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[ 23 janvier 2024 ] Imprimer

Droit de la responsabilité civile

Accidents de la circulation : confirmation du caractère restrictif de la faute inexcusable de la victime

Au sens de l’article 3 de la loi Badinter, en cas d’atteinte à la personne, seule peut être exclue l’indemnisation de la victime non conductrice lorsque celle-ci a volontairement recherché le dommage qu’elle a subi ou commis une faute inexcusable ayant été la cause exclusive de l’accident, à laquelle ne peut être assimilée la simple faute d’imprudence d’un skater, même si ce dernier a enfreint plusieurs dispositions du code de la route et des règles de sécurité routière.

Civ. 2e, 21 déc. 2023, n° 22-18.480

Le 21 décembre dernier, les juges ont eu une nouvelle fois à se prononcer sur les critères d’appréciation de la faute inexcusable de la victime non conductrice, au sens de l’article 3 de la loi n° 85-677 du 5 juillet 1985, justifiant d’exclure l’indemnisation de son dommage consécutif à un accident de la circulation, au sens de cette même loi. Nul n’ignore l’appréciation extrêmement restrictive en jurisprudence de cette faute, dont le degré de gravité est déjà rehaussé au regard de la faute de droit commun. L’arrêt rapporté maintient et confirme cette sévérité dans la caractérisation de cette faute, décevant les espoirs des tenants d’une appréciation plus souple de la notion.

En l’espèce, un jeune homme de dix-huit ans s’était élancé en skate-board du haut d’une voie de circulation. Percuté par un véhicule, il avait perdu la vie. Ses ayants-droit avaient alors assigné en indemnisation la conductrice du véhicule et le Fonds de garantie des assurances obligatoires de dommages (le FGAO). Pour exclure leur indemnisation, la cour d’appel retint la faute inexcusable de la victime directe, cause exclusive de l'accident, aux motifs que celle-ci "évoluait sur une planche à roulettes, à très vive allure, dans une rue à forte déclivité, sans avoir arrêté sa progression en bas de cette rue, dans une ville très touristique, au mois d'août, à une heure de forte circulation, en étant démuni de tout système de freinage ou d'équipement de protection". La cour d'appel ajouta que la victime s'était "élancée sans égards pour la signalisation lumineuse présente à l'intersection située au bas de la rue ni pour le flux automobile perpendiculaire à son axe de progression", alors que le groupe de riders avec lequel elle évoluait s'était arrêté au feu. 

La juridiction du second degré inféra de l’ensemble de ces circonstances l’exclusion du droit à l’indemnisation de ses ayants droit, la faute inexcusable du défunt pouvant leur être opposée par ricochet (Ass. plén., 19 juin 1981, n° 78-91.827). Ces derniers ont alors formé un pourvoi en cassation, dénonçant la violation de l’article 3, alinéa 1er, de la loi du 5 juillet 1985 par la cour d’appel ayant retenu le caractère inexcusable de la faute sans en établir l’intentionnalité alors que, en ce qu’elle conduit à l’exonération totale du conducteur responsable de l’accident, la faute inexcusable de sa victime est définie comme une faute volontaire d'une exceptionnelle gravité exposant sans raison valable son auteur à un danger dont il aurait dû avoir conscience. Or selon les demandeurs, la cour d’appel n’a pas établi cet élément intentionnel. Adhérant à la thèse du pourvoi, la Cour de cassation casse l’arrêt d’appel : "les éléments relevés ne caractérisaient pas l'existence d'une faute inexcusable". On observera que la cassation ne s'opère pas pour manque de base légale, ce qui aurait traduit une insuffisance de motivation de l'arrêt d'appel, mais pour violation de la loi, ce qui implique qu'aux yeux de la Haute juridiction, le comportement incriminé ne peut constituer une faute inexcusable.

À titre liminaire, rappelons que les victimes conductrices ou non-conductrices d’un accident de la circulation sont indemnisées sur le fondement du régime spécial prévu par la loi Badinter du 5 juillet 1985. Pour bénéficier de ce régime dérogatoire au droit commun de la responsabilité civile, il faut être en présence d’un véhicule terrestre à moteur impliqué dans un accident de la circulation et le dommage doit être imputable à l’accident. 

Le régime de l’indemnisation est prévu aux articles 2 à 6 de la loi susvisée. Contrairement au droit commun de la responsabilité civile, les victimes, y compris les conducteurs, ne peuvent se voir opposer la force majeure ou le fait d'un tiers (L. n° 85-677, art. 2). 

Concernant les causes d’exonération, la loi de 1985 opère une distinction entre les préjudices patrimoniaux résultant d’une atteinte aux biens et les préjudices corporels et entre les victimes conductrices et non conductrices : concernant l’hypothèse de l’espèce d’une victime non conductrice d’un préjudice corporel, le principe d’inopposabilité de la faute de la victime (Art 3, al. 1er) connaît deux exceptions :  la faute inexcusable ayant été la cause exclusive de l’accident (Art 3, al. 1er), sauf pour les victimes protégées (victimes de moins de 16 ans et de plus de 70 ans) ; la recherche volontaire du dommage subi (Ex : suicide), même pour les victimes protégées (Art 3, al. 3).

