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Droit européen et de l'Union européenne
Affaire Real Madrid contre Le Monde : atteinte à la liberté de la presse
La décision espagnole condamnant une société de presse ayant diffusé des informations d’intérêt général au paiement de dommages-intérêts manifestement disproportionnés porte atteinte à la liberté d’expression (CDFUE, art. 11). Les juridictions françaises peuvent s’opposer à l’exécution d’une telle décision de justice en France en invoquant la clause d’ordre public (Règl. (CE) n° 44/2001, art. 34).
CJUE, grd. ch., 4 oct. 2024, Real Madrid, aff. n° C-633/22
Le journal Le Monde publie un article affirmant que les clubs sportifs Real Madrid et Fútbol Club Barcelona seraient liés à un réseau de dopage. Le Real Madrid et un membre de son équipe médicale démentent ces allégations et saisissent la justice espagnole pour atteinte à l'honneur. La justice espagnole condamne Le Monde et le journaliste à payer solidairement des dommages-intérêts d’une somme totale de 423 000 euros et ordonne l’exécution de l’arrêt en France.
Initialement, le tribunal de première instance a déclaré la décision de justice espagnole exécutoire. Toutefois, la Cour d’appel de Paris infirme les déclarations, et estime que ces décisions ne sauraient être exécutées en France. Selon la juridiction d’appel, le montant des dommages-intérêts serait excessif et porterait atteinte à la liberté de la presse. Les médias soumis au risque de subir de telles condamnations seraient dissuadés de participer à la discussion publique de sujets d’intérêt public. La gravité de l’atteinte à l’ordre public est qualifiée d’« inacceptable » justifiant l’application de la clause d’ordre public.
■ Clause d’ordre public
En vertu du règlement (CE) n° 44/2001, les États de l’Union européenne sont tenus de reconnaître (art. 33), et d’exécuter (art. 38) les décisions de justice rendues dans tout autre État membre. Il incomberait donc, en principe, aux juridictions françaises d’appliquer les décisions rendues en Espagne.
Cependant, le règlement prévoit une voie de recours (art. 43), devant être formée en principe dans un délai d’un mois après la signification de la déclaration. Un recours a en outre été formé dans cette affaire. Toutefois, la juridiction d’appel ne peut révoquer la déclaration que dans des cas limitatifs prévus par le règlement (art. 45). Cela inclut le cas où la décision serait manifestement contraire à l’ordre public de l’État concerné (art. 34, pt. 1). La Cour d’appel de Paris soulève la clause d’ordre public et s’oppose à l’exécution de la décision de justice.
Le Real Madrid forme un pourvoi en cassation contre cet arrêt. La Cour de cassation constate que l’affaire soulève des questions d’interprétation du droit de l’Union européenne et nécessite une question préjudicielle (v. Civ. 1re, 28 sept. 2022, n° 21-13.519 ; TFUE, art. 267) relative à l’interprétation de la clause d’ordre public et du droit fondamental à la liberté d’expression (CDFUE, art. 11).
■ Interprétation de l’article 34 et liberté d’expression
Le recours à cette clause n’est admis que si deux critères sont réunis. Une atteinte manifeste (1) doit être portée à un principe fondamental ou à une règle de droit essentielle (2), tel qu’un droit fondamental (pt. 40). La CJUE examine, concrètement, si l’exécution des décisions de justice aurait pour effet la violation manifeste d’un droit fondamental (pt. 44).
La liberté d’expression est protégée au titre de l’article 11 de la Charte des droits fondamentaux. Rappelons que les droits contenus par la Charte ont le même sens et la même portée que les droits correspondants garantis par la Conv. EDH (CDFUE, art. 53 § 3). De ce fait, la CJUE se réfère expressément à la jurisprudence de la CEDH (Conv. EDH, art. 10).
Elle rappelle que la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels de toute société démocratique. La presse, en particulier, joue un rôle fondamental et les garanties accordées à sa liberté ont « une importance particulière » (pt. 55). Il lui incombe de communiquer sur des questions d’intérêt général. Ces informations font l’objet d’une protection accrue : la liberté d’expression « ne laisse guère de place pour des restrictions dans le domaine (…) des questions d’intérêt général » (pts. 53). Les questions relatives au dopage dans le sport professionnel, tel qu’en l’espèce, relèvent de cette catégorie, (pt. 54, référence à CEDH 22 févr. 2007, Nikowitz et Verlagsgruppe News GmbH c/ Autriche, n° 5266/03).
Les personnes lésées par des propos diffamatoires doivent cependant disposer de la possibilité d’engager une action contre les atteintes à leur réputation. Une personne physique peut subir une atteinte à sa dignité humaine, contrairement à une personne morale. À ce titre, la protection de la réputation de la personne physique, membre de l’équipe médicale du Real Madrid, doit faire l’objet de considérations accrues. Aussi, les dommages-intérêts alloués doivent être proportionnés à l’atteinte. Il convient en particulier de « faire preuve de la plus grande prudence » si la sanction a un effet dissuasif, si celle-ci pourrait mener les individus à l’autocensure et entraver la couverture médiatique.
Eu égard le caractère d’intérêt général des questions soulevées, et le montant des dommages-intérêts, la juridiction de renvoi (juridiction ayant saisi la CJUE, soit la Cour de cassation) pourrait être amenée à constater que l’exécution des décisions de justice en France violerait manifestement la liberté d’expression. Si tel est le cas, il conviendra de ne limiter le refus d’exécution qu’aux parties manifestement disproportionnées des dommages-intérêts (pt. 73).
La CJUE répond à la question préjudicielle en affirmant que l’exécution d’un arrêt condamnant une société de presse ayant diffusé des informations d’intérêt général, au paiement de dommages-intérêts disproportionnés « aurait pour effet une violation manifeste de la liberté de la presse (…), et, ainsi, une atteinte à l’ordre public (…) » (pt. 74).
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