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Libertés fondamentales - droits de l'homme
Apologie du crime terroriste : limite à la liberté d’expression et au droit à l’humour
Fondée sur des motifs pertinents et suffisants et répondant à un besoin social impérieux, la condamnation pénale d’une personne ayant offert à son neveu de trois ans un tee-shirt comportant les inscriptions « je suis une bombe » et « Jihad, né le 11 septembre », constitue une ingérence nécessaire et légitime des magistrats français dans le droit du requérant à la liberté d’expression.
CEDH 2 sept. 2021, Z. B. c/ France, n° 46883/15
Dans cette affaire, le requérant se plaignait devant la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) d’avoir été pénalement condamné à deux mois d’emprisonnement avec sursis et 4000 euros d’amende pour apologie de crimes d’atteintes volontaires à la vie, sur le fondement des articles 23 et 24 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, après avoir offert à son neveu de 3 ans un tee-shirt que l’enfant avait porté à l’école maternelle en septembre 2012, portant les inscriptions « je suis une bombe » et « Jihad, né le 11 septembre ». Devant les instances nationales puis devant la CEDH, le requérant a argué du caractère humoristique des inscriptions litigieuses et fondé son action sur l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme.
La Cour rappelle que la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions essentielles de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Plus particulièrement, elle rappelle que le discours humoristique ou les formes d’expression qui cultivent l’humour sont protégés par l’article 10 de la Convention, lequel couvre non seulement les « informations » ou « idées » accueillies favorablement ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais également celles qui heurtent, provoquent ou transgressent (§ 52 ; v. cités par la Cour, CEDH, gr. ch., 15 oct. 2015, Perinçek c/ Suisse, n° 27510/08, § 196-197 ; CEDH, gr. ch., 13 juill. 2012, Mouvement raëlien suisse c/ Suisse, n° 16354/06, § 48 ; CEDH, gr. ch., 22 avr. 2013, Animal Defenders International c/ Royaume-Uni , n° 48876/08, § 100).
Cependant, à l’instar de toute liberté fondamentale, la liberté d’expression n’est pas absolue ; ainsi, le droit à l’humour, qui en découle, n’exonère-t-il pas celui qui en use de certains « devoirs et responsabilités ». Aussi bien, l’ingérence des autorités nationales dans le droit des citoyens à leur liberté d’expression peut-elle être, sous réserve de répondre à un « besoin social impérieux », légitime. A cet égard, la Cour observe qu’en l’espèce, tenant compte de l’intention humoristique dont se prévalait le requérant, la juridiction d’appel saisie a néanmoins considéré, après avoir procédé à une mise en balance des différents intérêts en présence, que les inscriptions litigieuses, affichées dans des circonstances spécifiques - peu de temps après des attentats ayant coûté la vie à des enfants dans une autre école et dans un contexte de menace terroriste avérée, ne pouvaient légitimement relever du droit à l’humour, reflétant une volonté délibérée de valoriser, sous prétexte de plaisanterie, des actes criminels présentés sous un angle favorable. Pour la Cour, le requérant ne pouvait, dans ce cadre, ignorer la résonance particulière – au-delà de la simple provocation ou du mauvais goût avancés – de telles inscriptions.
La Cour indique aussi que la circonstance que le requérant n’ait pas de liens avec une quelconque mouvance terroriste ou n’ait pas souscrit à une idéologie djihadiste ne saurait atténuer la portée du message litigieux. Elle retient en revanche celle liée à l’instrumentalisation d’un enfant de trois ans, porteur involontaire du message litigieux, et déduit de l’ensemble qui précède que les motifs retenus par les juridictions internes pour prononcer la condamnation du requérant, reposant sur la lutte contre l’apologie de la violence de masse, apparaissent à la fois « pertinents » et « suffisants » pour justifier l’ingérence litigieuse.
La Cour souligne à ce titre la prévalence du principe d’appréciation des instances nationales qui, par leurs contacts directs et constants avec les forces vives du pays, se révèlent mieux placées que le juge international pour se prononcer sur la « nécessité » d’une restriction à la liberté d’expression et, a fortiori, d’une sanction destinée à en réprimer les abus à l’effet de répondre aux buts légitimes qu’elles poursuivent.
Toutefois, la « nécessité » exigée implique un besoin social impérieux : de manière générale, la nécessité d’une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression doit se trouver établie de manière convaincante.
Il revient en premier lieu aux autorités nationales d’évaluer s’il existe un tel besoin susceptible de justifier cette ingérence et, à cette fin, celles-ci jouissent d’une certaine marge d’appréciation. Toutefois, celle-ci fait l’objet d’un contrôle opéré par les juges européens portant sur la proportionnalité des limitations prévues et des sanctions apportées. Dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la CEDH replace l’ingérence de l’État dans le contexte global entourant l’affaire soumise à son examen, notamment la teneur du message litigieux, l’espace particulier choisi pour sa diffusion et le contexte global dans lequel il s’inscrit. Aussi bien, il lui incombe de déterminer si la mesure incriminée est « proportionnée aux buts légitimes poursuivis » et si les motifs invoqués par les autorités internes pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ». Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents.
En l’espèce, à la lumière de l’ensemble des considérations qui précèdent, la Cour constate que la cour d’appel qui prononça la condamnation du requérant a veillé à apprécier sa culpabilité en se fondant sur les critères d’appréciation précités et après avoir procédé à une mise en balance des différents intérêts en présence. Elle juge les motifs retenus pour fonder sa condamnation du requérant à la fois « pertinents » et « suffisants » pour justifier l’ingérence litigieuse, en ce qu’ils répondaient à un besoin social impérieux établi. La Cour de cassation, statuant notamment à la lumière de l’avis de l’avocat général qui intégra également ces critères d’appréciation, a quant à elle avalisé celle-ci.
Partant, la Cour européenne ne voit en l’espèce aucun motif sérieux de substituer son appréciation à celle des instances nationales.
Enfin, elle rappelle que la nature et la lourdeur des peines infligées sont des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité d’une atteinte au droit à la liberté d’expression. À cet égard, elle observe que le prononcé d’une condamnation pénale constitue l’une des formes les plus graves d’ingérence dans le droit à la liberté d’expression que pour cette raison, les instances nationales doivent cantonner à des circonstances suffisamment graves pour le justifier.
En l’espèce, elle estime que dans les circonstances spécifiques de la présente affaire, le montant de l’amende prononcée et le sursis dont la peine de prison a été assortie restent proportionnés au but légitime poursuivi.
La Cour en conclut que l’ingérence litigieuse peut être vue comme une immixtion nécessaire dans une société démocratique, excluant ainsi la violation de l’article 10 de la Convention.
Références
■ CEDH, gr. ch., 15 oct. 2015, Perinçek c/ Suisse, n° 27510/08 : D. 2015. 2183, obs. G. Poissonnier ; Constitutions 2016. 113, chron. D. de Bellescize ; RSC 2015. 877, obs. J. Francillon ; ibid. 2016. 132, obs. J.-P. Marguénaud
■ CEDH, gr. ch., 13 juill. 2012, Mouvement raëlien suisse c/ Suisse, n° 16354/06 : AJDA 2013. 165, chron. L. Burgorgue-Larsen ; RFDA 2013. 576, chron. H. Labayle, F. Sudre, X. Dupré de Boulois et L. Milano
■ CEDH, gr. ch., 22 avr. 2013, Animal Defenders International c/ Royaume-Uni , n° 48876/08 : Dalloz actualité, 29 avr. 2013, obs. S. Lavric ; AJDA 2013. 1794, chron. L. Burgorgue-Larsen ; Légipresse 2013. 402.
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