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[ 17 avril 2012 ] Imprimer

Libertés fondamentales - droits de l'homme

Article 10 de la Conv. EDH : pas de droit « négatif » autonome à la liberté d’expression

Mots-clefs : Liberté d’expression, Condamnation pénale, Droit négatif, Liberté de ne pas communiquer

La condamnation pénale d’un professeur pour refus d'ouvrir l'accès à ses travaux de recherche ne porte pas atteinte à la Convention européenne des droits de l’homme.

Classiquement, le droit protégé par l’article 10 (liberté d’expression) de la Convention européenne des droits de l’homme s’entend comme un droit positif : celui de communiquer, de délivrer l’information. Le pendant négatif de ce droit — le droit de ne pas communiquer (en l’espèce des travaux de recherche) — est-il également protégé par la Convention ? Telle est la question à laquelle répond la Grande chambre de la CEDH dans son arrêt du 3 avril dernier.

Le requérant, professeur et directeur du département de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent à l’Université de Göteborg en Suède, a été responsable pendant plusieurs années d’un projet de recherche sur l’hyperactivité et le trouble déficitaire de l’attention chez les enfants. Pour mener à bien sa recherche, il avait promis une confidentialité absolue aux patients et à leurs familles. Il a été condamné pénalement pour abus de fonction commis en tant que fonctionnaire, du fait de son refus de se conformer à deux arrêts d’une juridiction administrative qui avaient autorisé deux chercheurs, une sociologue et un pédiatre, à consulter, sous certaines conditions spécifiques, ses travaux de recherche. Il se plaignait que sa condamnation pénale emportait violation de ses droits découlant des articles 8 (droits au respect de la vie privée et familiale) et 10 de la Convention européenne des droits de l’homme.

Dans un arrêt du 2 novembre 2010, la Chambre avait décidé de ne pas trancher les questions soulevées quant à savoir si le grief du requérant relevait de l’article 10 et s’il y avait eu atteinte au droit de l’intéressé à la liberté d’expression. Sur ce dernier sujet, elle a en effet considéré que, même à supposer qu’il y eût eu pareille atteinte, il n’y avait pas eu violation de la disposition invoquée.

L’appréciation de la Grande chambre sur le point de savoir si le chercheur avait le droit, en vertu de l’article 10, de refuser de divulguer les travaux de recherche en cause, est sensiblement différente.

L’existence en soi, d’un droit « négatif » protégé par l’article 10 n’est pas exclue par les juges européens. La Commission avait ainsi estimé dans l’affaire Strohal c. Autriche que « le droit à la liberté d’expression impliqu[ait] aussi la garantie d’un “ droit négatif ” de ne pas être obligé de s’exprimer, c’est-à-dire de garder le silence ». Néanmoins, il ne peut s’agir d’un droit « négatif » autonome à la liberté d’expression, la reconnaissance d’un tel droit devant être examinée au cas par cas.

Or, en l’espèce, la Cour souligne que les éléments du dossier de recherche n’étaient pas la propriété du chercheur mais celle de son employeur public — l’Université — et que, celui-ci avait refusé de se conformer aux arrêts définitifs de la cour administrative d’appel accordant aux deux chercheurs, sous certaines conditions protectrices de l’intérêt des individus concernés par l’étude, l’accès aux éléments du dossier de recherche. Elle en déduit d’une part, que la reconnaissance d’un droit négatif à la liberté d’expression « irait à l’encontre du droit de propriété de l’université » et d’autre part que « pareille conclusion porterait atteinte aux droits [des chercheurs], découlant de l’article 10 et reconnus par la cour administrative d’appel, de recevoir des informations par le biais de la consultation des documents publics en question, ainsi qu’à leurs droits résultant de l’article 6 d’obtenir l’exécution des arrêts définitifs de la cour administrative d’appel. La reconnaissance d’un droit négatif irait ici à l’encontre du versant positif de l’article 10 en tant que celui-ci protège le libre échange des opinions et des idées ! La recherche scientifique suppose, pour sa crédibilité, de connaître les éléments et méthodes utilisés par les chercheurs pour parvenir à leurs conclusions.

Signalons que sous l’angle de l’article 8 et de la question de savoir si la condamnation pénale du requérant pour abus de fonction s’analyse en une ingérence dans sa « vie privée », la décision de la Cour s’inscrit dans la lignée de sa jurisprudence. En effet, elle rappelle qu’une personne ne peut invoquer l’article 8 pour se plaindre d’une atteinte à sa réputation qui résulterait de manière prévisible de ses propres actions, telle une infraction pénale. La Cour relève, notamment, que les répercussions de la condamnation sur les activités professionnelles de l’intéressé n’ont pas excédé les conséquences prévisibles de l’infraction pénale à l’origine de sa condamnation : le requérant a conservé son poste de professeur et directeur du département !

En définitive, la Grande chambre considère que le professeur ne saurait se fonder sur l’article 8 pour se plaindre de sa condamnation pénale, ni invoquer un droit « négatif » à la liberté d’expression, celui de ne pas délivrer une information, sous l’angle de l’article 10.

CEDH, gde ch., 3 avr. 2012, aff. Gillbert c. Suède, requête n°41723/06

Références

■ Convention européenne des droits de l’homme

Article 8 - Droit au respect de la vie privée et familiale

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

Article 6 - Droit à un procès équitable

« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. Le jugement doit être rendu publiquement, mais l’accès de la salle d’audience peut être interdit à la presse et au public pendant la totalité ou une partie du procès dans l’intérêt de la moralité, de l’ordre public ou de la sécurité nationale dans une société démocratique, lorsque les intérêts des mineurs ou la protection de la vie privée des parties au procès l’exigent, ou dans la mesure jugée strictement nécessaire par le tribunal, lorsque dans des circonstances spéciales la publicité serait de nature à porter atteinte aux intérêts de la justice.

2. Toute personne accusée d’une infraction est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie.

3. Tout accusé a droit notamment à :

a) être informé, dans le plus court délai, dans une langue qu’il comprend et d’une manière détaillée, de la nature et de la cause de l’accusation portée contre lui ;

b) disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense ;

c) se défendre lui-même ou avoir l’assistance d’un défenseur de son choix et, s’il n’a pas les moyens de rémunérer un défenseur, pouvoir être assisté gratuitement par un avocat d’office, lorsque les intérêts de la justice l’exigent ;

d) interroger ou faire interroger les témoins à charge et obtenir la convocation et l’interrogation des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge ;

e) se faire assister gratuitement d’un interprète, s’il ne comprend pas ou ne parle pas la langue employée à l’audience. »

Article 10- Liberté d’expression

1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière.

Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire.

■ CEDH 7 avr. 1994, Strohal c. Autriche, no 20871/92.

 

Auteur :C. L.

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