Le problème soulevé en l’espèce concernait la détermination de la faute inexcusable de la victime directe, cette notion n’ayant pas été précisée par le législateur. La Cour de cassation rappelle sa définition prétorienne : elle réside dans « la faute volontaire d’une exceptionnelle gravité exposant sans raison valable son auteur à un danger dont il aurait dû avoir conscience » (déjà, Ass. plén., 10 nov. 1995, n° 94-13.912). Conformément à l’objectif purement indemnitaire de cette loi, la Cour apprécie de matière restrictive cette cause d’exonération. 

Concernant l’hypothèse la plus fréquente du piéton-victime, la jurisprudence retient d’abord le caractère inexcusable de sa faute dans le cas où la victime a eu à franchir un obstacle matérialisant l’infraction, soit l’interdiction d’accès aux piétons ; ainsi, lorsque, sans aucune raison valable, elle s’est trouvée, au moment de l’accident, dans un lieu de grande circulation où « sa présence, radicalement bannie, était aussi inadmissible qu’imprévisible » (V. Jéol, concl. sous Ass. plén., 10 nov. 1995, n° 94-13.912). Dans le même sens, la faute inexcusable est caractérisée lorsque la victime a traversé, de nuit, une autoroute, malgré trois glissières de sécurité (Civ. 13 févr. 1991, n° 89-10.054). Même sans franchissement d’obstacles, l’extrême dangerosité du comportement de la victime peut suffire à caractériser sa faute inexcusable : ainsi le fait pour un piéton en état d’ébriété de s’être allongé au milieu d’une voie de circulation fréquentée et dépourvue d’éclairage public constitue une faute inexcusable (Civ. 2e, 28 mars 2013, n° 12-14.522). Une faute de même intensité a également pu être retenue s’agissant du piéton qui « se tenait debout à côté de sa voiture, stationnée en bon état de marche, sur un refuge où il se trouvait en sécurité, et qui s’est, sans raison valable connue, soudainement engagé à pied sur la chaussée de l’autoroute, à la sortie d’une courbe masquant la visibilité des véhicules arrivant sur les voies » (Civ. 2e, 28 mars 2019, n° 18-15.168). A contrario, la Cour de cassation a écarté la faute inexcusable de deux cyclistes mineurs empruntant la route départementale de nuit sans éclairage en raison du mauvais état de la piste cyclable (Civ. 2e, 28 mars 2019, nos 18-14.125 et 18-15.855). Tout est donc affaire de circonstances, bien que l’observation de la jurisprudence dans son ensemble oblige à reconnaître que la faute inexcusable de la victime relève davantage de la théorie que de la réalité juridique. Dans son appréciation in concreto du comportement de la victime, la Cour doit également prendre en compte le moyen de circulation ; or un skate-board a une vitesse de circulation qui place le skater désireux de freiner pour éviter l’accident dans une situation plus délicate que celle du piéton obligé de s’arrêter, ou d’un jogger qui, placé dans la même situation, serait également contraint d’interrompre sa course. En l’espèce, la cour d’appel avait néanmoins retenu un faisceau d’indices concordant à établir l’exceptionnelle gravité de la faute commise par la victime (absence de dispositif de freinage et de protection, vitesse excessive, haute fréquentation du lieu de circulation). Celle-ci est néanmoins écartée par la Haute juridiction. Il est vrai que le comportement de la victime avait été certainement imprudent, mais non d’une « exceptionnelle gravité », d’autant moins au regard de la jeunesse de son âge, rendant excusable ce qui ne le serait pas de la part d’un adulte. 

De plus, la loi requiert l’exclusivité du rôle causal de la faute inexcusable : outre son exceptionnelle gravité, la faute de la victime doit avoir été la cause unique de son accident, aucune autre cause ne devant y avoir participé. Ainsi, la faute du défendeur (la conductrice en l’espèce) ne doit-elle avoir joué aucun rôle causal dans l’accident mortel survenu (Civ. 2e, 19 janv. 1994, n° 92-13.804). En ce sens, l’article 1287 du projet de réforme de la responsabilité civile fait la distinction entre deux situations : la faute inexcusable prive la victime de tout droit à réparation si elle a été la cause exclusive de l’accident (al. 2) ; lorsque malgré son extrême gravité, elle n’est pas la cause exclusive de l’accident, la faute inexcusable commise par le conducteur du véhicule terrestre à moteur a pour seul effet de limiter son droit à réparation (al. 3).

Pour l’heure, la cause est entendue : piétons, cyclistes et skaters restent protégés de manière exceptionnelle.

Références :

■ Ass. plén., 19 juin 1981, n° 78-91.827 D.1981. 641, note C. Larroumet ; Projet de réforme de la responsabilité civile, mars 2017, art. 1256 

■ Ass. plén., 10 nov. 1995, n° 94-13.912 : D. 1995. 633, rapp. Y. Chartier ; RTD civ. 1996. 187, obs. P. Jourdain

■ Civ 2e. 13 févr. 1991, n° 89-10.054 : D. 1992. 208, obs. P. Couvrat et M. Massé

■ Civ. 2e, 28 mars 2013, n° 12-14.522 D. 2013. 907

■ Civ. 2e, 28 mars 2019, n° 18-15.168 : D. 2019. 695 ; ibid. 2020. 40, obs. P. Brun, O. Gout et C. Quézel-Ambrunaz

■ Civ. 2e, 28 mars 2019, nos 18-14.125 et 18-15.855 : D. 2019. 695 ; ibid. 2020. 40, obs. P. Brun, O. Gout et C. Quézel-Ambrunaz

■ Civ. 2e, 19 janv. 1994, n° 92-13.804

 

Auteur :Merryl Hervieu

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