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[ 25 avril 2023 ] Imprimer

Libertés fondamentales - droits de l'homme

Action en diffamation et acquisition de la prescription en cours d’instance d’appel

La prescription, prévue à l’article 65 alinéa 1er de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, acquise en cours d’instance d’appel par un renvoi à une date tardive par le juge, ne constitue pas une violation du droit à l’accès à un juge (art. 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales).

CEDH 30 mars 2023, Diémert c/ France, req. n° 71244/17

Le requérant est un magistrat de l’ordre administratif. Suite à des propos le mentionnant, prononcés en cours de séance par un représentant de l’Assemblée de la Polynésie française, il fait citer celui-ci devant le juge pénal pour diffamation. Se constituant partie civile, il demande à être indemnisé.

Notons, au préalable, que la diffamation fait l’objet d’un régime de prescription particulier en vertu de la loi sur la liberté de la presse. En effet, l’article 65 de la loi du 29 juillet 1881 instaure une prescription de trois mois. Ce délai est porté à un an, en vertu de l’article 65-3, si l’acte diffamatoire comporte des motifs racistes, sexistes, homophobes ou à l’encontre de personnes handicapées. Tel n’est pas le cas en l’espèce, le délai applicable est donc de trois mois. Le requérant a effectivement agi avant l’échéance des trois mois.

Le délai peut être interrompu ou suspendu. Il est essentiel de distinguer ces termes. Premièrement, la suspension est l’arrêt temporaire du cours du délai : celui-ci est « mis en pause ». La suspension est rare, elle n’est acquise que lorsqu’un « obstacle de fait ou de droit » met la partie poursuivante dans l’impossibilité d’agir (Crim. 17 déc. 2013, n° 12-86.393).

L’interruption est la remise à zéro du délai. Elle peut résulter d’une multitude d’actes de procédure. En l’occurrence, le délai a été interrompu une première fois lors de l’introduction de l’instance (v. Crim. 30 mai 2007, n° 06-86.256). Par la suite, le juge lors d’une audience le 9 octobre 2014 a ordonné un renvoi au 12 février 2015. Selon une jurisprudence constante de la Cour de cassation, le renvoi prononcé contradictoirement et figurant sur les notes d’audience entraîne l’interruption du délai (Crim. 28 nov. 2006, nos 01-87.169 et 05-85.085). La prescription sera donc acquise trois mois après le renvoi ordonné en octobre 2014.

Or, l’audience de renvoi a eu lieu après l’échéance de ce délai de trois mois, soit le 12 février 2015. Dans ce cas de figure, la partie civile dispose d’un outil pour éviter la prescription : elle peut elle-même citer le prévenu devant le tribunal répressif et ainsi interrompre la prescription (Crim. 11 avril 2011, n° 11-83.916). En l’occurrence, le requérant n’ayant pas fait usage de cette faculté, la prescription a été acquise et constatée. Le requérant a interjeté appel et s’est pourvu en cassation sans succès.

Il a, par la suite, saisi la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), qui examine l’affaire sous l’angle de l’article 6 §1 de la Convention (droit d’être entendu par un tribunal). La Cour européenne constate que la prescription a eu un effet restrictif sur ce droit (§ 36), mais rappelle également que ce droit peut faire l’objet de limitations et que les États membres jouissent d’une certaine marge d’appréciation. Néanmoins, l’accès à un tribunal doit être « concret et effectif » et non « théorique et illusoire », soit ne pas porter une atteinte à la « substance même » de ce droit (§ 33 ; CEDH, 4 déc. 1995, Bellet c/ France, req. n°23805/94, § 36 et 38).

Une restriction peut être justifiée si elle répond à deux critères cumulatifs selon la jurisprudence de la Cour : elle doit poursuivre un but légitime, et être proportionnée à celui-ci (v. CEDH, gr. ch., 21 juin 2016, Naït-Liman c/ Suisse, req. n° 51357/07, § 115). Concernant le premier critère, la Cour de Strasbourg constate deux buts légitimes : la bonne administration de la justice et la protection de la liberté d’expression (§ 37). 

