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Droit de la responsabilité civile
Accident de la circulation : survivance de la notion et du régime de la garde de la chose
En cas de garde divisée d’un véhicule dangereux remis à un tiers lors de l'accident, le propriétaire, présumé gardien, conserve la garde de la structure du véhicule, sauf s’il l’a transférée au tiers en l’ayant averti du danger.
Civ. 2e, 31 mars 2022, n° 20-22.594
Le propriétaire d’un tracteur avait confié son véhicule à un garage afin de rechercher l'origine d'une fuite d'huile. Alors qu’un salarié de ce garage s'était, à cette fin, glissé sous le tracteur, il avait demandé à son propriétaire d’enclencher le contact du véhicule. L’engin s'était alors mis en mouvement et avait roulé sur le garagiste, le blessant gravement. Afin d'obtenir la réparation de ceux de ses préjudices non couverts par la législation applicable en matière d'accidents du travail, le garagiste avait assigné le propriétaire du tracteur en indemnisation sur le fondement de la loi du 5 juillet 1985. Après avoir été jugé entièrement responsable du préjudice subi par la victime, le propriétaire du véhicule forma un pourvoi en cassation, au moyen que le propriétaire d'un véhicule confié à un garagiste pour réparation en perd la qualité de gardien et que le simple fait, pour ce propriétaire, de mettre en marche le moteur dudit véhicule en actionnant le contact, à la demande expresse du professionnel de la réparation, ne lui fait pas reprendre la garde de son véhicule puisqu'il reste dans ce cas dépourvu du pouvoir de direction ou de contrôle sur celui-ci. Son pourvoi est rejeté. La Cour approuve l’analyse des juges du fond ayant d’abord relevé que le tracteur était un véhicule dangereux en ce que la sécurité de démarrage, vitesse engagée, n'était plus fonctionnelle et que le tracteur ne se serait pas déplacé si une vitesse n'était pas restée enclenchée, en sorte que la cause de l'accident résidait dans la défaillance du système de sécurité ; l’arrêt ayant ensuite retenu que la preuve n'étant pas rapportée de ce que le propriétaire avait averti le garagiste de ce défaut de sécurité, il y avait lieu de considérer qu'il était resté gardien de la structure de son véhicule. La cour d'appel a ainsi pu décider que le propriétaire ayant conservé la garde de son véhicule, il était tenu d'indemniser la victime en application de la loi du 5 juillet 1985.
Dès lors que la présomption de garde d'un véhicule impliqué dans un accident de la circulation, pesant sur le propriétaire, n'est pas écartée par la preuve d'un transfert de cette garde, le propriétaire demeure gardien des éléments de la structure du véhicule à l’origine de l’accident. Or en l’absence d’information du garagiste sur la défaillance du système de sécurité du véhicule, il n’était pas en l’espèce possible de considérer que le propriétaire lui en avait transféré la garde. Ainsi le propriétaire, présumé gardien, restait-il tenu, en cette qualité, d’indemniser intégralement le garagiste, simple utilisateur du véhicule et gardien de son comportement, du préjudice corporel que l’accident, né d’un élément structurel du véhicule, lui avait causé.
On observe que malgré sa spécificité, la loi du 5 juillet 1985 n’a pas évincé la notion de garde. Rappelons qu’avant 1985, le gardien du véhicule pouvait être assigné en responsabilité sur le fondement de la responsabilité du fait des choses, toute personne détenant les trois pouvoirs de garde (usage, contrôle, direction) étant présumée responsable du dommage causé à la victime par la chose qu’il a sous sa garde. Pesait déjà sur le propriétaire du véhicule une présomption de garde de telle sorte qu’il lui appartenait de prouver le transfert de garde pour la renverser. L’action en responsabilité contre toute autre personne, notamment contre le conducteur effectif du véhicule au moment de l’accident, demeurait néanmoins possible, sur le fondement de l’ancien article 1382 du code civil.
