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Introduction au droit
Application dans le temps d’une jurisprudence nouvelle : précisions sur la modulation a posteriori de ses effets pour l’avenir
En l’absence d’atteinte au principe de sécurité juridique et au droit à un procès équitable, l’application de la règle jurisprudentielle nouvelle selon laquelle la déclaration d’appel omettant de mentionner les chefs de jugement critiqués est sans effet dévolutif n’a pas à être différée dans le temps.
Civ. 2e, 26 oct. 2023, n° 21-23.012
À rebours des règles gouvernant l’application de la loi dans le temps, la jurisprudence est par principe rétroactive. Ce n’est que par exception qu’elle joue de façon prospective, c’est-à-dire pour l’avenir. Applicable aux solutions nouvelles dégagées par la jurisprudence, jusqu’aux revirements de jurisprudence à proprement parler, cette rétroactivité de principe met en péril les droits procéduraux fondamentaux des justiciables. En effet, lorsque le juge adopte une solution inédite ou change son interprétation de la loi par l’effet d’un revirement, il l’applique pour trancher le litige à l’occasion duquel cette jurisprudence nouvelle émerge, alors même qu’à la date de naissance du litige, une solution ancienne ou différente était admise. Ainsi la rétroactivité attachée à une jurisprudence nouvelle déjoue-t-elle généralement les prévisions légitimes des justiciables, qui avaient foi en l’état et la pérennité du droit jurisprudentiel antérieur. C’est pourquoi l’application rétroactive de la jurisprudence aux instances en cours est contestée. Dès 2004, le rapport sur les revirements de jurisprudence, issu du groupe de travail présidé par le professeur Nicolas Molfessis et remis au premier Président de la Cour de cassation, préconisa d’admettre les revirements pour l’avenir, dès lors que ces revirements ont des conséquences néfastes sur les justiciables dont ils trahissent les anticipations légitimes. Quelques mois avant la remise de ce rapport, la Cour de cassation avait d’ailleurs, pour pallier l’insécurité juridique inhérente à la rétroactivité, fait obstacle à la rétroactivité des revirements de jurisprudence (Civ. 2e, 8 juill. 2004, n° 01-10.426). Actuellement, les nombreux commentaires consécutifs à la récente décision de la Cour européenne des droits de l’homme s’étant prononcée le 9 octobre 2023 sur la rétroactivité de la fameuse jurisprudence Czabaj en contentieux administratif (CEDH, 9 nov. 2023, Legros et Autres c/ France, Req. 72173/17 ; CE, ass., 13 juill. 2016, n° 387763) contribuent à relancer le débat. Condamnant la France à l’unanimité, les juges européens ont en effet considéré que « l’application aux instances en cours de la nouvelle règle de délai de recours contentieux, qui était pour les requérants à la fois imprévisible, dans son principe, et imparable, en pratique, a restreint leur droit d’accès à un tribunal à un point tel que l’essence même de ce droit s’en est trouvée altérée » (§ 162). La procédure civile n’échappe pas aux interrogations que suscitent les dangers inhérents à une application rétroactive de la jurisprudence.
Ainsi, au cœur de l’affaire rapportée, la règle prétorienne adoptée par la deuxième chambre civile le 30 janvier 2020, selon laquelle l’absence d’indication dans la déclaration d’appel des chefs de jugement critiqués prive l’appel interjeté d’effet dévolutif, cette règle étant toutefois tempérée par la possibilité de régulariser l’appel par une nouvelle déclaration rectificative dans le délai imparti pour conclure au fond (Civ. 2e, 30 janv.2020, n° 18-22.528). En l’espèce, l’appelant avait régularisé, le 7 janvier 2019, sa déclaration d’appel, après avoir omis de préciser les chefs de jugement critiqués. La cour d’appel ne fit toutefois pas obstacle à son effet dévolutif, qui devait se déployer à la façon d’un appel général, soit pour la totalité du dispositif du jugement déféré. Devant la Cour de cassation se posa alors la question de savoir si le régime procédural issu de l’arrêt cardinal du 30 janvier 2020 était d’application immédiate à l’instance en cours. Renouvelant son refus de moduler a posteriori les effets de sa jurisprudence du 30 janvier 2020 (v. déjà, Civ. 2e, 17 mai 2023, n° 21-20.706), la deuxième chambre civile consacre l’applicabilité immédiate de ces règles de procédure aux instances en cours : « Ces règles encadrant les conditions d’exercice du droit d’appel dans les procédures avec représentation obligatoire qui résultent clairement des textes applicables, sont dépourvues d’ambiguïté et présentent un caractère prévisible. Leur application immédiate aux instances en cours ne porte pas atteinte au principe de sécurité juridique ni au droit à un procès équitable. Il n’y a, dès lors, pas lieu de différer les effets de celles-ci. » (§ 6).
