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Droit de la responsabilité civile
Action en responsabilité consécutive à un autre litige : quel point de départ du délai de prescription ?
La Cour de cassation précise les solutions applicables au point de départ du délai de prescription d’une action en responsabilité consécutive à un autre litige en distinguant selon que cette action vise à réparer un préjudice dont l’existence est en lien avec une première action en justice ou qu’au contraire, c’est le même dommage qu’il s’agit de réparer dans les deux procédures.
Ch. mixte, 19 juill. 2024, n° 20-23.527 et n° 22-18.729
La chambre mixte de la Cour de cassation devait se prononcer sur le point de départ de la prescription d’une action en responsabilité civile lorsque cette action vise à réparer un dommage dont l’existence est elle-même débattue dans une autre procédure. S’agit-il d’un point de départ unique en toute hypothèse ou au contraire variable en fonction de la nature du litige ? À cette question débattue en jurisprudence, la chambre mixte répond en optant pour la seconde branche de l’alternative.
Dans la première espèce (20-23.527), des parents avaient, en 1998, cédé des actions à leurs enfants. Les actes de cession avaient été établis par un notaire. Par la suite, les enfants avaient à leur tour donné ces titres à leurs propres enfants. En 2001, l’administration fiscale a estimé que ces actes avaient pour but d'échapper à l'impôt : elle a donc procédé à un redressement fiscal et réclamé de l’argent aux enfants. En 2013, les enfants ont en conséquence assigné leur notaire en responsabilité pour manquement à son obligation de conseil et de mise en garde. En application de l’article 2224 du Code civil, qui prévoit que le délai de prescription commence à courir dès l’instant où la personne a connaissance ou devrait avoir connaissance des faits qui la rendent légitime à engager une action en justice, la cour d’appel considéra que les enfants n’étaient plus dans les temps pour agir en justice contre le notaire, les juges du fond ayant fixé le point de départ de la prescription de leur action à la date de la notification par l’administration fiscale de l’avis de mise en recouvrement. Les enfants ont alors formé un pourvoi en cassation, posant à la Cour la question de savoir si le délai dont dispose un client soumis à un redressement fiscal pour engager la responsabilité de son notaire court à compter de la date à laquelle il a été informé par l’administration fiscale de la mise en recouvrement des sommes qu’il doit à l’État, ou de la date à laquelle la justice a rejeté définitivement toute contestation du redressement fiscal.
Dans la seconde espèce (22-18.729), un notaire avait, en 2006, été chargé de régler une succession. Les héritiers avaient fait le choix d’établir une convention de partage amiable, sous le contrôle de leurs avocats. En 2010, le conjoint survivant, insatisfait du partage, estima que le notaire n’avait pas rempli son devoir d'information et de conseil. Il a donc engagé contre le notaire une action en responsabilité. En 2016, le notaire a été définitivement condamné à verser des dommages et intérêts au conjoint survivant. Cependant, le notaire estima que l’avocat ayant assisté le conjoint survivant était pour partie responsable du dommage subi par leur client commun. En 2017, le notaire a donc assigné l’avocat en responsabilité. Toujours en application de l’article 2224 précité, le juge a considéré que le notaire n’était plus dans les temps pour agir en justice contre l’avocat. Le notaire s’est par la suite pourvu en cassation, posant à la Cour la question de savoir si le délai dont dispose le notaire pour agir en justice contre un avocat, qui serait lui aussi responsable du dommage subi par leur client, court à compter de la date à laquelle le notaire apprend que son client le poursuit en justice, ou bien de la date à laquelle le notaire est définitivement condamné à réparer le dommage qu’il a causé à son client.
À l’effet de préciser les solutions applicables, la chambre mixte établit une distinction et décide que le point de départ du délai de prescription d’une action en responsabilité consécutive à un autre litige varie selon qu’il s’agit de réparer un préjudice dont l’existence est en lien avec une première action en justice ou qu’au contraire, c’est le même dommage qu’il s’agit de réparer dans les deux procédures.
La première situation correspond à l’hypothèse suivante : une personne demande l’indemnisation d’un préjudice, mais l’existence de ce préjudice dépend du fait qu’elle soit condamnée dans une autre procédure. La règle de prescription posée par la chambre mixte conduit à retenir que pour agir en indemnisation de son préjudice, cette personne dispose d’un délai qui commence à courir à compter de sa condamnation définitive. Rappelons à ce titre que lorsque le dommage invoqué par une partie dépend d'une procédure contentieuse l'opposant à un tiers, la Cour de cassation retient qu'il ne se manifeste qu'au jour où cette partie est condamnée par une décision passée en force de chose jugée (Civ. 1re, 9 sept. 2020, n° 18-26.390 ; Civ. 1re, 9 mars 2022, n° 20-15.012 ; Civ. 1re, 29 juin 2022, n° 21-14.633) ou devenue irrévocable (Civ. 2e, 3 mai 2018, n° 17-17.527) et que, son droit n'étant pas né avant cette date, la prescription de son action ne court qu'à compter de cette décision. C’est ainsi qu’en matière fiscale, il est jugé que le préjudice n'est pas réalisé et que la prescription n'a pas couru tant que le sort des réclamations contentieuses n'est pas définitivement connu ou que le dommage résultant d'un redressement n'est réalisé qu'à la date à laquelle le recours est rejeté par le juge de l'impôt (Com. 3 mars 2021, n° 18-19.259 ; Civ. 1re, 29 juin 2022, n° 21-10.720 ; Com. 9 nov. 2022, n° 21-10.632).
