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[ 1 février 2023 ] Imprimer

Droit du travail - relations individuelles

Amélioration de l’indemnisation des victimes d’une faute inexcusable

Opérant un revirement de jurisprudence, l’Assemblée Plénière de la Cour de cassation entend se rapprocher de la position du Conseil d’État en décidant désormais que la rente d’incapacité ne répare pas le déficit fonctionnel permanent. Dès lors, les salariés d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle liée à une faute inexcusable de l’employeur pourront plus facilement obtenir réparation du préjudice causé par les souffrances physiques et morales.

Ass. plén., 20 janv. 2023, nos 20-23.673 P et n° 21-23.947 P

Dans les deux affaires examinées par l’Assemblée Plénière de la Cour de cassation, deux salariés ayant inhalé des poussières d’amiante dans le cadre de leur vie professionnelle décèdent des suites d’un cancer du poumon. Leurs ayants-droits agissent en reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur et obtiennent satisfaction. Toutefois ils rencontrent des difficultés pour obtenir réparation des souffrances physiques et morales subies par les victimes. En cause : une solution de la Cour de cassation interprétant la nature de la rente et conduisant à limiter leur indemnisation. Pour comprendre le revirement opéré par l’Assemblée Plénière, il convient de rappeler au préalable les règles applicables aux victimes d’accident du travail et de maladie professionnelle.

En principe, en cas d’accident du travail ou de maladie professionnelle, le salarié obtient automatiquement une réparation forfaitaire, versée par la sécurité sociale. Cette réparation couvre les prestations en nature, l’indemnisation de l’incapacité temporaire et, s’il demeure une incapacité permanente après consolidation, une rente. Toutefois, en cas de faute inexcusable de l’employeur, le salarié peut obtenir une majoration de sa rente et saisir les juridictions de sécurité sociale pour obtenir réparation d’autres préjudices. Selon l’article L. 452-3 du Code de la sécurité sociale, il s’agit du préjudice causé par les souffrances physiques et morales, les préjudices esthétiques et d’agrément et le préjudice résultant de la perte ou de la diminution de ses possibilités de promotion professionnelle. Le Conseil constitutionnel a été appelé à se prononcer sur ce dispositif d’indemnisation (décis. n° 2010-8 QPC du 18 juin 2010). Tout en validant le système forfaitaire, il a apporté une réserve d’interprétation importante en présence d’une faute inexcusable. Dans ce cas de figure, la victime doit pouvoir demander réparation de l’ensemble des dommages non couverts par le livre IV du Code de la sécurité sociale. Il ne s’agit toutefois toujours pas d’une indemnisation intégrale : il appartient au juge de faire la part entre les préjudices déjà réparés par la sécurité sociale (même partiellement) et les autres. Seuls ces derniers peuvent faire l’objet d’une action spécifique. Toute la difficulté consiste donc à identifier les préjudices déjà réparés par la rente en cas d’incapacité permanente. 

À cette question importante, le Conseil d’État a apporté une réponse claire : la rente répare exclusivement les pertes de gains professionnels et l’incidence professionnelle de l’incapacité, non un poste de préjudice personnel (CE 23 déc. 2015, n° 374628). À l’inverse, la chambre criminelle (Crim. 19 mai 2009, n° 08-82.666) et la seconde chambre civile de la Cour de cassation (Civ. 2e, 11 juin 2009, n° 07-21.768) considèrent que la rente indemnise à la fois la perte de gain professionnel futur (donc un préjudice professionnel patrimonial) mais aussi le déficit fonctionnel permanent, autrement dit les séquelles que la victime aura à vie (ainsi un préjudice personnel extrapatrimonial). Or les atteintes aux fonctions physiologiques mais aussi la douleur permanente, la perte de la qualité de vie au quotidien après consolidation, sont prises en compte au titre du déficit fonctionnel permanent (Civ. 2e, 28 mai 2009, n° 08-16.829).

