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Droit des successions et des libéralités
Application de la loi dans le temps des actes à cause de mort
L'article L. 116-4, alinéa 2, du code de l'action sociale et des familles, frappant les auxiliaires de vie d’une incapacité de recevoir des libéralités à titre gratuit ou testamentaire, ne saurait être appliqué à un legs établi par un testament rédigé à une date antérieure à l’entrée en vigueur de cette disposition.
Civ. 1re, 23 mars 2022, n° 20-17.663
La loi française permet à tout individu doté de capacité de transmettre librement ses biens aux personnes de son choix, que ce soit, de son vivant, par donation ou, après sa mort, par testament (sous forme de legs), à la seule condition de ne pas porter atteinte aux droits des héritiers réservataires prévus aux articles 912 et suivants du code civil. Cette liberté de transmission de tout ou partie de son patrimoine découle de la liberté de disposer librement de ses biens, composante du droit fondamental de propriété. Elle connaît toutefois des limites, dont les incapacités de recevoir à titre gratuit des donations et legs. Déjà restreintes par la loi qui en dresse une liste limitative, ces incapacités spéciales font en outre l’objet d’un contrôle judiciaire serré, tant sous l’angle de la protection du droit de propriété du disposant que sous celui du respect de sa volonté, telle qu’il l’a exprimée au jour de la rédaction de l’acte testamentaire. Tel est le double enseignement de la solution rapportée et de la portée qu’il convient de lui conférer.
Une personne décède le 22 janvier 2016, sans descendance. Par testament authentique du 17 décembre 2013, confirmé par codicille daté du 13 décembre 2014, le de cujus avait institué des légataires universels ainsi que différents légataires à titre particulier, parmi lesquels une auxiliaire de vie à domicile employée par le défunt. Des difficultés surviennent entre eux lors du règlement de la succession.
Pour dire les légataires universels déchargés de toute obligation de délivrance du legs au profit de l’auxiliaire de vie à domicile gratifiée, la cour d’appel de Paris :
1° fait application de l'article L. 116-4, alinéa 2, du code de l'action sociale et des familles dans sa version en vigueur au jour du décès du de cujus, qui interdisait aux « salariés mentionnés à l'article L. 7221-1 du code du travail accomplissant des services à la personne définis au 2° de l'article L. 7231-1 du même code » (l'assistance aux personnes âgées ou handicapées) de bénéficier des dispositions à titre gratuit entre vifs ou testamentaires faites en leur faveur.
2° retient qu'il résulte de cette loi que c’est à la date de la libéralité qu'il y a lieu de rechercher si le légataire avait une qualité l'empêchant, au jour du décès du testateur, de recevoir. Or après avoir relevé qu'à la date du testament authentique, l’intéressée était employée par le défunt en qualité d'auxiliaire de vie à domicile, elle en déduit que le legs à titre particulier consenti à son profit se heurte à l'interdiction résultant de ce texte.
Il est reproché aux juges du fond d’avoir jugé cette interdiction légale applicable à l’espèce alors que le legs consenti par des actes dressés le 17 décembre 2013 et le 1er avril 2014 « ne peut être régi par l'article L. 116-4 du code de l'action sociale et des familles issu de la loi n° 2015-1776 du 28 décembre 2015, entrée en vigueur postérieurement aux actes ».
L’arrêt d’appel est cassé au visa de l’article 2 du code civil selon lequel « la loi ne dispose que pour l'avenir et n'a point d'effet rétroactif ». Il en résulte notamment qu’« en statuant ainsi, alors qu'en l'absence de dispositions particulières, les actes juridiques sont régis par la loi en vigueur au jour où ils ont été conclus et qu'il ressortait de ses constatations qu'au jour de l'établissement du testament, l'article L. 116-4, alinéa 2, du code de l'action sociale et des familles n'était pas en vigueur, la cour d'appel a violé le texte susvisé ».
Quelle que soit la forme du testament, les légataires particuliers doivent demander la délivrance de leur legs pour entrer en possession du bien légué (C. civ., art. 1014). Encore faut-il qu’ils soient capables de recevoir, ce qui n’était pas le cas des personnes visées par l’article L. 116-4 précité. Leur incapacité de recevoir à titre gratuit, traduisant une incapacité de jouissance, s’analyse en une incapacité de défiance, fondée sur la suspicion de captation de biens par certains professionnels présumés coupables d’abus de vulnérabilité et/ou de dépendance du donateur, indépendamment de toute caractérisation de manœuvres dolosives de leur part. Le législateur a ainsi instauré une présomption irréfragable à l’endroit de certains professionnels empêchés, en raison de leur activité, de recevoir une libéralité de la part du bénéficiaire de leurs services.