L’analyse de la CEDH se poursuit par l’examen de la proportionnalité. Celle-ci est effectuée en portant une attention particulière à trois éléments : si la restriction était prévisible (i), si le requérant ou l’État doit supporter la conséquence des erreurs procédurales (ii) et si la restriction témoigne d’un formalisme excessif (iii) (§ 34). Concernant le premier, la Cour constate que la restriction était prévisible, étant fondée sur une jurisprudence claire, accessible et bien établie (§ 39). La Cour européenne souligne toutefois que la jurisprudence française fait peser sur la partie civile une « responsabilité lourde de conséquences » (ibid.). En effet, il est à charge de la partie civile de surveiller le bon déroulement de la procédure en considération du délai de prescription (Crim. 11 avril 2011, n° 11-83.916 précité). Sur la question du formalisme excessif, la Cour de Strasbourg note que « les délais […] de prescription figurent parmi les restrictions légitimes au droit à un tribunal » (§ 40). 

Demeure la question de savoir qui doit supporter les conséquences de l’erreur de procédure. Pour ce faire, la CEDH s’aligne sur la méthodologie de l’arrêt de Grande Chambre Zubac c/ Croatie (CEDH, gr. ch., 5 avr. 2018, req. n° 40160/12, § 93 à 95). Elle tient compte de « toutes les circonstances de l’affaire » (§ 44) en portant une particulière attention à trois critères. Premièrement, si le requérant a agi avec la diligence requise en étant assisté d’un avocat ; deuxièmement, si les erreurs auraient pu être initialement évitées, et finalement si ces erreurs sont imputables aux autorités nationales ou au requérant (ibid.).

En l’espèce, le requérant était assisté par un avocat spécialisé en droit pénal. Il est, également, lui-même un professionnel du droit (§ 45). Concernant l’imputabilité de l’erreur, la Cour note que la partie civile n’a pas cité le prévenu à comparaître, formalité « simple et accessible » qui aurait évité la prescription (§ 47). Le requérant n’a pas non plus présenté d’observations au juge sur le fait que la date de renvoi entraînerait la prescription (ibid.).

Sur le premier critère, la CEDH constate que le requérant était assisté par un avocat spécialisé en droit pénal, et est, lui-même, un professionnel du droit (§ 45). Or, la partie civile n’a pas présenté d’observations sur la demande de renvoi, ni cité le prévenu à comparaître ce qui constitue, selon la Cour de Strasbourg, une formalité « simple et accessible » (§ 47) qui aurait évité la prescription. Cependant, la Cour constate également un « dysfonctionnement du service public de la justice » (§ 42) : le juge national ne pouvait ignorer qu’un renvoi à plus de trois mois entraînerait la prescription. Le juge et le requérant ont tous deux, contribués à l’acquisition de la prescription (§ 44).

La Cour européenne des droits de l’homme souligne que « les droits procéduraux et obligations procédurales vont normalement de pair […] les parties sont tenues d’accomplir avec diligence des actes de procédure » (§ 47). En conséquence, considérant les circonstances de l’espèce, la Cour conclut qu’en dépit de la « négligence » du juge national, « le requérant n’a pas eu à supporter une charge procédurale excessive » (§ 48). 

Dans les circonstances de l’espèce, les juridictions internes n’ont ni porté une atteinte disproportionnée au droit d’accès à un juge, ni à la substance de ce droit (§ 48).

La cour conclut à la non-violation de l’article 6 §1 à cinq voix contre deux. Est joint à l’arrêt l’opinion dissidente commune des deux juges en opposition aux conclusions de la Cour.

Références :

Crim. 17 déc. 2013, n° 12-86.393 Légipresse 2014. 203 et les obs.

Crim. 30 mai 2007, n° 06-86.256  P

Crim. 28 nov. 2006, nos 01-87.169 et 05-85.085 P AJ pénal 2007. 86, obs. G. Royer.

Crim. 11 avril 2011, n°11-83.916 D. 2013. 457, obs. E. Dreyer.

CEDH 4 déc. 1995, Bellet c/ France, req. n° 23805/94 : AJDA 1996. 376, chron. J.-F. Flauss ; D. 1996. 357, note M. Collin-Demumieux ; ibid. 1997. 205, obs. S. Perez ; RFDA 1996. 561, note M. Dreifuss ; RTD civ. 1996. 509, obs. J.-P. Marguénaud.

CEDH, gr. ch., 21 juin 2016, Naït-Liman c/ Suisse, req. n° 51357/07 : D. 2017. 1011, obs. H. Gaudemet-Tallon et F. Jault-Seseke ; RSC 2016. 587, obs. J.-P. Marguénaud.

CEDH, gr. ch., 5 avr. 2018, Zubac c/ Croatie, req. n° 40160/12

 

Auteur :Egehan Nalbant

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