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Droit des obligations
Administration de la preuve : confirmation de la subsidiarité de l’action de in rem verso
L’enrichissement sans cause ne peut être invoqué pour suppléer aux carences d’un plaideur dans l’administration de la preuve de son action principale.
Civ. 1re, 10 janv. 2024, n° 22-10.278
Enrichissement injustifié ou « sans cause » - Dans le domaine des quasi-contrats, la jurisprudence rendue est peu abondante. Sous la réserve des partages judiciaires, il est vrai que la matière ne donne lieu qu’à un faible contentieux. Aussi, l’arrêt rendu le 10 janvier dernier à propos de l’enrichissement injustifié ou, pour reprendre l’ancienne terminologie, « sans cause », publié à la fois au Bulletin et aux très sélectives Lettres de chambre, mérite à l’évidence d’être rapporté.
L’enrichissement injustifié, ou sans cause, est un quasi-contrat d’origine initialement prétorienne. Inconnu du Code civil jusqu’à l’ordonnance du 10 février 2016, celui-ci fut créé par la Cour de cassation à la fin du XIXè siècle pour permettre, au nom d’un principe d’équité, de sanctionner l’enrichissement injuste obtenu par un sujet de droit au détriment d’un autre.
Le point de départ de cette création est un arrêt de la chambre des requêtes du 15 juin 1982, l’arrêt Boudier (Req. 15 juin 1892, GAJC, vol. 2, n° 241). En l’espèce, un marchand d’engrais impayé intenta une action contre le propriétaire d’un fonds à qui le fermier, acheteur de l’engrais, avait abandonné les récoltes. Il fut admis à agir en remboursement sur la base d’une action de in rem verso. Selon la Cour de cassation, « cette action dérivant du principe d’équité qui défend de s’enrichir au détriment d’autrui et n’ayant été réglementée par aucun texte de nos lois, son exercice n’est soumis à aucune condition déterminée ; (…) il suffit, pour la rendre recevable, que le demandeur allègue et offre d’établir l’existence d’un avantage qu’il aurait, par un sacrifice ou un fait personnel, procuré à celui contre lequel il agit ». Fondateur, cet arrêt s’est révélé d’une importance capitale. La généralité de ses termes a toutefois pu inquiéter. En effet, en affirmant que l’action de in rem verso n’était soumise à aucune condition déterminée, il risquait de transformer l’enrichissement sans cause, selon l’expression de J. Flour, en « une machine à faire sauter le droit ». La jurisprudence ultérieure a donc dû poser des limites, en imposant notamment le caractère subsidiaire de l’action. C’est au rappel de ce principe de subsidiarité de l’action de in rem verso que procède l’arrêt sous commentaire.
À l’origine du pourvoi formé devant la première chambre civile, un partage judiciaire entre des anciens époux jadis mariés sous le régime de la séparation de biens. Au cours de la procédure de partage, l’épouse ajouta à sa demande principale fondée sur l’existence d’un prêt, en cause d’appel, une demande subsidiaire appuyée sur l’enrichissement sans cause qu’elle n’avait pu présenter en première instance en raison de l’indivisibilité du partage. La cour d’appel refusa de faire droit à sa demande au motif que l’absence de preuve d’une obligation de restitution ne pouvait être contournée par une demande fondée pour suppléer cette carence sur l’enrichissement sans cause. Le pourvoi formé par la demanderesse est rejeté en ces termes : « Ayant constaté que Mme [B] n’apportait pas la preuve du contrat de prêt qui constituait le fondement de son action principale, la cour d’appel en a exactement déduit qu’elle ne pouvait pallier sa carence dans l’administration de cette preuve par l’exercice subsidiaire d’une action au titre de l’enrichissement sans cause ».
Principe de subsidiarité de l’action de in rem verso- Acquis, le principe ici rappelé de subsidiarité de l’action de in rem verso fut posé par un arrêt de la Cour de cassation du 2 mars 1915, selon lequel « l’action de in rem verso ne doit être admise que dans les cas où le patrimoine d’une personne se trouvant, sans cause légitime, enrichi au détriment d’une autre personne, celle-ci ne jouirait, pour obtenir ce qui lui est dû, d’aucune action naissant d’un contrat, d’un quasi-contrat, d’un délit ou d’un quasi-délit » (Civ. 2 mars 1915, GAJC, vol. 2, n° 242). Cette solution jurisprudentielle est entérinée par l’article 1303-3 du Code civil selon lequel « (l)’appauvri n’a pas d’action sur ce fondement lorsqu’une autre action lui est ouverte ou se heurte à un obstacle de droit, tel que la prescription ». L’interdiction se comprend à l’aune du risque que cette action soit exercée à mauvais escient : les règles de l’enrichissement sans cause ne doivent pas pouvoir être exploitées en sorte de contourner les actions spécialement prévues par la loi ou par la jurisprudence. L’action de in rem verso ne peut donc être intentée qu’en l’absence de toute autre action ouverte au demandeur. Aucun autre moyen ne doit permettre à l’appauvri d’obtenir la compensation de son appauvrissement. Si ce principe de subsidiarité de l’action est acquis, son interprétation laisse toutefois encore subsister quelques difficultés.
