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[ 21 mars 2023 ] Imprimer

Libertés fondamentales - droits de l'homme

Affaire Luxleaks : l’atteinte à la liberté d’expression finalement reconnue

Après l’arrêt de chambre du 11 mai 2021 qui avait conclu à la non-violation de la Convention, la Grande chambre estime finalement que l’ingérence subie par le requérant, ancien salarié d’un cabinet d’audit condamné pour avoir divulgué des informations protégées, n’était pas nécessaire dans une société démocratique au sens de l’article 10 § 2. 

CEDH, gde ch., 14 févr. 2023, Halet c/ Luxembourg, n° 21884/18

Entre 2012 et 2014, plusieurs centaines de rescrits fiscaux et de déclarations fiscales établis par PricewaterhouseCoopers (PwC) furent publiés dans différents médias, mettant en lumière une pratique d’accords très avantageux passés par le cabinet d’audit et l’administration fiscale luxembourgeoise pour le compte de multinationales. Deux enquêtes internes permirent de révéler, pour la première, qu’un auditeur avait volé des données en octobre 2010, remises à un journaliste à l’été 2011, pour la seconde, d’identifier le requérant, lui-même employé de PwC, qui transmit des documents confidentiels (14 déclarations fiscales et 2 courriers d’accompagnement, soit 16 documents au total) au même journaliste entre octobre et décembre 2012, dont certains furent utilisés dans le cadre de l’émission de France 2 cash investigation diffusée le 10 juin 2013 avant d’être mis en ligne par une association internationale de journalistes d’investigation, opération dénommée « Luxleaks ».

Le journaliste, l’auditeur et le requérant furent poursuivis pour vol, accès frauduleux à un système de traitement ou de transmission automatisé de données, violation du secret d’affaires, violation du secret bancaire et blanchiment-détention. Le premier fut relaxé au titre de la cause de justification du journaliste responsable. Le second bénéficia du fait justificatif du lanceur d’alerte. Le troisième, en revanche, fut reconnu coupable et condamné à une amende de 1 000 euros (ainsi qu’à verser un euro symbolique à PwC). Il saisit alors la CEDH d’une requête fondée sur la violation de l’article 10 de la Convention qui garantit le droit à la liberté d’expression.

Sa requête fut jugée recevable mais la chambre saisie de son examen au fond estima que la Convention n’avait pas été enfreinte. Centrant son examen de la proportionnalité de l’ingérence sur le préjudice subi par l’employeur et la modicité de la sanction prononcée, celle-ci avait alors estimé, à cinq voix contre deux, que les juridictions nationales avaient ménagé un juste équilibre entre la nécessité de préserver les droits de l’employeur du requérant et la nécessité de préserver la liberté d’expression (sur cet arrêt, v. nos obs., Dalloz actualité, 20 mai 2021). Le 21 juin 2021, le requérant sollicita le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre au titre de l’article 43 de la Convention, ce qui fut accepté par le collège de cette dernière et conduisit à l’arrêt du 14 février 2023.

La Grande chambre était donc interrogée à son tour sur le point de savoir si, oui ou non, la condamnation pénale du requérant avait enfreint son droit à la liberté d’expression. Face à une ingérence à la fois prévue par la loi et poursuivant au moins un des buts légitimes visés à l’article 10 § 2 de la Convention (la protection de la réputation et des droits d’autrui), il lui fallait apprécier sa « nécessité dans une société démocratique ». La Cour commence par rappeler les principes généraux qui se dégagent de sa jurisprudence concernant l’exercice de la liberté d’expression dans le cadre des relations professionnelles, étant précisé que l’État a l’obligation positive de protéger le droit à la liberté d’expression même contre des atteintes provenant de personnes privées (§ 111 ; citant CEDH 12 sept. 2011, Palomo Sánchez et autres c/ Espagne [GC], n° 28955/06, § 59). Ainsi, une « protection spéciale » doit être accordée aux « fonctionnaires ou employés qui divulguent, en infraction des règles qui leur sont applicables, des informations confidentielles obtenues sur leur lieu de travail » (§ 112). C’est à ce titre que le « lanceur d’alerte » est spécialement protégé, dans les conditions et selon la grille de contrôle issues de l’arrêt Guja (CEDH 12 févr. 2008, Guja c/ Moldova [GC], n° 14277/04), qui conduit la Cour à examiner six critères pour apprécier la nécessité de l’ingérence dans le droit à la liberté d’expression : l’existence d’autres moyens pour procéder à la divulgation, l’intérêt public présenté par les informations divulguées, l’authenticité de celles-ci, le préjudice causé à l’employeur, la bonne foi du lanceur d’alerte et la sévérité de la sanction.