En cas de faute inexcusable, la victime qui veut obtenir davantage que la rente doit donc démontrer qu’elle a subi un préjudice différent, non encore indemnisé au titre du déficit fonctionnel permanent (Civ. 2e, 28 févr. 2013, n° 11-21.015). Non seulement la preuve peut s’avérer extrêmement difficile à apporter mais plus largement, la lecture de la rente proposée par la Cour de cassation est juridiquement très discutable (v. M. Keim Bagot, « Rente AT-MP : une jurisprudence contra legem », Dr. soc. 2021. 93 ; G. Vachet, JCP S, 21 mai 2013, 1221). Aussi, certaines cours d’appel ont refusé de se plier à cette lecture. La cour d’appel de Nancy, appelée à statuer sur renvoi après cassation (Civ. 2e, 8 oct. 2020, n° 19-13.126) décide ainsi d’accorder 50 000 euros au titre du préjudice moral et 20 000 euros au titre du préjudice physique à une victime de l’amiante. Pour les juges du fond, la rente n’indemnisait pas les souffrances physiques et morales de ce salarié, âgé de 56 ans, qui après avoir appris qu’il avait un cancer du poumon, a dû subir des soins douloureux et vu se dégrader ses conditions de vie avant de décéder 6 mois plus tard. Un second pourvoi fut donc formé, impliquant la réunion de l’Assemblée plénière. Le second arrêt concerne une autre victime de l’amiante qui était à la retraite lors de la constatation de sa maladie professionnelle. Les juges du fond avaient cette fois appliqué la solution de la Cour de cassation. Estimant que la retraitée n’avait subi aucune perte de gain professionnel et que la rente indemnisait donc nécessairement le préjudice personnel du déficit fonctionnel permanent, ils rejetèrent la demande en réparation du préjudice causé par les souffrances physiques et morales.

Dans les deux arrêts, les Hauts magistrats prennent d’abord le temps d’expliquer comment se calcule la rente : il s’agit du salaire annuel multiplié par le taux d’incapacité. Il faut donc bien comprendre que ce mode de calcul ne tient pas compte des préjudices extrapatrimoniaux. Ils rappellent ensuite que l’objectif de la ligne jurisprudentielle jusqu’alors retenue est d’éviter des situations de double indemnisation. Mais au regard d’une part des difficultés des victimes à apporter la preuve que la rente n’indemnise pas déjà le préjudice qu’elles évoquent et d’autre part la position du Conseil d’État, la Cour décide d’opérer un revirement : la rente ne répare pas le déficit fonctionnel permanent. Il est donc désormais possible pour les juridictions, en cas de faute inexcusable, d’accorder beaucoup plus facilement une réparation des souffrances physiques et morales endurées par la victime.

Références :

■ Cons. const., 18 juin 2010, n° 2010-8 QPC

■ CE 23 déc. 2015, n° 374628

■ Crim. 19 mai 2009, n° 08-82.666 P : D. 2009. 1767 ; ibid. 1714, chron. P. Chaumont et E. Degorce ; ibid. 2010. 49, obs. P. Brun et O. Gout ; RTD civ. 2009. 545, obs. P. Jourdain.

■ Civ. 2e, 11 juin 2009, n° 07-21.768 P D. 2009. 1789, note P. Jourdain ; ibid. 2010. 49, obs. P. Brun et O. Gout ; ibid. 532, chron. J.-M. Sommer, L. Leroy-Gissinger, H. Adida-Canac et S. Grignon Dumoulin ; RTD civ. 2009. 545, obs. P. Jourdain.

■ Civ. 2e, 28 mai 2009, n° 08-16.829 P : D. 2009. 1606, obs. I. Gallmeister ; ibid. 2010. 49, obs. P. Brun et O. Gout ; RTD civ. 2009. 534, obs. P. Jourdain.

■ Civ. 2e, 28 févr. 2013, n° 11-21.015 P : D. 2013. 646 ; ibid. 2058, chron. H. Adida-Canac, R. Salomon, L. Leroy-Gissinger et F. Renault-Malignac ; ibid. 2658, obs. M. Bacache, A. Guégan-Lécuyer et S. Porchy-Simon ; Dr. soc. 2013. 658, obs. S. Hocquet-Berg ; RDSS 2013. 359, obs. M. Badel ; RTD civ. 2013. 383, obs. P. Jourdain.

■ Civ. 2e, 8 oct. 2020, n° 19-13.126 Dr. soc. 2021. 93, obs. M. Keim-Bagot.

 

Auteur :Chantal Mathieu

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