Interprétation(s) du principe de subsidiarité - Craignant les excès auxquels pouvait conduire une large admission de l’action de in rem verso, la jurisprudence traditionnelle interprétait strictement son caractère subsidiaire. Ainsi l’action était-elle rejetée chaque fois que le demandeur disposait, même en théorie, d’une action susceptible de faire valoir ses droits, peu important qu’elle ne puisse pas, dans l’espèce envisagée, être concrètement exercée. Dès lors, l’action de in rem verso ne pouvait être utilisée pour suppléer une action que le demandeur ne pouvait intenter « par suite d’une prescription, d’une déchéance ou forclusion ou par l’effet de l’autorité de la chose jugée ou parce qu’il ne peut apporter une preuve qu’elle exige ou pour tout autre obstacle de droit » (Civ. 3e, 29 avr. 1971, n° 70-10.826). Particulièrement sévère, cette solution aboutissait à faire de l’enrichissement sans cause un quasi-contrat d’application résiduelle. Raison pour laquelle à la fin des années quatre-vingt, la jurisprudence a assoupli sa conception du principe de subsidiarité de l’action de in rem verso. Notamment, elle a fini par admettre son exercice chaque fois que le demandeur se trouvait dans l’impossibilité concrète, et non plus seulement théorique, d’intenter une autre action pour obtenir la compensation de son appauvrissement. Dans cette approche, l’action de in rem verso permet de suppléer l’irrecevabilité d’une action spécialement offerte par le législateur, mais dont les conditions ne seraient pas réunies dans l’hypothèse envisagée (Civ. 1re, 14 mars 1995, n ° 93-13.410 , admettant l’action de in rem verso au profit du conjoint du descendant d’un descendant agricole n’étant pas titulaire d’un droit propre pour prétendre à une créance de salaire différé, l’indemnisation devant lui être reconnue sur ce fondement, faute pour lui de disposer d’une autre action ; v. dans le même sens, Civ. 1re, 4 mai 2017, n° 16-15.563). L’ordonnance du 10 février 2016 ne prend pas clairement position sur ce point, bien que l’exclusion de l’action fondée sur l’enrichissement injustifié « lorsqu’une autre action lui est ouverte » semble corroborer l’interprétation large retenue par la jurisprudence récente. Si les conditions d’une action de in rem verso ne sont pas réunies dans le cas d’espèce considéré, il paraît en effet difficile de considérer que l’action est « ouverte » (v. S. Porchy-Simon, Droit des obligations, Dalloz, 2024, 16e éd., n° 1054, pp. 536-537)
Application du principe en cas de carence dans l’administration de la preuve – Si la subsidiarité de l’action de in rem verso a été assouplie, elle conserve toutefois sa valeur de principe. La Cour de cassation rappelle ainsi régulièrement que l’enrichissement sans cause ne saurait être invoqué pour suppléer aux carences d’un plaideur dans l’administration de la preuve (déjà, v. Civ. 1re, 2 avr. 2009, n° 08-10.742 : « Mais attendu qu’ayant constaté que M. Y… n’apportait pas la preuve du contrat de prêt qui constituait l’unique fondement de son action principale, la cour d’appel en a exactement déduit qu’il ne pouvait être admis à pallier sa carence dans l’administration d’une telle preuve par l’exercice d’une action fondée sur l’enrichissement sans cause »).
D’évidence confortée par l’ordonnance du 10 février 2016, cette solution est ici opportunément maintenue par la Cour, étant précisé que cette carence dans l’administration de la preuve de l’action principale du demandeur recouvre les deux hypothèses désormais attachées à la subsidiarité telles qu’elles résultent à la fois de la jurisprudence antérieure à la réforme et du nouvel article 1303-3 du Code civil, soit celle d’une action ouverte ou d’un obstacle de droit.
Références :
■ Req. 15 juin 1892, GAJC, vol. 2, n° 241
■ Civ. 2 mars 1915, GAJC, vol. 2, n° 242
■ Civ. 3e, 29 avr. 1971, n° 70-10.826
■ Civ. 1re, 14 mars 1995, n ° 93-13.410 : D. 1996. 137, note V. Barabé-Bouchard ; ibid. 127, obs. E.-N. Martine ; RTD civ. 1996. 160, obs. J. Mestre ; ibid. 215, obs. J. Patarin
■ Civ. 1re, 4 mai 2017, n° 16-15.563 : D. 2017. 1591, note A. Gouëzel
■ Civ. 1re, 2 avr. 2009, n° 08-10.742 : D. 2009. 1088 ; ibid. 2058, chron. P. Chauvin, N. Auroy et C. Creton ; RTD civ. 2009. 321, obs. B. Fages
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