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[ 29 avril 2024 ] Imprimer

L’Union européenne, cet ordre juridique sans qualités

Les 8 ou 9 juin 2024, nous serons appelés à voter. Ce sont les élections européennes. Les discours se multiplient, les sondages s’empilent, certains s’inquiètent, d’autres jubilent… C’est la grande agitation. À la lecture des slogans, à l’écoute des débats, on peut éprouver une certaine lassitude. Promet de se rejouer encore la même pièce tragi-comique que d’habitude : une Europe jouera la morale de la nécessité progressiste de l’approfondissement de l’intégration supranationale quand une autre Europe jouera celle de la nécessité protectrice du renforcement de la souveraineté nationale. À l’horizon, les éditorialistes des gazettes nous annoncent une-poussée-de-l’-abstention et la-montée-des-extrêmes… Fatalité ?

Hasard du calendrier, les élections européennes se tiendront non seulement quelques semaines avant la date anniversaire du célèbre arrêt Costa c/ Enel rendu par la Cour de Justice des Communautés Européennes le 15 juillet 1964, mais également à quelques jours de la dernière leçon du cours que donne au Collège de France depuis début avril, sous le titre « Le continent sans qualités : des marque-pages dans le livre de l’Europe », le philosophe allemand Peter Sloterdijk (il y a été nommé sur la chaire annuelle intitulée : « L’invention de l’Europe par les langues et les cultures », et est accompagné de séminaires assurés par différents intervenants du 4 avr. au 17 juin 2024). Voilà deux évènements qui peuvent nous permettre précisément de penser l’instant européen à venir.

L’arrêt Costa c/ Enel aura donc soixante ans ! Souvenons-nous de ces motifs célèbres : « À la différence des traités internationaux ordinaires, le traité de la C.E.E. a institué un ordre juridique propre intégré au système juridique des États (…) et qui s'impose à leur juridiction (…) En instituant une communauté de durée illimitée, dotée d'institutions propres, de la personnalité, de la capacité juridique, d'une capacité de représentation internationale et plus particulièrement de pouvoirs réels issus d'une limitation de compétence ou d'un transfert d'attributions des États à la Communauté, ceux-ci ont limité leurs droits souverains et créé ainsi un corps de droit applicable à leurs ressortissants et à eux-mêmes (…) ».

Rendu un an après l’arrêt Van Gend en Loos, l’arrêt Costa c/ Enel inaugurait, avec d’autres qui le suivront jusqu’aux toutes récentes décisions à propos de la Hongrie et de la Pologne (v. CJUE, ord. 21 avr. 2023, Commission c/ Pologne, aff. n° C-204/21 et 16 févr. 2022, Hongrie c/ Parlement et Conseil, aff. n° C-156/21), le triomphe de cet ordre juridique propre intégré qui empile depuis tant d’années traités, règlements, directives, décisions jurisprudentielles, dont la mécanique terriblement efficace ne se grippe que rarement et jamais pour très longtemps… Mais depuis soixante ans, cet ordre juridique propre intégré prospère sans identité, sans qu’une forme politique ait pu lui être attribuée. OPNI, ordre politique non identifié comme le disait Jacque Delors, OJNI, ordre juridique non identifié, comme on le dit aussi parfois, l’Union européenne cultive avec une certaine fierté son insaisissabilité. « On cherche encore les noms et les concepts, observe précisément Peter Sloterdijk, permettant de désigner cette non-chose, dont il n’existe pas de modèle dans l’histoire des grands corps politiques » (P. Sloterdijk, trib. Le Monde, 4 avr. 2024, ici). Mais pendant que nous cherchons, l’Union européenne n’en finit plus de produire du droit, de revendiquer des valeurs, de se fixer des objectifs… Jusqu’où ? N’est-ce pas en partie le maintien de l’Union européenne comme ordre juridique sans qualités, qui explique pourquoi le travail politique et juridique de compréhension et d’appréhension de la tension entre le national et le supranational piétine tant ? Pourquoi demeure-t-elle si spectaculaire quand on devrait comprendre qu’elle est banale dans un contexte fédéral ? L’écrivain, européen par excellence, Stefan Zweig, était déjà clair en 1934 lorsqu’il observait, lors d’une conférence donnée à Florence et consacrée à l’Europe, que « l’une et l’autre des tendances, la nationale comme la supranationale, ont déjà, parce qu’elles existent, leur sens culturel et physique, l’une n’est pas possible sans l’autre dans l’organisme intellectuel des êtres que nous appelons États ou nations. Et leur opposition est nécessaire pour maintenir la tension créatrice au sein de l’humanité » (S. Zweig, « La pensée européenne dans son développement historique », in Derniers messages, éd. Bartillat, 2013, traduit par Jacques Le Rider). Nécessaire. Plus récemment, dans un ouvrage fondateur, le juriste Olivier Beaud a mis en évidence le telos contradictoire de tout contexte fédéral. Fin particulariste et fin commune commandent la quête constante d’un équilibre ; « chacune des deux aspirations est nécessairement réalisée de façon incomplète » (O. Beaud, Théorie de la Fédération, coll. « Leviathan », P.U.F, 2007, p. 280).