En l’absence d’effet dévolutif de l’appel, la juridiction du second degré devait alors être considérée comme n’ayant été saisie d’aucune demande. La cassation est prononcée sans renvoi. Malgré ses conséquences drastiques, la solution laisse toutefois entrevoir la possibilité pour la Cour de cassation de moduler a posteriori les effets d’une jurisprudence antérieure. En effet, ce sont les circonstances propres à l’espèce qui ont conduit la Cour à refuser une modulation postérieure à son arrêt de 2020, ce refus n’étant donc pas de principe. La porte reste ouverte à une modulation a posteriori d’une jurisprudence nouvelle, mais à certaines conditions traditionnelles, dont celle liée à la prévisibilité de la nouvelle règle édictée.
Admission de la modulation a posteriori - On pourrait croire que la modulation n’est admise que dans l’hypothèse d’un revirement de jurisprudence. En vérité, elle s’étend au cas d’une jurisprudence simplement nouvelle (mais non constitutive d’un revirement), ce qui concerne la jurisprudence du 30 janvier 2020 dont la nouveauté s’est traduite par l’ajout une sanction (l’absence d’effet dévolutif) à celle jadis retenue en jurisprudence (nullité pour vice de forme). Ce qui n’exclurait pas de renoncer à sa rétroactivité si la Cour de cassation n’était pas récemment venue semer le trouble en faisant dépendre la modulation de son admission par le juge dans l’arrêt consacrant la règle nouvelle, donc à la date de son adoption, excluant ipso facto une modulation a posteriori. En effet, la Cour de cassation a refusé de renoncer à l’application rétroactive d’un revirement au seul motif qu’il n’avait été assorti d’aucun différé d’application au moment de son adoption (Civ. 2e, 20 oct. 2022, n° 21-20.692). Or, le 30 janvier 2020, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation n’a pas davantage fait le choix de la modulation. Pourtant, elle n’écarte pas ici aussi sèchement la possibilité d’une modulation a posteriori de sa propre jurisprudence, application différée qu’elle avait déjà, par le passé, plusieurs fois opérée (Civ. 2e, 8 déc. 2022, n° 21-14.144 ; Civ. 2e, 14 avr. 2022, n° 19-19.059 ; Civ. 1re, 28 mars 2012, n° 10-28.032 ; approuvant la modulation, Cass., ch. mixte, 18 mai 2007, n° 05-10.413). C’est qu’en l’espèce, son refus de moduler l’application de sa jurisprudence antérieure n’est pas le fruit d’une position de principe, mais le résultat d’une démonstration casuistique soutenant l’absence de nécessité, au cas présent, de différer dans le temps l’application des règles procédurales en cause. Ainsi confirme-t-elle, même implicitement, que sa jurisprudence puisse être modulée a posteriori, dissipant le doute qu’elle avait jeté par l’arrêt précité. Étant précisé que cette modulation concrète des effets de sa jurisprudence (inapplication au cas d’espèce) n’est pas exclusive d’une modulation abstraite (différé d’application général). Bien qu’elle soit exclue en l’espèce, la modulation reste donc possible dans le cas où celle-ci n’aura pas été prévue ab initio.
Si une jurisprudence nouvelle et non modulée au moment de son édiction peut faire l’objet d’une modulation ultérieure, l’admission de cette modulation a posteriori suppose néanmoins de satisfaire un certain nombre de conditions.