Au cœur du litige, l’article L. 116-4 du code de l'action sociale et des familles fondant cette présomption, issu d’une loi du 28 décembre 2015, s’est toutefois heurté à la règle deux fois centenaire de l’article 2 du code civil selon laquelle les actes juridiques sont régis par la loi en vigueur au jour où ils ont été conclus, ainsi que le rappellent les Hauts magistrats. Valablement effectué sous l’empire de la loi ancienne, le legs testamentaire ne pouvait donc être invalidé par la loi nouvelle.
Cette solution ne relevait cependant de l’évidence. En effet, les actes à cause de mort soulèvent des difficultés propres d’application de la loi dans le temps liées au décalage chronologique suivant : passés du vivant de leur auteur, ils ne produisent leurs effets qu'au jour du décès de celui-ci. Pour déterminer la loi qui leur est applicable, la Cour de cassation fait le choix, respectueux des dernières volontés du défunt, de l’acte juridique (le testament), plutôt que celui du fait juridique (le décès). Partant, c’était la loi ancienne qui trouvait à s’appliquer en l’espèce (comp, Civ. 1re, 15 déc. 2010, n° 09-68.076, à propos d’une exclusion testamentaire du droit viager au logement du conjoint survivant effectuée antérieurement à la loi du 3 décembre 2001 ayant admis cette faculté d’exclusion ; la Cour rejoint les juges du fond sur le fait de voir appliquer les dispositions issues de la loi nouvelle à une disposition testamentaire rédigée antérieurement à son entrée en vigueur dès lors qu’elle elle ne lui était pas contraire et pouvait donc produire ses effets).
En effet, c’est par un testament authentique établi en 2013 que le de cujus avait, dans la présente espèce, légué certains de ses biens à son auxiliaire de vie, alors même que la loi frappant d’incapacité les personnes exerçant cette activité n’était pas encore entrée en vigueur. Conformément au principe de non-rétroactivité de la loi nouvelle, la Cour juge que seule la loi en vigueur à la date du legs testamentaire devait s’appliquer. Il en résultait donc que la loi permettant d'apprécier l'incapacité de recevoir par testament était celle en vigueur au jour de l'établissement de celui-ci. Ce n’est donc pas au jour du décès mais au jour de l’établissement de l’acte à cause de mort qu’il convient de se placer pour déterminer le texte applicable.
On observera enfin que le texte en cause a été abrogé par le Conseil constitutionnel dans une décision du 12 mars 2021, la déclaration d’inconstitutionnalité étant applicable à toutes les affaires non jugées définitivement à la date de sa décision (Cons. const., 12 mars 2021, n° 2020-888 QPC). Les Sages ont en effet considéré que le caractère général et absolu de l’interdiction qu’il fondait portait atteinte, de manière disproportionnée, au droit de propriété du disposant, la présomption irréfragable s’appliquant « même dans le cas où pourrait être apportée la preuve de l’absence de vulnérabilité ou de dépendance à l’égard de la personne qui l’assiste » (Cons. const., 12 mars 2021, n° 2020-888 QPC).
Ainsi les juges s’accordent-ils à garantir le respect de la volonté du disposant de gratifier les personnes de son choix, tant au nom de l’autonomie de sa volonté, justifiant la non-rétroactivité de la loi nouvelle au testament (en ce sens, v. not. Com. 15 juin 1962, Bull. III, n° 313, GAJ, 5-8), que de son droit fondamental de propriété, justifiant sa faculté retrouvée de désigner dans son testament les personnes l’assistant comme légataires particuliers de son patrimoine.
Références :
■ Civ. 1re, 15 déc. 2010, n° 09-68.076 : D. 2011. 578, note C. Pérès ; ibid. 1040, obs. J.-J. Lemouland et D. Vigneau ; ibid. 2624, obs. C. Bourdaire-Mignot, V. Brémond, M. Nicod et J. Revel ; AJ fam. 2011. 114, obs. F. Bicheron
■ Cons. const., 12 mars 2021, n° 2020-888 QPC : DAE, 9 avr. 2021, note Merryl Hervieu, D. 2021. 526, et les obs. ; ibid. 750, point de vue N. Reboul-Maupin ; ibid. 1257, obs. J.-J. Lemouland et D. Noguéro ; ibid. 1509, obs. Y. Strickler et N. Reboul-Maupin ; ibid. 2064, obs. S. Godechot-Patris ; AJ fam. 2021. 230, Pratique Diégo Pollet ; ibid. 231, Pratique J. Casey ; RDSS 2021. 455, note A. Niemiec ; RTD civ. 2021. 385, obs. A.-M. Leroyer ; ibid. 464, obs. M. Grimaldi
■ Com. 15 juin 1962, Bull. III, n° 313, GAJ, 5-8
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