La Grande chambre procède à l’application de ces critères à l’espèce, dans un contexte présentant trois « particularités » : la qualité d’employeur privé du cabinet d’audit, l’existence d’une obligation légale de respecter le secret professionnel pesant sur le salarié (venant s’ajouter au devoir général de loyauté caractérisant toute relation de travail) et l’existence de révélations antérieures aux divulgations imputables au requérant (§ 155). Au passage la Cour refuse de définir le « lanceur d’alerte », comme elle y était invitée par la requête, privilégiant, comme l’on pouvait s’y attendre, une approche in concreto (§ 156). Elle précise encore avec grande prudence que sa démarche, qui consiste à apprécier les modalités de mise en œuvre de la protection due aux lanceurs d’alerte par les juridictions internes, s’inscrit pleinement dans le principe de subsidiarité (§ 159 s.), et relève à cet égard que « les autorités nationales, et en particulier la Cour d’appel, se sont efforcées d’appliquer loyalement sa jurisprudence, laquelle a d’ailleurs servi de fondement à l’acquittement [de l’auditeur] en ce qui concerne les faits de remise de documents concernant les activités de PwC et les pratiques de l’administration fiscale luxembourgeoise, au journaliste […] ainsi que de restituer, de manière circonstanciée, les différentes étapes du raisonnement qu’elles ont suivi » (§ 166). 

Passant en revue les critères Guja et la manière dont ils ont été appliqués, il lui apparaît, à l’instar des juridictions internes, que la saisine des médias était bien la seule solution pour le requérant, que les informations divulguées étaient authentiques et que le requérant avait agi de bonne foi (et non dans un but intéressé ou malveillant). Sur les autres critères cependant, elle estime que « la cour d’appel s’est livrée à une interprétation trop restrictive de l’intérêt public que revêtaient les informations divulguées » et « n’a pas intégré, dans le second plateau de la balance, l’ensemble des effets dommageables de la divulgation en cause, mais s’est seulement attachée au préjudice subi par PwC » (§ 201), ceci justifiant qu’elle procède elle-même à la mise en balance des intérêts en présence. Notant « l’importance relative des informations divulguées, eu égard à leur nature et à la portée du risque s’attachant à leur révélation » et, en parallèle, « l’importance, à l’échelle tant nationale qu’européenne, du débat public sur les pratiques fiscales des multinationales auquel les informations divulguées par le requérant ont apporté une contribution essentielle », la Cour estime que l’intérêt public attaché à la divulgation de ces informations l’emportait sur l’ensemble des effets dommageables (§ 202). Enfin, sur la sévérité de la sanction, la Cour rappelle que le rôle du lanceur d’alerte doit être envisagé à l’aune du droit du public de recevoir des informations présentant un intérêt public et elle considère qu’en l’espèce « eu égard à la nature des sanctions infligées et à la gravité des effets de leur cumul [licenciement puis poursuites pénales ayant exposé le requérant médiatiquement et entraîné une condamnation], en particulier de leur effet dissuasif au regard de la liberté d’expression du requérant ou de tout autre lanceur d’alerte, lequel n’apparaît aucunement avoir été pris en compte par la Cour d’appel, […] la condamnation pénale du requérant ne peut être considérée comme proportionnée au regard du but légitime poursuivi » (§ 205). Elle en conclut, par douze voix contre cinq, que l’ingérence dans le droit du requérant à la liberté d’expression n’était pas nécessaire et qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