N’est-il toutefois pas confortable pour l’Union européenne d’aller ainsi dans l’Histoire, sans qualités ? N’est-ce pas un moyen utile de la fondre dans l’histoire des autres ? N’est-ce pas le cas quand elle profite de manière heureuse de la métonymie qui la gonfle en l’appelant Europe. Oui. Une métonymie ; qui voudrait faire figure d’éloge implacable. Une métonymie, c’est-à-dire une figure de style de substitution. L’Europe pour l’Union européenne ! Quel triomphe ! C’est mieux que la narquoise Bruxelles, ou la méprisante Europe de Bruxelles… L’Union européenne serait ainsi l’Europe réalisée ! serait alors l’Europe concrétisée ! Quelle culture ! Quelle grandeur ! Et quelle immunité aussi ! La critiquer, l’attaquer, c’est critiquer, c’est attaquer l’Europe… Qui oserait ?

Hélas… Absentéistes, nationalistes, souverainistes, conservateurs, réactionnaires, passéistes, illibéraux, on ne compte plus les sobriquets désormais nécessaires pour identifier ceux des européens qui n’adhèrent pas, ou plus, aux promesses de l’Union européenne. Lors de sa leçon inaugurale, Peter Sloterdijk, s’appuyant sur la nouvelle de Dostoïevski intitulée « Les carnets du sous-sol » (1864), a émis l’hypothèse que « l’Européen moyen de notre temps, qui vit dans la colère pas toujours injustifiée que lui inspire la marche souvent opaque et presque extraterrestre des affaires à Bruxelles et à Strasbourg sans réfléchir aux prémices de son existence, est l’incarnation de l’ingratitude ; pour autant qu’elle signifie se laisser porter par la dérive de situations quasi post-historiques sans savoir, et a fortiori sans vouloir savoir, de quelles sources est sorti le modus vivendi contemporain. L’Européen d’aujourd’hui est trop souvent le consommateur final d’un confort dont il n’a plus la moindre idée des conditions d’existence ». L’européen moyen serait-il moins ingrat s’il était invité à célébrer les soixante ans de l’arrêt Costa c/ Enel et s’il lui était loisible d’enfin pouvoir décider de la forme politique à donner à cet ordre juridique propre intégré anonyme et bureaucratique dans lequel il vit depuis ? On ne perdrait rien à essayer ! Autre question : pense-t-on vraiment que ressentiment et ingratitude seront apaisés en prétendant que l’Europe du marché intérieur réalise l’Europe de la Culture ? Romain Gary se moquait de cette prétention dans son roman Europa paru en 1972 : « Depuis des années, nulle part, jamais, autre chose que l’armée et l’économie, à la table des grandes conférences, à propos de la patrie de Valéry, de Barbusse et de Thomas Mann » (R. Gary, Europa, coll. « Folio », Gallimard, n° 3273, p. 32). Les cafés européens et George Steiner, ces deux références chères à notre Président de la République (par deux fois, à 7 ans d’intervalle, dans les discours Sorbonne I (26 sept. 2017) et Sorbonne II (26 avr. 2024) le président Macron a évoqué les cafés européens et George Steiner ; relevons qu’il a également mentionné cette année le cours de Peter Sloterdijk !), sont-ils vraiment des garanties opportunes contre l’impensé institutionnel qui borne l’horizon de compréhension de l’action de l’Union européenne ? Les mobiliser de la sorte n’expose-t-il pas à l’inverse et hélas le discours européaniste au piège pathétique du kitsch, que Milan Kundera définissait comme « le besoin de se regarder dans le miroir du mensonge embellissant et de s’y reconnaître avec une satisfaction émue » ? (M. Kundera, L’Art du roman. Gallimard, coll. « Folio », p. 160). L’Europe de la culture, qui en a vu d’autres, n’a jamais été dupe de ce qui se faisait en son nom. Qu’on se le dise !

Références :

■ CJCE 15 juill. 1964, Costa / E.N.E.L, n° 6/64 RTD eur. 2021. 589, étude Amedeo Arena ; Rev. UE 2015. 554, étude Y. Petit ; ibid. 562, étude S. Van Raepenbusch ; ibid. 570, étude A. Vauchez ; ibid. 649, étude J.-D. Mouton.

■ CJCE 5 févr. 1963, NV Algemene Transport – en Expedite Onderneming Van Gend en Loos c/ Administration fiscale néerlandaise, n° 26/62 Rev. UE 2015. 425, étude C. Blumann.

■ CJUE, ord. 21 avr. 2023, Commission c/ Pologne, aff. n° C-204/21 RTD eur. 2022. 383, obs. F. Benoît-Rohmer ; ibid. 738, obs. L. Coutron.

■ CJUE 16 févr. 2022, Hongrie c/ Parlement et Conseil, aff. n° C-156/21 RTD eur. 2022. 353, étude G. Marti ; ibid. 811, obs. J. P. Jacqué ; ibid. 813, obs. J. P. Jacqué ; ibid. 2023. 411, obs. F. Benoît-Rohmer.

 

Auteur :Yves-Edouard Le Bos


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