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Droit de la responsabilité civile
Accident de la circulation : la loi Badinter ne s’applique pas en cas de préjudice exclusivement économique résultant d’un contrat de transport
Les dommages matériels occasionnés à la marchandise transportée, survenus lors d’une opération effectuée en exécution du contrat de transport liant les parties au litige, dont la qualité de commerçant n'est pas contestée, ne relèvent pas de la loi Badinter, mais du droit des transports.
Civ. 2e, 31 mars 2021, n° 20-15.448
Rares sont les entorses faites au caractère exclusif de la loi "Badinter" du 5 juillet 1985, qui fonde l’extension depuis longtemps observée de son champ d’application en jurisprudence. Cette force d’expansion n'est toutefois pas illimitée. En témoigne l'arrêt rapporté, dans lequel la Cour de cassation décide que les dommages matériels occasionnés à un véhicule terrestre à moteur impliqué dans un accident de circulation ne relèvent pas de la loi Badinter, dès lors qu’existe un contrat de transport liant les parties, commerçantes, au litige.
Au cas d'espèce, une société avait confié à un transporteur le transport d'une grue-pelle lui appartenant, qui avait basculé et chuté au sol à la suite d’une manœuvre devant être effectuée par le transporteur sur l’engin. Assigné en responsabilité sur le fondement de la loi du 5 juillet 1985 devant un tribunal de grande instance, ainsi que cette loi le prévoit, ce dernier avait soulevé l'incompétence de cette juridiction, le tribunal de commerce étant, selon lui, seul compétent pour connaître du litige l’opposant à son cocontractant ayant, comme lui, la qualité de commerçant.
La cour d’appel rejeta cette exception d’incompétence au motif que la grue, véhicule terrestre à moteur endommagé lors du déchargement effectué par le transporteur, était bien impliquée dans l’accident de circulation survenu, peu important la qualité de commerçant des parties. D’ordre public et autonome, la loi Badinter devait, selon les juges du fond, recevoir application et la compétence du TGI, être reconnue à l’exclusion de celle du tribunal de commerce. Leur solution se fondait sur la spécificité du régime établi par la loi du 5 juillet 1985, qui aspire à une certaine exclusivité. La jurisprudence s’est nettement orientée en ce sens (v. not. Civ. 2e, 4 mai 1987, n° 85-17.051 ; Civ. 2e, 7 mai 2002, n° 00-20.649), et la Cour de cassation n’hésite pas à juger que les dispositions de cette loi sont d’ordre public, de sorte que les juges du fond doivent en faire application même lorsque celle-ci est écartée par le demandeur (Civ. 2e, 20 janv. 2000, n° 98-13.871 ; Civ. 2e, 11 juin 2009, n° 08-14.224). Pour ce motif tiré de l’ordre public, la cour d’appel considéra ainsi que la qualité de commerçant des parties au contrat de transport invoquée par le transporteur ne justifiait pas de déroger à la loi Badinter.
La cassation est prononcée. Selon la deuxième chambre civile, la loi du 5 juillet 1985 ne s’applique pas dans les rapports entre un transporteur et le propriétaire d’un véhicule endommagé lors d’un déchargement, liés par un contrat de transport. Sans remettre en cause les caractères autonome et d’ordre public du régime d’indemnisation prévu par cette loi, elle y apporte toutefois un tempérament, à notre connaissance inédit, reposant sur l’argument de la ratio legis : visant à assurer une meilleure protection des victimes d'accidents de la circulation par l'amélioration et l'accélération de leur indemnisation dès lors qu'est impliqué un véhicule terrestre à moteur, la Cour souligne que cette loi « n'a pas pour objet de régir l'indemnisation des propriétaires de marchandises endommagées à la suite d'un tel accident, survenu au cours de leur transport par le professionnel auquel elles ont été remises à cette fin, en exécution d'un contrat de transport ». En d’autres termes, la loi Badinter n'a pas pour vocation de régir des dommages purement matériels, survenus en exécution d'un contrat de transport conclu entre commerçants et dont les stipulations prévoient expressément les conditions et modalités de ce droit à réparation. Cessante ratione legis, cessat ejus dispositio. La loi ne s’applique donc pas à un accident de la circulation s’il existe un contrat de transport et que le préjudice en résultant est d’ordre « exclusivement économique ». Les conditions du droit à réparation ainsi que ses modes de réalisation sont déterminés par le contrat de transport et par les dispositions du code de commerce qui lui sont applicables. Dès lors, le tribunal de commerce est seul compétent pour connaître du litige.
L’interprétation téléologique de la loi opérée par la Cour permet ainsi d’expliquer l’exclusion de la loi Badinter dont l’essentiel des conditions requises à son application, en principe exclusive, étaient en outre réunies : véhicule terrestre à moteur, accident de la circulation, implication du véhicule dans l’accident. Toutefois jugé purement économique, le litige opposant les deux commerçants ne relève pas de la loi Badinter mais du droit des transports, et donc de la compétence des tribunaux de commerce (C. com., art. L. 110-1, 5°et L. 721-3, 1°, prévoyant expressément la compétence des tribunaux de commerce pour connaître des contestations relatives aux contrats de transport conclus entre commerçants).
Si la Cour a eu plusieurs fois à juger de conflits de régimes spéciaux susceptibles d’évincer l’application de la loi Badinter au profit d’autres législations spéciales également applicables en cas d’accident de la circulation (sur ce point, v. Ph. Le Tourneau, Droit de la responsabilité et des contrats, Régimes d’indemnisation, Dalloz Action, 12e éd., n° 6211.31s.), elle tendait à les résoudre, de manière générale, en faveur de la loi Badinter, en raison de son autonomie et de son caractère d’ordre public. À rebours de sa jurisprudence récente, elle évince ici au contraire son application, qu’elle écarte purement et simplement pour faire prévaloir la législation spéciale concurrente. Rendue au mépris du caractère exclusif de la loi de 1985, la solution est en outre, sous l’angle de la qualification du préjudice que la Cour érige en obstacle à son application, injustifiée : en effet, quoique centrée sur la réparation des atteintes portées à la personne, la loi Badinter réserve toutefois celle des dommages causés aux biens, admettant la réparation des conséquences patrimoniales des dommages matériels, dont les dommages occasionnées aux véhicules ou aux éléments transportés, tels que ceux dont la réparation était en l’espèce demandée, font partie v. Ph. Le Tourneau, op. cit., n° 6213.31). Contestable, la solution, qui a été réaffirmée une semaine plus tard au terme du même attendu de principe, semble pourtant promise à un bel avenir (Civ. 7 avr. 2022, n° 21-11.137).
Références :
■ Civ. 2e, 4 mai 1987, n° 85-17.051
■ Civ. 2e, 7 mai 2002, n° 00-20.649
■ Civ. 2e, 20 janv. 2000, n° 98-13.871
■ Civ. 2e, 11 juin 2009, n° 08-14.224 : D. 2009. 1758
■ Civ. 2e, 7 avr. 2022, n° 21-11.137 : D. 2022. 748
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