Conditions de la modulation a posteriori - Concernant les conditions de cette modulation ultérieure, la deuxième chambre civile rappelle les principes classiques de sécurité juridique et de confiance légitime, ainsi que les droits procéduraux fondamentaux que sont le droit à un procès équitable et le droit d’accès au juge qui en découle. Nul n’ignore que l’application immédiate de la jurisprudence nouvelle aux instances en cours est susceptible de les mettre en péril, notamment lorsque le justiciable a agi conformément à l’état apparent du droit antérieur, dont il ne pouvait anticiper l’évolution ou l’abandon, en cas de revirement. Tous les revirements ne sont pas concernés : seuls les revirements qui méconnaissent les anticipations légitimes des justiciables et ceux pour lesquels un impérieux motif d’intérêt général justifie de déroger à la rétroactivité sont susceptibles de déroger à la règle de la rétroactivité. Dans tous les cas, un contrôle de proportionnalité entre les avantages et les inconvénients qui résulteraient de la modulation doit être, au cas par cas, opéré (Civ. 1re, 6 avr. 2016, n° 15-10.552). En l’espèce, le refus de modulation a posteriori est justifié par l’univocité et la prévisibilité des règles issues de la jurisprudence du 30 janvier 2020, « qui résultent clairement des textes applicables ». Or la teneur des textes de procédure civile applicables invite à nuancer voire à contredire cette affirmation. En vérité, il est fort probable que ce soit l’arrêt du 30 janvier 2020 rendu sur le fondement de ces textes qui ait rendu ces derniers accessibles (v. en ce sens, Civ. 2e, 29 juin 2023, n° 22-14.432, § 11). Et rappelons qu’en l’espèce, l’appel avait été régularisé le 7 janvier 2019, soit un an avant l’adoption de cette jurisprudence nouvelle. Il semble ainsi que la Cour ait délibérément entendu fonder sa propre règle sur les textes de loi applicables pour refuser d’admettre que la nouvelle règle prétorienne n’était pas prévisible pour le justiciable, et refuser du même coup d’en différer l’application.
Quoiqu’il en soit, il convient de retenir que la modulation a posteriori d’une jurisprudence antérieure n’est possible que lorsque la règle jurisprudentielle qui en est issue n’était pas sérieusement prévisible avant son adoption.
Références :
■ Civ. 2e, 8 juill. 2004, n° 01-10.426 : D. 2004. 2956, note C. Bigot ; ibid. 2005. 247, chron. P. Morvan ; AJ pénal 2004. 411, obs. J. Leblois-Happe ; RTD civ. 2005. 176, obs. P. Théry
■ CEDH, 9 nov. 2023, Legros et Autres c/ France, Req. 72173/17
■ CE, ass., 13 juill. 2016, n° 387763 : AJDA 2016. 1479 ; ibid. 1629, chron. L. Dutheillet de Lamothe et G. Odinet ; AJFP 2016. 356, et les obs. ; AJCT 2016. 572, obs. M.-C. Rouault ; RDT 2016. 718, obs. L. Crusoé ; RFDA 2016. 927, concl. O. Henrard ; RTD com. 2016. 715, obs. F. Lombard
■ Civ. 2e, 30 janv.2020, n° 18-22.528 : D. 2020. 288 ; ibid. 576, obs. N. Fricero ; ibid. 1065, chron. N. Touati, C. Bohnert, S. Lemoine, E. de Leiris et N. Palle ; ibid. 2021. 543, obs. N. Fricero ; D. avocats 2020. 252, étude M. Bencimon ; RTD civ. 2020. 448, obs. P. Théry ; ibid. 458, obs. N. Cayrol
■ Civ. 2e, 17 mai 2023, n° 21-20.706
■ Civ. 2e, 20 oct. 2022, n° 21-20.692
■ Civ. 2e, 8 déc. 2022, n° 21-14.144
■ Civ. 2e, 14 avr. 2022, n° 19-19.059
■ Civ. 1re, 28 mars 2012, n° 10-28.032 : D. 2012. 2318 ; ibid. 2013. 324, obs. O. Boskovic, S. Corneloup, F. Jault-Seseke, N. Joubert et K. Parrot ; AJ fam. 2012. 561, obs. N. Nord ; RTD civ. 2012. 713, obs. J. Hauser
■ Cass., ch. mixte, 18 mai 2007, n° 05-10.413 : D. 2007. 1414, obs. A. Lienhard ; Rev. sociétés 2007. 620, note J.-F. Barbièri ; RTD com. 2007. 550, obs. M.-H. Monsèrié-Bon ; ibid. 597, obs. A. Martin-Serf
■ Civ. 1re, 6 avr. 2016, n° 15-10.552 : D. 2016. 841 ; ibid. 2017. 181, obs. E. Dreyer ; Légipresse 2016. 262 et les obs. ; RTD civ. 2017. 77, obs. P. Deumier ; ibid. 207, obs. P. Théry
■ Civ. 2e, 29 juin 2023, n° 22-14.432, § 11 : D. 2023. 1268
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