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[ 7 octobre 2021 ] Imprimer

Droit pénal général

Affaire Lafarge, Acte 1 : Financement d’entreprise terroriste

Pour que les faits incriminés à l’article 421-2-2 du Code pénal soient susceptibles d’être établis, il suffit que l’auteur du financement sache que les fonds fournis sont destinés à être utilisés par l’entreprise terroriste en vue de commettre un acte terroriste, que cet acte survienne ou non, peu important en outre qu’il n’ait pas l’intention de voir les fonds utilisés à cette fin. 

L’infraction de financement d’entreprise terroriste n’est pas susceptible de provoquer directement un dommage. Il en résulte qu’une association de victimes de terrorisme, agréée au titre de l’article 2-9 du Code de procédure pénale, n’a pas qualité à exercer les droits de la partie civile, faute pour les victimes regroupées en son sein de pouvoir être regardées comme ayant pu subir un préjudice direct à raison de tels faits.

Crim. 7 sept. 2021, n° 19-87.367, n° 19-87.376, n° 19-87.662 et n° 19-87.036

Par deux arrêts rendus le même jour, la chambre criminelle de la Cour de cassation s’est prononcée dans le cadre des poursuites menées à l’encontre de la société Lafarge et de ses principaux dirigeants. Dans ces décisions, les juges du quai de l’Horloge reviennent notamment sur les infractions de financement d’entreprise terroriste, complicité de crimes contre l’humanité et risques causés à autrui.

La société Lafarge SA, de droit français, a fait construire une cimenterie près de Jalabiya (Syrie), mise en service en 2010. Cette cimenterie est détenue et était exploitée par une de ses sous-filiales, la société LCS, de droit syrien, détenue à plus de 98 % par la société mère. Entre 2012 et 2015, le territoire sur lequel se trouve la cimenterie a fait l’objet de combats et d’occupations par différents groupes armés, dont l’organisation dite État islamique (EI). Pendant cette période, les salariés syriens de la société LCS ont poursuivi leur travail, permettant le fonctionnement de l’usine, tandis que l’encadrement de nationalité étrangère a été évacué en Égypte dès 2012, d’où il continuait d’organiser l’activité de la cimenterie. La société LCS a versé des sommes d’argent, par l’intermédiaire de diverses personnes, à différentes factions armées qui ont successivement contrôlé la région et étaient en mesure de compromettre l’activité de la cimenterie. Celle-ci a été finalement évacuée en urgence au cours du mois de septembre 2014, peu avant que l’EI ne s’en empare.

En novembre 2016, les associations Sherpa et European Center for Constitutional and Human Rights (ECCHR), ainsi que onze employés syriens de la société LCS, ont porté plainte et se sont constitués partie civile auprès du juge d’instruction des chefs, notamment, de financement d’entreprise terroriste, de complicité de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, d’exploitation abusive du travail d’autrui et de mise en danger de la vie d’autrui. Le ministère public, en juin 2017, a requis le juge d’instruction d’informer sur les faits notamment de financement d’entreprise terroriste, de soumission de plusieurs personnes à des conditions de travail incompatibles avec la dignité humaine et de mise en danger de la vie d’autrui. Le directeur sûreté du groupe Lafarge de 2008 à 2015, le directeur général de la société LCS de juillet 2014 à août 2016 et le président directeur général de la société Lafarge de 2007 à 2015 ont été mis en examen. La société Lafarge a été mise en examen en juin 2018 des chefs, notamment, de complicité de crimes contre l’humanité, financement d’entreprise terroriste, et mise en danger de la vie d’autrui.

En janvier 2018, l’association Life for Paris, créée à la suite des attentats du 13 novembre 2015 à Paris par les victimes et leurs familles, s’est constituée partie civile dans le cadre de cette information. L’ordonnance de recevabilité de la constitution de partie civile du juge d’instruction a été infirmée en appel. Parallèlement, les mis en cause ont tous saisi la chambre de l’instruction pour statuer notamment sur la nullité de leur mise en examen. Sur ce point, la chambre de l’instruction a annulé la mise en examen du directeur sûreté du groupe pour mise en danger de la vie d’autrui et celle de la société Lafarge pour les faits de complicité de crimes contre l’humanité. En revanche, les juges ont rejeté la demande d’annulation de la mise en examen de la société Lafarge des chefs de mise en danger de la vie d’autrui et de financement de terrorisme. 

Les décisions de la chambre criminelle permettent de revenir sur deux éléments de l’infraction de financement de terrorisme : ses éléments constitutifs d’abord, l’action civile des associations ensuite.