Instituant un régime d’indemnisation propre (Civ. 2e, 4 mai 1987, n° 85-17.051), la loi Badinter a ensuite exclu l’application des dispositions du code civil, notamment celles relatives à la responsabilité du fait des choses (C. civ. art. 1384 al. 1 anc.) ; pourtant au cœur de ce régime de responsabilité que cette loi a rendu inapplicable aux accidents de la circulation, la notion de garde a été partiellement conservée par le législateur. Ainsi, l’article 2 de la loi prévoit que les victimes, y compris les conducteurs, ne peuvent se voir opposer le fait d’un tiers par le conducteur ou le gardien du véhicule. En vertu de ce texte, la victime peut donc agir contre le gardien ou le conducteur du véhicule terrestre à moteur (VTM). L’article 5, alinéa 2 dissocie également les qualités de conducteur et de gardien que le propriétaire du véhicule est présumé revêtir : en vertu de ce texte, lorsque le conducteur d’un VTM n’en est pas le propriétaire, la faute de ce conducteur peut être opposée au propriétaire pour l’indemnisation des dommages causés à son véhicule ; le propriétaire dispose donc d’un recours contre celui qui, au moment de l’accident, conduisait effectivement son véhicule. Cela étant, en dehors de ces dispositions, il n’est fait mention dans la loi que du « conducteur », tant pour désigner le débiteur de la dette en réparation (art. 2) que pour prévoir son régime d’indemnisation (art. 4). Cette prévalence de la notion de conducteur s’explique très bien : si un véhicule terrestre à moteur est une chose dont le fait, avant la loi de 1985, pouvait engendrer la responsabilité de son gardien, avec cette loi, la perspective changea : d’une logique de responsabilité, l’on passa à une logique de l’indemnisation garantie par une assurance. Ce passage se traduisit par l’abandon du concept de gardien au profit de la notion de conducteur. Reste que dans certaines affaires, comme celle ayant donné lieu à l’arrêt rapporté, la notion de garde est réapparue. Quoique non définie par la loi Badinter (également muette sur la notion de conducteur), cette notion de garde présente l’avantage d’être renseignée par une jurisprudence ancienne et antérieure à 1985, principalement par l’arrêt Franck (Ch. réunies, 2 déc. 1941, GAJC, t. II, 13e éd., n° 203), l’inférant de la réunion de trois pouvoirs : l’usage (le fait de se servir de la chose dans son intérêt), le contrôle (le pouvoir de surveiller la chose) et la direction (pouvoir de commandement) de la chose gardée. Distincte, la notion de conducteur répond, quant à elle, à deux critères cumulatifs dégagés par la jurisprudence : un critère géographique, correspondant à son placement à l’intérieur du véhicule ; un critère matériel, correspondant à un pouvoir de conduite du véhicule, effectivement exercé ou susceptible de l’être au moment de l’accident (v. Ph. Le Tourneau, Droit de la responsabilité et des contrats, Régimes d’indemnisation, 12e éd., n° 6212.13). Le conducteur n’est donc pas forcément le gardien. Le premier est celui qui, au moment de l’accident, se trouve dans le véhicule et en contrôle la marche ; le gardien est celui qui dispose du pouvoir d’usage et de direction du véhicule. La dissociation de ces deux qualités a d’abord permis à la Cour d’affirmer que le propriétaire demeure le gardien du véhicule conduit par son préposé dans le cadre de ses activités professionnelles, que cet employeur ait pris place ou non dans ledit véhicule impliqué dans l’accident, dès lors que le préposé étant sous la subordination du commettant, il n’a pas le pouvoir de contrôle et de direction de la chose et s’il en a l’usage, ce n’est pas dans son intérêt direct (Civ. 2e, 11 avr. 2002, n° 00-13.387). La Cour de cassation opéra ensuite la même dissociation en cas de garde divisée du véhicule impliqué dans l’accident. Dans certaines hypothèses, mettant en jeu des choses ayant un dynamisme propre et dangereux (Civ. 2e, 5 janv. 1956, GAJC, t. II, 13e éd., n° 205 ; Civ. 2e, 20 nov. 2003, n° 01-17.977) tel qu’en était doté, en l’espèce, le