courantes et conclues à des conditions normales, les conventions intervenues, directement ou par personne interposée, entre, d'une part et selon le cas, l'un des membres du directoire ou du conseil de surveillance, le directeur général, l'un des directeurs généraux délégués, l'un des administrateurs ou l'un des actionnaires disposant d'une fraction des droits de vote supérieure à 10 %, d'une société et, d'autre part, une autre société dont cette dernière possède, directement ou indirectement, plus de la moitié du capital. »

 

Auteur :Mustapha Mekki


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