■ Éléments constitutifs de l’infraction de financement du terrorisme 

L’infraction de financement de terrorisme réprimée à l'article 421-2-2 du Code pénal, introduite par la loi n° 2001-1062 du 15 novembre 2001 relative à la sécurité quotidienne de manière provisoire, et pérennisée par la loi n° 2003-239 du 18 mars 2003 pour la sécurité intérieure, se définit comme le fait « de financer une entreprise terroriste en fournissant, en réunissant ou en gérant des fonds, des valeurs ou des biens quelconques ou en donnant des conseils à cette fin, dans l'intention de voir ces fonds, valeurs ou biens utilisés ou en sachant qu'ils sont destinés à être utilisés, en tout ou partie, en vue de commettre l'un quelconque des actes de terrorisme prévus au présent chapitre, indépendamment de la survenance éventuelle d'un tel acte ».

Infraction « formelle, voire obstacle » (Y. Mayaud, rép. Pén, V° terrorisme), le comportement matériel est largement défini et permet d'atteindre toutes les personnes apportant une « logistique de financement à un acte de terrorisme » (Y. Mayaud, préc.). L’élément moral réside soit dans l’adhésion à des actes de terrorisme soit dans la connaissance d’une telle utilisation, indépendamment de toute adhésion au projet terroriste. La chambre criminelle énonce en ce sens qu’« il résulte des dispositions de l’article 421-2-2 du Code pénal qu’il suffit pour que les faits soient susceptibles d’être établis que l’auteur du financement sache que les fonds fournis sont destinés à être utilisés par l’entreprise terroriste en vue de commettre un acte terroriste, que cet acte survienne ou non, peu important en outre qu’il n’ait pas l’intention de voir les fonds utilisés à cette fin ». La caractérisation de ces éléments relève de l’appréciation des juges du fond. Tel est le cas en l’espèce pour la chambre de l’instruction qui, pour refuser d’annuler la mise en examen de la société, retient plusieurs éléments parmi lesquels des paiements effectués à hauteur de 15 562 261 dollars américains au moyen de la trésorerie de la société LCS, par le truchement d’intermédiaires, dont en particulier un homme d’affaires de nationalité syrienne, auprès des groupes armés qui ont successivement pris le contrôle de la région où se déroulait l'activité de la société LCS dont l’EI. Par ailleurs, la chambre de l’instruction retient encore que le caractère terroriste de l’EI ne pouvait être ignoré de la société Lafarge. Deux éléments en témoignent. D’abord, la société Lafarge, qui était informée de la situation en Syrie au travers des comptes rendus des réunions hebdomadaires du comité de sûreté pour la Syrie, a eu connaissance des éléments suivants, évoqués lors de la réunion du 12 septembre 2013 : « la présence de ces groupes islamistes constitue pour nous une menace (...), qu’il devient de plus en plus difficile d’opérer sans être amenés à négocier directement ou indirectement avec ces réseaux classés terroristes par les organisations internationales et les États-Unis ». Ensuite, la résolution 2170/2014 du 15 août 2014 du Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies vise bien, parmi les organisations terroristes à l’égard desquelles il proscrit tout soutien financier et tout échange commercial, l’EI.

■ Action civile des associations de victimes de terrorisme 

La loi n° 2016-731 du 3 juin 2016 a ouvert les portes du procès pénal aux associations de victimes de terrorisme. Ainsi au titre du second alinéa de l’article 2-9 du Code de procédure pénale, toute association régulièrement déclarée ayant pour objet statutaire la défense des victimes d'une infraction entrant dans le champ d'application du même article 706-16 du Code de procédure pénale et regroupant plusieurs de ces victimes peut, si elle a été agréée à cette fin, exercer les droits reconnus à la partie civile en ce qui concerne cette infraction lorsque l'action publique a été mise en mouvement par le ministère public ou la partie lésée. 

Cette disposition a pour objet de permettre aux associations créées ad hoc après un attentat de participer au procès pénal. Comme toutes les associations auxquelles le législateur a conféré le droit de se porter partie civile devant les juridictions répressives (C. pr. pén., art. 2-1 à 2-24), la recevabilité de leur constitution civile doit obéir aux conditions d’habilitation posées par les textes. L’article 2-9 du Code de procédure pénale exige cumulativement que l’association regroupe plusieurs victimes, qu’elle ait reçu un agrément et que son objet statutaire porte sur la défense des victimes d'une infraction entrant dans le champ d'application de l’article 706-16 du Code de procédure pénale, soit les actes de terrorisme incriminés par les articles 421-1 à 421-6 du Code pénal. 

En l’espèce, si la chambre de l’instruction a reconnu que l’ensemble de ces conditions posées était bien rempli par l’association Life for Paris, elle a néanmoins déclaré sa constitution irrecevable. En effet, l’article 2-9 exige que « l'action publique a été mise en mouvement par le ministère public ou la partie lésée », or en l’espèce les juges ont estimé « qu’il ne peut être considéré que l'action publique visant les faits de financement d’entreprise terroriste a été mise en mouvement par la partie lésée ou le ministère public ». Selon eux, si l'action publique a été mise en mouvement par une plainte assortie d'une constitution de partie civile déposée non seulement par les associations Sherpa et ECCHR mais aussi par des personnes physiques, il ressort de la plainte qu'aucune de ces personnes physiques n'invoque avoir subi un préjudice direct et personnel qui leur aurait été causé par les faits de financement d’entreprise terroriste. Par ailleurs, les constitutions de partie civiles de ces associations ont été déclarées irrecevables.