tracteur litigieux, il convient de fractionner la garde en considération de la dualité de son objet : sa structure, d’une part, son comportement, d’autre part. La première couvre les dommages causés par un vice interne ou un défaut structurel de la chose, tandis que la seconde vise les dommages causés par un mauvais usage de la chose. Ainsi le conducteur du véhicule impliqué dans l’accident peut-il n’en être que partiellement le gardien, essentiellement dans le cas où, gardien du seul comportement du véhicule, il reste étranger à la garde de sa structure, détenue par un tiers propriétaire (v. not. Civ. 2e, 11 avr. 2002, n° 00-13.387). Dans cette hypothèse, l’indemnisation du dommage incombe alors au propriétaire, s’il est distinct du conducteur, à la condition, au demeurant essentielle, que l’accident trouve sa source dans un élément structurel du véhicule. En l’espèce, la Cour se place sur ce terrain du dédoublement de la garde pour rechercher, en l’absence de conducteur, l’origine du dommage : comportementale, elle permettrait d’exonérer le propriétaire, présumé gardien du véhicule, en tant qu’il en a la garde de la structure ; structurelle, elle conforterait au contraire la présomption de garde qui pèse sur lui. Précisons en effet qu’en l’espèce, ni le garagiste ni le propriétaire n’était susceptible de revêtir la qualité de conducteur : placé sous l’engin à l’effet de le réparer, le premier n’était pas en mesure de le piloter, la directive donnée au propriétaire n’étant pas suffisante à lui faire acquérir la qualité de conducteur (Civ. 2e, 22 mai 2003, n° 01-15.311) ; resté au bord du véhicule, le second n’a eu, à aucun moment de l’accident quelconque moyen de direction et de contrôle du tracteur, faute de pouvoir accéder aux manettes, au volant et aux pédales (Civ. 2e, 22 mai 2003, préc.). À défaut de conducteur, l’identification d’un gardien devait donc être recherchée sur le fondement de la distinction de la garde précitée, compte tenu de la dangerosité du véhicule et de son dynamisme propre. La Cour juge alors que le garagiste, ayant reçu le VTM en qualité d’entrepreneur chargé d’effectuer une prestation de réparation, n’avait que la garde du comportement du tracteur, sans avoir celle de sa structure, celle-ci étant présumée être la cause de l’accident survenu (Civ. 2e, 4 nov. 1987, n° 86-14.476). Seul détenteur du pouvoir effectif de déceler le défaut de sécurité dont il était atteint et d’en prévenir le danger, le propriétaire, gardien des éléments structurels de son véhicule, devait être tenu à indemnisation, à moins de rapporter la preuve, nécessaire à son exonération, d’un transfert de la garde de la structure du véhicule au réparateur. Or la relève de la garde n’est reconnue que si la transmission de la maîtrise de la chose a été effective (Civ. 2e, 9 oct. 1996, n° 94-21.444), ce qui supposait, en l’espèce, d’informer le réparateur de la défaillance du système de sécurité. La Cour estime en conséquence que faute pour le propriétaire de l’en avoir averti, il avait conservé la garde de son véhicule (comp. Civ. 1re, 9 juin 1993, n° 91-10.608, cette condition étant traditionnellement exigée pour caractériser le transfert de la garde d’une chose dangereuse par un professionnel).
Références :
■ Civ. 2e, 4 mai 1987, n° 85-17.051, P
■ Ch. réunies, 2 déc. 1941, GAJC, t. II, 13e éd., n° 203
■ Civ. 2e, 11 avr. 2002, n° 00-13.387 : D. 2002. 1598, et les obs. ; RTD civ. 2002. 519, obs. P. Jourdain
■ Civ. 2e, 5 janv. 1956, GAJC, t. II, 13e éd., n° 205
■ Civ. 2e, 20 nov. 2003, n° 01-17.977 : D. 2003. 2902, concl. R. Kessous, note L. Grynbaum ; ibid. 2004. 653, chron. A. Bugada ; ibid. 1346, obs. D. Mazeaud ; RTD civ. 2004. 103, obs. P. Jourdain
■ Civ. 2e, 22 mai 2003, n° 01-15.311 : D. 2004. 1342, obs. P. Jourdain
■ Civ. 2e, 4 nov. 1987, n° 86-14.476
■ Civ. 2e, 9 oct. 1996, n° 94-21.444
■ Civ. 1re, 9 juin 1993, n° 91-10.608 : D. 1994. 80, note Y. Dagorne-Labbe ; RTD civ. 1993. 833, obs. P. Jourdain
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