La démarche adoptée par la Grande chambre répond à plusieurs des critiques notamment adressées à la majorité par deux juges dissidents dans le cadre de l’arrêt de chambre, tenant notamment à l’approche trop segmentée dans la mise en œuvre de la grille d’analyse résultant de l’arrêt Guja (évoquant une approche restrictive et un arrêt régressif, v. aussi J.-P. Marguénaud, Chron. CEDH, Dalloz actualité, 6 juill. 2021). Ici la Grande chambre confronte directement l’intérêt public des informations divulguées au préjudice subi pour apprécier la mise en balance des intérêts en présence. Dans ce cadre, la Grande chambre fait d’ailleurs évoluer ces deux critères puisqu’elle précise que l’information n’a pas forcément à être « nouvelle et inconnue jusqu’alors » pour susciter un intérêt public et justifier une divulgation (ainsi, « la seule circonstance qu’un débat public sur les pratiques fiscales au Luxembourg était déjà en cours au moment où le requérant divulgua les informations litigieuses ne saurait en soi exclure que ces informations puissent, elles-aussi, présenter un intérêt public » ; § 184). Ensuite elle énonce que le préjudice à prendre en compte ne se limite pas au préjudice direct subi par l’employeur (en termes d’image et/ou de chiffre d’affaires) mais s’étend au préjudice subi par les clients de PwC, voire celui de la société (la propriété et le secret professionnel étant deux valeurs protégées par des dispositions pénales), même si, en l’espèce, « l’utilité sociale » de la révélation devait donc l’emporter sur le respect du secret professionnel (pour une critique, v. l’opinion dissidente des juges Ravarani, Mourou-Vikström, Chanturia et Sabato).

Le droit français a instauré une protection spécifique pour le lanceur d’alerte avec la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, dite « Sapin 2 ». La loi du 21 mars 2022 visant à améliorer la protection des lanceurs d’alerte est venue modifier ces dispositions et transposer la directive européenne du 23 octobre 2019 sur la protection des personnes qui signalent des violations du droit de l’Union. L’article 6 de la loi Sapin 2 (modifié) définit le lanceur d’alerte comme étant toute « personne physique qui signale ou divulgue, sans contrepartie financière directe et de bonne foi, des informations portant sur un crime, un délit, une menace ou un préjudice pour l'intérêt général, une violation ou une tentative de dissimulation d'une violation d'un engagement international régulièrement ratifié ou approuvé par la France, d'un acte unilatéral d'une organisation internationale pris sur le fondement d'un tel engagement, du droit de l'Union européenne, de la loi ou du règlement […] ». Et le Code pénal prévoit pour sa part que « N'est pas pénalement responsable la personne qui porte atteinte à un secret protégé par la loi, dès lors que cette divulgation est nécessaire et proportionnée à la sauvegarde des intérêts en cause, qu'elle intervient dans le respect des conditions de signalement définies par la loi et que la personne répond aux critères de définition du lanceur d'alerte prévus à l'article 6 de la loi no 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique. N'est pas non plus pénalement responsable le lanceur d'alerte qui soustrait, détourne ou recèle les documents ou tout autre support contenant les informations dont il a eu connaissance de manière licite et qu'il signale ou divulgue dans les conditions mentionnées au premier alinéa du présent article […] » (art. 122-9).

Références :

■ CEDH 12 sept. 2011, Palomo Sánchez et autres c/ Espagne [GC], n° 28955/06 AJDA 2012. 143, chron. L. Burgorgue-Larsen ; D. 2011. 2203, et les obs.

■ CEDH 12 févr. 2008, Guja c/ Moldova [GC], n° 14277/04 AJDA 2008. 978, chron. J.-F. Flauss.

 

Auteur :Sabrina Lavric


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