Le raisonnement ne pouvait prospérer. Néanmoins, un autre obstacle se dressait devant l’action de l’association. La chambre criminelle rejette ainsi dans un premier temps le raisonnement tenu par la chambre de l’instruction. Celle-ci ne pouvait pas retenir que l’action publique n’avait pas été mise en mouvement par le ministère public, alors que le réquisitoire du 9 juin 2017 avait valablement saisi le juge d’instruction des faits de financement d’entreprise terroriste, peu important que la constitution de partie civile des associations plaignantes fut ou non recevable. En effet, elle rappelle que « l'irrecevabilité de l'action civile portée devant le juge d'instruction conformément aux dispositions de l'article 85 du Code de procédure pénale ne saurait atteindre l'action publique, laquelle subsiste toute entière et prend sa source exclusivement dans les réquisitions du ministère public tendant après la communication prescrite par l'article 86 du même Code à ce qu'il soit informé par le juge d'instruction. Il n'en irait autrement que si la plainte de la victime était nécessaire pour mettre l'action publique en mouvement ». 

Si le raisonnement était faux, la chambre criminelle considère dans un second temps que c’est à bon droit que la chambre de l’instruction a déclaré la constitution de partie civile irrecevable, faute en réalité de qualité à agir. Selon la chambre criminelle, l’infraction de financement d’entreprise terroriste incriminée par l’article 421-2-2 du Code pénal n’est pas susceptible de provoquer directement un dommage. « Il en résulte que les victimes que l’association requérante regroupe ne peuvent être regardées comme ayant pu subir un préjudice direct à raison des faits de financement d’entreprise terroriste, seule infraction à caractère terroriste dont le juge d’instruction est saisi, en sorte que l’intéressée n’a pas qualité à exercer les droits de la partie civile dans ladite information ». La chambre criminelle invoque donc ici le caractère préventif de l’infraction pour dénier la qualité à agir à l’association des victimes créée à la suite des attentats de novembre 2015. 

La solution semble présenter un défaut. L’action des associations est limitée à une liste d’infractions déterminées par la loi, soit les infractions entrant dans le champ d'application de l’article 706-16 du Code de procédure pénale au sein duquel on retrouve le financement de terrorisme… Si l’intérêt à agir des associations agréées doit, à l’évidence, être interprété de façon stricte, sans doute aurait-il fallu dire clairement que chaque association créée après un évènement particulier a pour seul objet d’intervenir suite à celui-ci (et celui-ci seulement). Une association de victimes ne saurait se prévaloir d’un intérêt à agir dans toutes les procédures ouvertes pour l’une ou l’autre des qualifications terroristes. Il n’y a pas d’extension de l’intérêt à agir par aspiration, même si les faits présentent des analogies tenant notamment à l’implication des mêmes mouvances terroristes.

On rappellera néanmoins que toute action civile des associations en matière terroriste devant le juge pénal n’est pas exclue, et ce, pour l’ensemble des incriminations de l’article 706-16. En effet, le premier alinéa de l’article 2-9 du Code de procédure pénale permet à toute association régulièrement déclarée depuis au moins cinq ans qui se propose, par ses statuts, d'assister les victimes d'infractions d’exercer les droits reconnus à la partie civile en ce qui concerne les infractions entrant dans le champ d'application de l'article 706-16 lorsque l'action publique a été mise en mouvement par le ministère public ou la partie lésée. Dans une décision du 22 avril 2020, la chambre criminelle est venue préciser que l'article 2-9 ne subordonne pas la recevabilité de la constitution de partie civile d'une association à la nécessité d'assister une victime dans l'affaire dans laquelle l'action civile est exercée, mais seulement à l'objet statutaire de l'association, qui doit tendre à l'assistance des victimes d'infractions, et à la date de sa déclaration. La chambre de l'instruction méconnait les articles 2-9 et 706-16 en considérant que n'était pas démontrée l'existence possible d'un préjudice distinct de celui résultant d'une atteinte à l'intérêt général dont la protection ne relève que du ministère public, et prenant directement sa source dans les actes caractérisant les infractions de participation à une association de malfaiteurs en vue de préparer des actes de terrorisme (Crim. 22 avr. 2020, n° 19-81.273).

Référence :

■ Crim. 22 avr. 2020, n° 19-81.273 P: DAE, 28 mai 2020, note. Caroline Lacroix, D. actu. 23 juin 2020, obs. Diaz, D. 2020. 1036 ; JA 2020, n° 621, p. 14, obs. X. Delpech ; AJ pénal 2020. 369, obs. M. Lacaze ; RSC 2020. 699, obs. R. Parizot

 

Auteur :Caroline Lacroix

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