Cette situation correspond à la première affaire rapportée : la famille soumise à un redressement fiscal devait engager la responsabilité de son notaire dans un délai qui courant à compter de la date à laquelle la justice a définitivement validé le redressement fiscal. La décision de cour d’appel ayant retenu pour point de départ de la prescription de l’action contre le notaire la notification de l’avis de mise en recouvrement est donc censurée. La cour d’appel de renvoi devra en conséquence de ce nouveau point de départ, fixé en faveur de ceux qui ont été condamnés au redressement fiscal, apprécier s’ils étaient encore dans les temps pour agir en justice contre le notaire qui les a conseillés.
La seconde situation correspond à l’hypothèse distincte suivante : une personne est susceptible d’être condamnée à indemniser un préjudice dont elle n’est pas la seule responsable. La règle de prescription dégagée pour ce cas par la chambre mixte consiste à fixer le point de départ du délai pour agir contre les coauteurs du dommage au jour auquel une action en justice est engagée contre elle, soit à la date de son assignation. L’assignation lui ayant été délivrée, même en référé, avait déjà été retenue comme point de départ de la prescription applicable au recours d'une personne assignée en responsabilité contre un tiers qu'il estime coauteur du même dommage : ainsi du recours d'un constructeur, assigné en responsabilité par le maître de l'ouvrage, contre un autre constructeur ou son sous-traitant (Civ. 3e, 14 déc. 2022, n° 21-21.305) ; de même pour la prescription biennale de l'action récursoire en garantie des vices cachés, courant à compter de l'assignation (Ch. mixte, 21 juill. 2023, n° 20-10.763 et n° 21-19.936). Une limite est toutefois apportée par la chambre mixte : ce délai ne commence pas à courir si cette personne rapporte la preuve qu’elle n’était pas en mesure de savoir qui étaient les autres responsables.
Cette situation correspond à la seconde affaire rapportée : le délai dont dispose le notaire pour agir en justice contre l’avocat qui serait lui aussi responsable du dommage subi par leur client commun court à compter de la date à laquelle le notaire apprend que son client le poursuit en justice. Le pourvoi en l’espèce formé par le notaire est donc rejeté : Il est définitivement jugé que ce dernier n’était plus dans les temps pour agir en justice contre l’avocat.
Cette différence de solutions s'explique par la nature respective des actions.
Les premières sont des actions principales en responsabilité tendant à l'indemnisation du préjudice subi par le demandeur, né de la reconnaissance d'un droit contesté au profit d'un tiers. Seule la décision juridictionnelle devenue irrévocable établissant ce droit met l'intéressé en mesure d'exercer l'action en réparation du préjudice qui en résulte. Il s'en déduit que cette décision constitue le point de départ de la prescription.
Les secondes sont des actions récursoires tendant à obtenir la garantie d'une condamnation prononcée ou susceptible de l'être en faveur d'un tiers victime. De telles actions sont fondées sur un préjudice unique causé à ce tiers par une pluralité de faits générateurs susceptibles d'être imputés à différents coresponsables. Or, une personne assignée en responsabilité civile a connaissance, dès l'assignation, des faits lui permettant d'agir contre celui qu'elle estime responsable en tout ou partie de ce même dommage, sauf si elle établit qu'elle n'était pas, à cette date, en mesure d'identifier ce responsable.
En toutes hypothèses, ces deux solutions ont pour but de favoriser une gestion plus rationnelle des procédures en limitant, s’agissant du premier cas de figure, le risque d’actions en justice prématurées, et en permettant, dans le second cas de figure, le traitement de l’ensemble du litige lors d’un même procès.
Références :
■ Civ. 1re, 9 sept. 2020, n° 18-26.390 : D. 2020. 2160, note A. Tani ; ibid. 2021. 310, obs. R. Boffa et M. Mekki ; AJDI 2021. 301, obs. F. Cohet ; RTD civ. 2020. 899, obs. P. Jourdain
■ Civ. 1re, 9 mars 2022, n° 20-15.012
■ Civ. 1re, 29 juin 2022, n° 21-14.633
■ Civ. 2e, 3 mai 2018, n° 17-17.527
■ Com. 3 mars 2021, n° 18-19.259
■ Civ. 1re, 29 juin 2022, n° 21-10.720 : D. 2022. 1310
■ Com. 9 nov. 2022, n° 21-10.632
■ Civ. 3e, 14 déc. 2022, n° 21-21.305 : D. 2023. 8 ; RDI 2023. 190, obs. C. Charbonneau
■ Ch. mixte, 21 juill. 2023, n° 20-10.763 et n° 21-19.936 : D. 2023. 1728, note T. Genicon ; AJDI 2023. 788, obs. D. Houtcieff ; RDI 2023. 539, obs. C. Charbonneau et J.-P. Tricoire ; RTD civ. 2023. 638, obs. H. Barbier ; ibid. 914, obs. P.-Y. Gautier ; RTD com. 2023. 714, obs. B. Bouloc
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